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Le bar à poèmes
17 juillet 2023

Jean-Pierre Siméon (1950 -) : Lettre à la femme aimée au sujet de la mort (XX – XXV)

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Lettre à la femme aimée

au sujet de la mort

(XX- XXV)

 

XX

Je veux te dire cette sorte de secret

qu’on ne lit qu’en soi loin

derrière les paupières fermées

longtemps après que sur le cercueil

se sont refermés les lieux du jour

 

tes morts ne sont qu’à toi

 

toi seule sais leur nom véritable

celui qu’on n’écrit pas aux registres

parce qu’il n’est signe dans nulle langue humaine

et qu’il n’est pas d’oreilles

pour la voix qui le dit

 

toi seule les vois tes morts

hors de leur visage de cendres

et les vois sans faillir dans l’absence même

toi seule l’ombre plus claire dans l’ombre

où leur regard paraît

et l’exacte main de douceur sur ton front

pareille au flux des herbes dans la brise

toi seule la reconnais

qui n’est pas de la matière des songes

ni comme le souvenir appariée au désert

 

toi seule sais

la douceur des morts qui t’appartiennent

car tu es née de leur douceur

et tu prolonges dans chacun de tes gestes

la douceur qui fut le pli heureux de leur vie

à tes yeux désormais

de voir clair dans la transparence

que fait leur disparition

à toi de comprendre dans la vie requise

l’effacement et le soleil unanimes

ta joie volontaire

 

et la beauté sans volonté des choses

 

comme endormis tes morts rêvent à ton côté

tu ne guériras pas de leur nuit

mais tu accompliras

comme l’île continuant la terre où elle n’est plus

leur part perdue

car fille de tes morts

tu es ce qu’ils ignoraient d’eux-mêmes

 

XXI

Mon langage est la mort même

la parole mâche le vide

et la bouche mâchant les mots

passée la frêle saveur du sens

s’écoeure bientôt du rien qu’ils délivrent

 

un poème est colère ou mélancolie

et l’on n’écrit que pour nouer une détresse à l’autre

 

et cependant mon aimée c’est par le poème

que je t’écris

à toi dont le sourire pour survivre à la peine

voulait jaillir de la nuit refusée

 

j’écris la tête sur ton épaule

contre notre silence

parce que les mots sans miracle

ont enfin ce seul pouvoir de renouer

quand le monde autour de nous trop vaste se défait

et que se desserrent nos liens

d’avec les êtres et les choses

 

la parole du moins serait un lieu

d’où l’on peut partir et à soi revenir

comme s’il y avait un centre dans le vent

comme si au cœur du ciel friable à l’infini

était un ciel plus dense

tenu par un regard aimant

 

or voici mon aimée le poème

il est preuve de la mort

et redouble la perte

 

mais dans la nuit ouverte et sans remède

il est la chambre plus lent

où à l’écart de nos vies confuses

et contre le temps

nous sommes ensemble la fièvre et le repos

 

XXII

A quoi bon mettre des fleurs sur les os

des morts

et faut-il qu’on s’agenouille autrement

qu’en soi-même

seul à seul

avec la face injuriée

de ceux que nous aimions?

 

et que peut l’ivre compassion du prêtre

pour notre âme battue des ombres

elle qui cherche un silence

où se blottir ?

 

allons qu’on nous laisse errer

dans les larmes

et que le seul rite soit celui de l’enfant

qui chaque nuit recrie la douleur

peinte sur les murs

 

et seule entre nous une prière singulière

main tendue vers le visage

et qu’elle soit la main caressante

et qu’il soit le visage la chaleur

qui supplée aux visages retirés du jour

 

je t’aime dit le ciel effaré

à l’arbre dressé sur l’abîme

et c’est la loi du sentiment

que d’être ainsi le lien

entre la sève et la stupeur des branches

 

la mort est le partage précis de l’obscur

mais partage elle est comme on séparerait

la tête et l’aile d’un oiseau

et donc mon amour ceux que nous aimions

ont emporté en mourant la moitié du chagrin

 

et donc mensonges

que ces fleurs versées sur les morts

seul le baiser que nous nous donnons

en secret dans les larmes

nous rend la part absente des larmes

 

seul à seul tous deux

donnant à l’autre moitié du vide

la réponse du vivant

 

