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Le bar à poèmes
17 février 2016

Octavio Paz (1914 - 1998) : Pierres de soleil / Piedra de sol

 

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Pierres de soleil

 

 

                                                                 La Treizième revient... C’est encor la première,

                                                  Et c’est toujours la Seule – ou c’est le seul moment :

                                                  Car tu es Reine, ô Toi, la première ou dernière ?

                                                 Es-tu Roi, toi le seul ou le dernier amant ?...

                                                                                                                             GERARD DE NERVAL (Artémis).

 

 

un saule de cristal, un peuplier d’eau,

un haut jet d’eau arqué par le vent,

un arbre bien planté quoique dansant,

un cheminement de rivière qui s’incurve,

avance, recule, vire

et arrive toujours : 

                              une démarche paisible

d’étoile ou de printemps sans hâte,

eau les paupières fermées

dont sourdent toute la nuit des prophéties,

présence unanime en houle,

vague après vague jusqu’à tout recouvrir,

verte souveraineté sans crépuscule

comme l’éblouissement des ailes

lorsqu’elle s’ouvrent en plein ciel,

 

un cheminement entre la broussaille

des jours futurs et le funeste

éclat du malheur pareil à l’oiseau

qui pétrifie le bois de son chant

et les félicités imminentes

entre les branches qui s’évanouissent,

heures de lumière que becquettent déjà les oiseaux,

présages qui s’échappent entre les doigts, 

 

une présence comme un chant soudain,

comme le vent chantant dans l’incendie,

un regard qui maintient suspendu

le monde avec ses mers et ses montagnes,

corps de lumière filtré par une agate,

jambes de lumière, ventre de lumière, baies,

roc solaire, corps couleur de nuage,

couleur de jour rapide qui saute,

l’heure scintille et prend corps,

le monde est maintenant visible dans ton corps,

il est transparent dans ta transparence,

 

je vais entre les galeries de sons,

je flue entre les présences résonnantes,

comme un aveugle je vais à travers les transparences,

un reflet m’efface, je nais dans un autre,

ô forêt de piliers enchantés,

sous les arcs de la lumière je pénètre

dans les corridors d’un automne diaphane,

 

je vais par ton corps comme par le monde,

ton ventre est une place ensoleillée,

 tes seins deux églises où le sang

célèbre ses mystères parallèles,

mes regards te couvrent comme de lierre,

tu es une ville que la mer assiège,

une muraille que la lumière divise

en deux moitiés couleur de pêche,

un lieu de sel, de roc et d’oiseaux

sous la loi de midi recueilli,

 

vêtue de la couleur de mes désirs

comme ma pensée tu vas nue,

je vais par tes yeux comme dans l’eau,

les tigres boivent du rêve à ces yeux,

le colibri se brûle à ces flammes,

je vais par ton front comme sur la lune,

comme le nuage par ta pensée,

je vais suivant ton ventre comme dans tes rêves,

 

ta jupe de maïs ondule et chante,

ta jupe de cristal, ta jupe d’eau,

tes lèvres, tes cheveux, tes regards,

tu es pluie toute la nuit, tout le jour

tu ouvres ma poitrine avec tes doigts d’eau,

tu fermes mes yeux avec ta bouche d’eau,

sur mes os tu fais la pluie, dans ma poitrine

un arbre liquide plonge ses racines d’eau,

 

Je vais par ta taille comme par une rivière,

je vais par ton corps comme dans un bois,

comme dans la montagne, sur un sentier

qui aboutit soudain à un abîme,

je vais par tes pensées effilées

et à la sortie de ton front blanc

mon ombre précipitée se brise

je recueille mes fragments un à un

et je continue sans corps, je cherche à tâtons,

 

 corridors sans fin de la mémoire,

portes ouvertes sur un salon vide

où pourrissent sous les étés,

les bijoux de la soif brillent au fond,

visage évanoui dès que je m’en souviens,

main qui se défait si je la touche,

chevelures d’araignées en tumulte

sur des sourires de jadis,

 

