Jean-Pierre Siméon (1950 -) : Lettre à la femme aimée au sujet de la mort (XX – XXV)
Lettre à la femme aimée
au sujet de la mort
(XX- XXV)
XX
Je veux te dire cette sorte de secret
qu’on ne lit qu’en soi loin
derrière les paupières fermées
longtemps après que sur le cercueil
se sont refermés les lieux du jour
tes morts ne sont qu’à toi
toi seule sais leur nom véritable
celui qu’on n’écrit pas aux registres
parce qu’il n’est signe dans nulle langue humaine
et qu’il n’est pas d’oreilles
pour la voix qui le dit
toi seule les vois tes morts
hors de leur visage de cendres
et les vois sans faillir dans l’absence même
toi seule l’ombre plus claire dans l’ombre
où leur regard paraît
et l’exacte main de douceur sur ton front
pareille au flux des herbes dans la brise
toi seule la reconnais
qui n’est pas de la matière des songes
ni comme le souvenir appariée au désert
toi seule sais
la douceur des morts qui t’appartiennent
car tu es née de leur douceur
et tu prolonges dans chacun de tes gestes
la douceur qui fut le pli heureux de leur vie
à tes yeux désormais
de voir clair dans la transparence
que fait leur disparition
à toi de comprendre dans la vie requise
l’effacement et le soleil unanimes
ta joie volontaire
et la beauté sans volonté des choses
comme endormis tes morts rêvent à ton côté
tu ne guériras pas de leur nuit
mais tu accompliras
comme l’île continuant la terre où elle n’est plus
leur part perdue
car fille de tes morts
tu es ce qu’ils ignoraient d’eux-mêmes
XXI
Mon langage est la mort même
la parole mâche le vide
et la bouche mâchant les mots
passée la frêle saveur du sens
s’écoeure bientôt du rien qu’ils délivrent
un poème est colère ou mélancolie
et l’on n’écrit que pour nouer une détresse à l’autre
et cependant mon aimée c’est par le poème
que je t’écris
à toi dont le sourire pour survivre à la peine
voulait jaillir de la nuit refusée
j’écris la tête sur ton épaule
contre notre silence
parce que les mots sans miracle
ont enfin ce seul pouvoir de renouer
quand le monde autour de nous trop vaste se défait
et que se desserrent nos liens
d’avec les êtres et les choses
la parole du moins serait un lieu
d’où l’on peut partir et à soi revenir
comme s’il y avait un centre dans le vent
comme si au cœur du ciel friable à l’infini
était un ciel plus dense
tenu par un regard aimant
or voici mon aimée le poème
il est preuve de la mort
et redouble la perte
mais dans la nuit ouverte et sans remède
il est la chambre plus lent
où à l’écart de nos vies confuses
et contre le temps
nous sommes ensemble la fièvre et le repos
XXII
A quoi bon mettre des fleurs sur les os
des morts
et faut-il qu’on s’agenouille autrement
qu’en soi-même
seul à seul
avec la face injuriée
de ceux que nous aimions?
et que peut l’ivre compassion du prêtre
pour notre âme battue des ombres
elle qui cherche un silence
où se blottir ?