XXIII

Devant toi qui pleurais discrète à la fenêtre

parce que tout ton désir ni ta menace au ciel

n’avaient pu gagner un jour ô fut-ce un jour encore

pour qu’une vie ne débordât sa vie

d’un dernier sourire entier

 

devant toi le ciel sans doute tendait ses paumes

et toi la douce devant lui

avec violence tu disparaissais

 

jamais plus pensais-tu

je n’arracherai une joie pure

au ventre du monde

et jamais plus la courbe

d’un sommeil épris du matin

ni garder sur le chemin des montagnes

cette attente juvénile de la chanson

qui vient comme une grande neige ivre

dans le souffle

 

et moi j’aimais douloureusement ta colère muette

pareille en devenir à l’hymne de grande tempête

qui affermit le cœur des amants

et débarrasse la réalité

de ses magies molles

 

tu n’étais pas comme d’autres

qui se font gardiens de leur anges

je t’aimais de te voir par courage frémir

rejetant l’aube doucereuse

servante en cheveux prête au lavement des pieds

et aux parfums

 

je te savais déjà hors de ta solitude

dans les dangers neufs

du matin

qui fait le regard envahi

mais libre

 

et les mains disposées déjà

dans leur souffrance

à toute bonté à toute insoumission

comme sont les fontaines subsistant dans le feu

 

XXIV

Rien n’est plus beau

qu’un amour qui ne se croit pas immortel

qui a la souple respiration du voilier

endormant la vague

prodige oui mais qui se sait tributaire

d’un vent si incertain

qu’il voudrait d’un seul déploiement de son erre

boire toute une nuit d’étoiles et de lune pleine

 

un amour comme une joie d’enfance

grandie de sa fin trop proche

et qui se tient timide au faîte de l’instant

 

nid d’hirondelle

dans le noir

 

ah ce n’est pas cela

un amour de légende

qui se targue des mélancolies

et geint à genoux

sous la couronne des roses

 

toi mon aimée demeure princière en ton rire

chaque matin devant ta mort et ma mort

sois libre et fière et ferme

car il suffit de la caresse d’un rire

pour que tout en nous se recompose

et que soit le monde uniment

sous nos mains le passage et la durée

la nudité d’une âme dans la douceur du corps

 

nous mourons mon amour sans rien perdre

et nous séjournons visages étonnés

dans l’instant qui nous prolonge

et fait de nos gestes les plus simples

- baiser murmure épaule lente –

un feu dormant

 

demeurant mon aimée

fût-ce au cour d’un sanglot silencieux

une joie ouverte

sommet de l’éclair

rire et bonté persistant

dans la disparition

 

XXV

Ma bien-aimée je ne te parlerai pas de ma mort

tu l’as connue déjà

 

il faudra bien

que nous ayons une épaule pour deux

et l’appuyer à la hauteur du ciel

quand le vide adviendra

 

il faudra bien sortir de la douleur

pour que nous nous retrouvions

 

vois depuis que nous fûmes

l’un à l’autre

un langage sensible

et que nos lèvres retinrent du chant

le bonheur inexprimé des choses

il n’y eut plus ni dates

ni temps compté

cette angoisse de peu

qui pèse les cailloux dans la poche

et mesure la béance sous l’aile de l’oiseau

 

ma bien-aimée ma mort est déjà d’hier

tu as franchi le cri une première fois

nous sommes du plein été

non aveugles

mais puisant la lumière

à des sources plus humaines

derrière le ciel de chaque instant

dans l’eau première de nos nuits

 

il n’y a pas lieu d’imaginer

les formes de l’absence

que ton sein frissonne sous mes mains

et depuis longtemps déjà

le frisson a compris

le froid sous la chaleur

ma bien-aimée le danger n’a rien d’obscur

et ton amour n’est pas terre d’abandon

ni ta pensée une eau qui fuit la mer

et du premier jour au centre de notre miracle

nos doigts ont touché la meurtrissure

 

au bord du jour tes larmes

inlassables

rendront leur cœur

à ceux qui t’aiment

 

il n’y a pas lieu de s’incliner sur le mort

 

les dieux tombent avec le vent

 

ton sourire lui t’élève

à jamais

 

 

Lettre à la femme aimée au sujet de la mort

Cheyne éditeur, 2006 

Du même auteur :

« Avant que d’avancer puissamment dans la nuit… » (14/07/2014)

Lettre à la femme aimée au sujet de la mort (I – VI) (14/07/2015)

« Rien n’est plus beau… » (14/07/2016)

Où passent des secrets (14/07/2017)

« ma prière... » (14/07/2018)

Lettre à la femme aimée au sujet de la mort (VII – XII) (17/07/2021)

Lettre à la femme aimée au sujet de la mort (XIII – XIX) (17/07/2022)

 

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