à la sortie de mon front, je cherche,

je cherche sans trouver, je cherche un instant,

un visage d’éclair et d’orage

courant entre les arbres nocturnes,

visage de pluie dans un jardin de ténèbres,

eau tenace qui coule à mon côté,

 

je cherche sans trouver, j’écris dans la solitude,

il n’y a personne, le jour tombe, l’année tombe,

je tombe avec l’instant, je tombe au fond,

invisible chemin sur des miroirs

qui répètent mon image brisée,

je marche sur des jours,  des instants parcourus,

je marche sur les pensées de mon ombre,

je piétine mon ombre en quête d’un instant,

 

je cherche une date vive comme un oiseau,

je cherche le soleil de cinq heures du soir

attiédi par les murs de tezontle :

l’heure mûrissait ses grappes

et lorsqu’elle  s’ouvrait les jeunes filles sortaient

de ses entrailles roses et se répandaient

 à travers les cours dallées du collège,

 haute comme l’automne,  elle cheminait,

enveloppée de lumière sous l’arcade

et l’espace, en la ceignant, la vêtait

d’une peau toute dorée et transparente,

 

tigre couleur de lumière, brun chevreuil

aux alentours de la nuit,

fille entrevue penchée

sur les balcons verts de la pluie,

visage adolescent et innombrable,

j’ai oublié ton nom, Mélusine,

Laure, Isabelle, Perséphone, Marie,

tu as tous les visages, tu n’en as aucun,

tu es toutes les heures, et tu n’en es aucune,

tu ressembles à l’arbre et au nuage,

tu es tous les oiseaux plus un astre,

tu ressembles au fil de l’épée

et au verre de sang du bourreau,

lierre qui avance, enveloppe et déracine

l’âme et la sépare d’elle-même.

 

écriture du feu sur le jade,

fissure dans le rocher, reine des serpents,

colonne de vapeur, source dans la pierre,

cirque lunaire, pic des aigles,

grain d’anis, épine minuscule,

et mortelle qui donne des peines immortelles,

bergère des vallées sous-marines

er gardienne de la vallée des morts,

 liane qui pend à la falaise du vertige,

plante grimpante, plante vénéneuse,

fleur de la résurrection, raisin de vie,

dame de la flûte et de l’éclair,

terrasse aux jasmins, sel dans la blessure,

bouquet de roses pour le fusillé,

neige en août, lune du gibet,

écriture de la mer sur le basalte,

écriture du vent dans le désert,

testament du soleil, grenade, épi,

visage de flamme, visage dévoré,

visage adolescent et persécuté,

années fantômes, jours circulaires,

qui donnent dans la même cour, sur le même mur,

l’instant brûle et les visages successifs de la flamme

ne sont qu’un seul visage,

tous les noms sont un seul nom,

 tous les visages un seul visage,

 tous les siècles un seul instant

et pour tous les siècles des siècles

une paire d’yeux coupe la route à l’avenir,

 

il n’y a rien devant moi sauf un instant

racheté cette nuit contre un rêve

d’images accouplées dans le rêve,

durement sculpté dans le sommeil,

arraché au néant de cette nuit,

soulevé à la force du poignet lettre par lettre,

tandis que dehors le temps s’emballe

et qu’aux portes de mon âme frappe

le monde avec son horaire carnassier,

 

rien qu’un instant tandis que les villes,

les noms, les saveurs, le vécu

 s’écroulent sur mon front aveugle,

tandis que le poids déchirant de la  nuit

humilie ma pensée et mon squelette

et que mon sang chemine plus lentement

et que mes dents se déchaussent et que mes yeux

se voilent et que les jours et les années

accumulent leurs horreurs vides,

 tandis que le temps ferme son éventail

et qu’il n’ y a rien derrière ses images,

l’instant s’abîme et surnage,

entouré de mort, menacé

par la nuit, par son lugubre bâillement,

menacé par le baragouin

de la mort vive et masquée,

l’instant s’abîme et se pénètre

comme se ferme un poing, comme un fruit

qui mûrit vers l’intérieur de lui-même

et lui-même se boit et se répand,

l’instant translucide se ferme

et mûrit vers l’intérieur, lance des racines,

croît en moi, m’occupe tout entier,

son feuillage délirant m’expulse,

mes pensées ne sont que des oiseaux,

son mercure circule dans mes veines,

arbre mental, fruits à saveur de temps,

 

ô vie à vivre et déjà vécue,

temps qui revient comme une marée

et se retire sans tourner son visage,

ce qui s’est passé n’a pas été mais vient

et silencieusement débouche

sur un autre instant qui s’évanouit :