allons qu’on nous laisse errer
dans les larmes
et que le seul rite soit celui de l’enfant
qui chaque nuit recrie la douleur
peinte sur les murs
et seule entre nous une prière singulière
main tendue vers le visage
et qu’elle soit la main caressante
et qu’il soit le visage la chaleur
qui supplée aux visages retirés du jour
je t’aime dit le ciel effaré
à l’arbre dressé sur l’abîme
et c’est la loi du sentiment
que d’être ainsi le lien
entre la sève et la stupeur des branches
la mort est le partage précis de l’obscur
mais partage elle est comme on séparerait
la tête et l’aile d’un oiseau
et donc mon amour ceux que nous aimions
ont emporté en mourant la moitié du chagrin
et donc mensonges
que ces fleurs versées sur les morts
seul le baiser que nous nous donnons
en secret dans les larmes
nous rend la part absente des larmes
seul à seul tous deux
donnant à l’autre moitié du vide
la réponse du vivant
XXIII
Devant toi qui pleurais discrète à la fenêtre
parce que tout ton désir ni ta menace au ciel
n’avaient pu gagner un jour ô fut-ce un jour encore
pour qu’une vie ne débordât sa vie
d’un dernier sourire entier
devant toi le ciel sans doute tendait ses paumes
et toi la douce devant lui
avec violence tu disparaissais
jamais plus pensais-tu
je n’arracherai une joie pure
au ventre du monde
et jamais plus la courbe
d’un sommeil épris du matin
ni garder sur le chemin des montagnes
cette attente juvénile de la chanson
qui vient comme une grande neige ivre
dans le souffle
et moi j’aimais douloureusement ta colère muette
pareille en devenir à l’hymne de grande tempête
qui affermit le cœur des amants
et débarrasse la réalité
de ses magies molles
tu n’étais pas comme d’autres
qui se font gardiens de leur anges
je t’aimais de te voir par courage frémir
rejetant l’aube doucereuse
servante en cheveux prête au lavement des pieds
et aux parfums
je te savais déjà hors de ta solitude
dans les dangers neufs
du matin
qui fait le regard envahi
mais libre
et les mains disposées déjà
dans leur souffrance
à toute bonté à toute insoumission
comme sont les fontaines subsistant dans le feu
XXIV
Rien n’est plus beau
qu’un amour qui ne se croit pas immortel
qui a la souple respiration du voilier
endormant la vague
prodige oui mais qui se sait tributaire
d’un vent si incertain
qu’il voudrait d’un seul déploiement de son erre
boire toute une nuit d’étoiles et de lune pleine
un amour comme une joie d’enfance
grandie de sa fin trop proche
et qui se tient timide au faîte de l’instant
nid d’hirondelle
dans le noir
ah ce n’est pas cela
un amour de légende
qui se targue des mélancolies
et geint à genoux
sous la couronne des roses
toi mon aimée demeure princière en ton rire
chaque matin devant ta mort et ma mort
sois libre et fière et ferme
car il suffit de la caresse d’un rire
pour que tout en nous se recompose
et que soit le monde uniment
sous nos mains le passage et la durée
la nudité d’une âme dans la douceur du corps
nous mourons mon amour sans rien perdre
et nous séjournons visages étonnés
dans l’instant qui nous prolonge
et fait de nos gestes les plus simples
- baiser murmure épaule lente –
un feu dormant
demeurant mon aimée
fût-ce au cour d’un sanglot silencieux
une joie ouverte
sommet de l’éclair
rire et bonté persistant
dans la disparition
XXV
Ma bien-aimée je ne te parlerai pas de ma mort
tu l’as connue déjà
il faudra bien
que nous ayons une épaule pour deux
et l’appuyer à la hauteur du ciel
quand le vide adviendra
il faudra bien sortir de la douleur
pour que nous nous retrouvions
vois depuis que nous fûmes
l’un à l’autre
un langage sensible
et que nos lèvres retinrent du chant
le bonheur inexprimé des choses
il n’y eut plus ni dates
ni temps compté
cette angoisse de peu
qui pèse les cailloux dans la poche
et mesure la béance sous l’aile de l’oiseau
ma bien-aimée ma mort est déjà d’hier
tu as franchi le cri une première fois
nous sommes du plein été
non aveugles
mais puisant la lumière
à des sources plus humaines
derrière le ciel de chaque instant
dans l’eau première de nos nuits
il n’y a pas lieu d’imaginer
les formes de l’absence
que ton sein frissonne sous mes mains
et depuis longtemps déjà
le frisson a compris
le froid sous la chaleur
ma bien-aimée le danger n’a rien d’obscur
et ton amour n’est pas terre d’abandon
ni ta pensée une eau qui fuit la mer
et du premier jour au centre de notre miracle
nos doigts ont touché la meurtrissure
au bord du jour tes larmes
inlassables
rendront leur cœur
à ceux qui t’aiment
il n’y a pas lieu de s’incliner sur le mort
les dieux tombent avec le vent
ton sourire lui t’élève
à jamais
Lettre à la femme aimée au sujet de la mort
Cheyne éditeur, 2006
Du même auteur :
« Avant que d’avancer puissamment dans la nuit… » (14/07/2014)
Lettre à la femme aimée au sujet de la mort (I – VI) (14/07/2015)
« Rien n’est plus beau… » (14/07/2016)
Où passent des secrets (14/07/2017)
« ma prière... » (14/07/2018)
Lettre à la femme aimée au sujet de la mort (VII – XII) (17/07/2021)
Lettre à la femme aimée au sujet de la mort (XIII – XIX) (17/07/2022)