 

devant le soir de salpêtre et de pierre

armé d’invisibles couteaux,

d’une écriture rouge indéchiffrable,

tu écris sur ma peau,  et ces blessures

comme un habit de flammes me recouvrent,

je brûle sans me consumer, je cherche l’eau

 et dans tes yeux il n’y a pas d’eau, ils sont de pierre,

 et tes seins, ton ventre, tes hanches

sont de pierre, ta bouche a un goût de poussière,

ta bouche a goût de temps empoisonné,

ton corps a goût de puits sans issue,

couloir de miroirs qui répètent

les yeux de l’assoiffé, couloir

qui revient toujours à son point de départ,

et toi tu me conduis, aveugle, par la main,

à travers ces galeries obstinées

vers le centre du cercle et tu te dresses

comme une lueur qui se condense en hache,

comme une lumière qui écorche, fascinante

comme l’échafaud pour le condamné,

flexible comme le jouet et svelte

comme une arme jumelle de la lune,

et tes paroles effilées creusent

ma poitrine, me dépeuplent et me vident,

un à un tu arraches mes souvenirs,

j’ai oublié mon nom, mes amis

grognent parmi les porcs où pourrissent

mangés par le soleil dans un ravin,

 

Il n’y a rien en moi sauf une grande blessure,

un creux que nul ne parcourt plus,

présent sans fenêtre, pensée

qui revient, se répète, se reflète

et se perd dans sa propre transparence,

conscience transpercée par un œil

qui regarde son propre regard jusqu’à s’abolir

de clarté :

               j’ai vu ton atroce écaille,

Mélusine, l’aube briller, verdâtre,

tu dormais lovée dans les draps,

en t’éveillant tu as crié comme un oiseau

et tu es tombée sans fin, brisée et blanche,

de toi il n’est rien resté que ton cri,

et après des siècles je me découvre

avec de la toux et une mauvaise vue, remuant

de vieilles photos :

               il n’y a personne, tu n’es personne,

un tas de cendre et un balai,

un couteau ébréché et un plumeau,

une dépouille accrochée à des os,

une grappe déjà sèche, un trou noir

et au fond du trou les deux yeux

d’une enfant noyée depuis mille ans,

 

regards enterrés dans un puits,

regards qui nous voient  depuis le commencement,

regard enfant de la vieille mère

qui voit dans son grand fils un jeune père,

regard mère de la fille abandonnée

qui voit en son père un fils enfant,

regards qui nous regardent depuis le fond

de la vie et sont des pièges de la mort

- ou à l’inverse : tomber dans ces yeux

est-ce revenir à la vie véritable ?

 

tomber, revenir, me rêver et que me rêvent

d’autres yeux futurs, une autre vie,

d’autres nuages, mourir d’une autre mort !

- cette nuit me suffit, et cet instant

qui n’en finit pas de s’ouvrir et de me révéler

où j’étais, qui je fus, comment tu t’appelles,

comment moi je m’appelle :

                                                        traçais-je des plans

pour l’été – et pour tous les étés –

dans Christopher street, voici dix ans,

avec Phyllis qui avait deux fossettes

où les moineaux buvaient de la lumière ?

sur le Paseo de la Reforma, Carmen me disait-elle

« l’air n’a pas de poids, ici c’est toujours octobre »

où l’a-t-elle dit à un autre que j’ai perdu

où l’inventé-je et personne ne me l’a dit ?

cheminai-je dans la nuit d’Oaxaca,

immense et vert sombre comme un arbre,

parlant seul comme le vent fou

et en arrivant à ma chambre  - toujours une chambre –

les miroirs ne me reconnurent-ils pas ?

de l’hôtel Vernet avons-nous vu l’aube 

danser avec les châtaigniers – « il est très tard »

disais-tu en te coiffant et je voyais

des taches sur le mur sans rien dire ?

avons-nous monté ensemble au sommet de la tour, avons-nous vu

le soir tomber du haut du récif ?

avons-nous mangé des raisins à Bidart ? avons-nous acheté

des gardénias à Perote ?

                                                       noms, lieux

rues et rues, visages, places, rues,

gares, un parc, chambres seules,

des taches sur le mur, quelqu’un se peigne,

quelqu’un chante à côté de moi, quelqu’un s’habille,

chambres, lieux, rues, noms, chambres,

 

Madrid, 1937

Sur la place de l’Ange les femmes

cousaient et chantaient avec leurs enfants,

puis on sonna l’alarme et il y eut des cris,

des maisons agenouillées dans la poussière,

des tours fendues, des fronts salis de crachats

et l’ouragan permanent des moteurs :

tous deux se dévêtirent et s’aimèrent

pour défendre notre part éternelle,

notre ration de temps et de paradis,

toucher notre racine et nous reconquérir,

retrouver notre héritage arraché

par des voleurs de vie il y a mille siècles,

tous deux se dévêtirent, ils s’embrassèrent

parce que les nudités enlacées

franchissent le temps et sont invulnérables,

rien ne les touche, elles reviennent au commencement,

il n’y a toi ni moi, demain ni hier ni noms,

mais une double vérité dans un seul corps, une seule âme,

ô être total…

                      chambres à la dérive

entre des villes qui coulent à pic,

des chambres et des rues, des noms comme des blessures,

la chambre avec des fenêtres donnant sur d’autres chambres

avec le même papier décoloré,

où un homme en chemise lit le journal

où une femme repasse ; la chambre claire

que visitent les branches du pêcher ;

l’autre chambre : dehors toujours il pleut

et il y a une cour et trois enfants rouillés ;

des chambres qui sont des navires qui se balancent

dans un golfe de lumière ; des chambres sous-marines :

le silence se répand en ondes vertes,

tout ce que nous touchons devient phosphorescent ;

mausolées de luxe, les portraits

déjà rongés, les tapis usés,

pièges, cellules, cavernes enchantées,

volières et chambres numérotées,

tous se transfigurent, tous volent

chaque moulure est un nuage, chaque porte

donne sur la mer, les champs, l’air, chaque table

est un festin ; fermées comme des coquillages,

le temps inutilement les assiège :

il n’y a de temps ni de mur : espace, espace,

ouvre la main, cueille cette richesse,

prends les fruits, mange la vie,

étends-toi au pied de l’arbre, bois de l’eau !

tout se transfigure, tout est sacré,

chaque chambre est le centre du monde,

est la première nuit, le premier jour,

le monde naît lorsqu’elle et lui s’embrassent,

goutte de lumière aux entrailles transparentes

la chambre comme un fruit s’entr’ouve

ou éclate comme un astre taciturne

et les lois rongées par les rats,

les grilles des banques et les prisons,

les grilles de papier, les fils de fer barbelés,

les timbres, les épines et les piquants,

le sermon monocorde des armes,

le scorpion mielleux à barrette,

le tigre à gibus, président

du Club végétarien et de la Croix-Rouge,

l’âne pédagogue, le crocodile

jouant au rédempteur, le père des peuples,

le Chef, le requin, l’architecte

de l’avenir, le cochon en uniforme,

le fils préféré de l’Eglise

qui lave sa noire denture

avec de l’eau bénite et prend des leçons

d’anglais et de démocratie, les parois

invisibles, les masques pourris

qui séparent l’homme des hommes,

l’homme de lui-même,

                                                    s’écroulent

pendant un instant immense et nous entrevoyons

notre unité perdue, la détresse

d’être, la gloire d’être encore,

le partage du pain, le soleil, la mort,

la stupeur oubliée de vivre ;

 

aimer et combattre, le monde change

 quand deux amants s’embrassent, les désirs s’incarnent,

 la pensée s’incarne, des ailes poussent

 sur les épaules de l’esclave, le  monde

 est réel et tangible, le vin est vin,

 le pain retrouve sa saveur, l’eau est de l’eau,

 aimer est combattre, ouvrir des portes,

 cesser d’être un fantôme avec un matricule

 condamné à la chaîne perpétuelle

 par un maître sans visage ;

                                            le monde change

 quand deux êtres se regardent et se reconnaissent,

aimer est se dépouiller de son nom :

 « permets que je sois ta putain », ce sont les paroles

 d’Héloïse, mais lui céda aux lois,

 la prit pour épouse et comme récompense

 il fut châtré ;

                       mieux vaut le crime,

 les amants qui se suicident, l’inceste

 du frère et de la sœur, miroirs

 amoureux de leur ressemblance,

 mieux vaut manger le pain empoisonné   ,

 l’adultère dans des lits de cendre,

 les amours féroces, le délire,

 son lierre vénéneux, le sodomite,

 qui, comme un œillet à la boutonnière,

 porte un crachat, mieux vaut être lapidé

 sur les places que tourner la noria

 qui extrait la substance de la vie,

 change l’éternité en heures creuses,

 les minutes en prisons, le temps

 en pièces de billon et en chiasse abstraite ;

 

mieux vaut la chasteté, fleur invisible

qui se balance sur les tiges du silence,

 le difficile diamant des saints

 qui filtre les désirs, rassasie le temps,

 noces de la quiétude et du mouvement,

la solitude chante dans sa corolle,

 chaque heure est un pétale de cristal,

 le monde se dépouille de ses masques,

 et en son centre, vibrante transparence,

 ce que nous appelons Dieu, l’être sans nom,

 se contemple dans le néant, l’être sans visage

 émerge de lui-même, soleil des soleils,

 plénitude de présence et de noms ;

 

je poursuis mon délire, des chambres, des rues,

 je chemine à tâtons par les corridors

du temps et je monte et descends ses degrés

et je palpe ses parois et je ne bouge pas,

 je retourne où j’ai commencé, je cherche ton visage,

 je chemine par les rues de moi-même

 sous un soleil sans âge, et toi à mon côté

 tu chemines comme un arbre, comme une rivière

 tu chemines et me parles comme une rivière,

 tu croîs comme un épi entre mes mains,

 tu frémis comme un écureuil entre mes mains,

 tu voles comme mille oiseaux, ton rire

m’a couvert d’écume, ta tête

 est un petit astre entre mes mains,

 le monde reverdit si tu souris,

en mangeant une orange,

                                           le monde change

 quand deux amants vertigineux et enlacés,

 tombent sur l’herbe : le ciel descend,

 les arbres s’élèvent, l’espace

 n’est que lumière et silence, espace

 ouvert à l’aigle de l’œil,

 passe la blanche tribu des nuages,

 le corps rompt ses amarres, l’âme lève l’ancre,

 nous perdons nos noms et nous flottons

 à la dérive entre le bleu et le vert,

 temps total où ne se passe rien

 que son propre écoulement heureux,

 

il ne se passe rien, tu te tais, tu bats des paupières

(silence : un ange a traversé cet instant

long comme la vie de cent soleils)

n’y a-t-il rien qu’un battement de paupières ?

- et le festin, l’exil, le premier crime,

la mâchoire de l’âne, le bruit opaque

et le regard incrédule du mort

tombant sur la plaine cendrée,

Agamemnon et son mugissement immense

et le cri répété de Cassandre

plus fort que le cri des vagues,

Socrate enchaîné (le soleil se lève,

mourir est s’éveiller : « Criton,

un coq pour Esculape, me voici guéri de la vie »),

le chacal qui disserte entre les ruines

de Ninive, l’ombre que vit Brutus

avant la bataille, Moctezuma

dans le lit d’épines de son insomnie,

le voyage en charrette vers la mort

- le voyage interminable de Robespierre,

mesuré minute après minute,

sa mâchoire brisée entre ses mains -,

Churruca dans sa barrique comme sur un trône

écarlate, les pas déjà comptés

de Lincoln allant au théâtre,

le râle de Trotski et ses plaintes

de sanglier, Madero et son regard

auquel personne n’a répondu : pourquoi me tuez-vous ?

les « nom de Dieu », les plaintes, les silences,

du criminel, du saint, du pauvre diable,

cimetières de phrases et d’anecdotes

que fouillent les chiens de rhétorique,

l’animal qui meurt et qui le sait,

savoir commun, inutile, et le bruit obscur

de la pierre qui tombe, le son monotone

des os broyés dans la bagarre

et la bouche écumante du prophète

et son cri et le cri du bourreau

et le cri de la victime...

                                       les yeux

sont des flammes et flammes ce qu’ils regardent,

une flamme l’oreille, une flamme le son,

des braises les lèvres, un tison la langue,

le toucher et ce qu’il touche, la pensée

et le pensé, flamme est celui qui pense,

tout brûle, l’univers est flamme,

et brûle le néant lui-même qui n’est rien

qu’une pensée en flammes, enfin de la fumée :

il n’y a bourreau ni victime...

                                                     et le cri,

le soir du vendredi ?, et le silence

qui se couvre de signes, le silence

qui dit sans rien dire, ne dit-il rien ?

les cris des hommes ne sont-ils rien ?

ne se passe-t-il rien lorsque passe le temps ?

 

- il ne se passe rien qu’un battement de paupières

du soleil, à peine un mouvement, rien,

il n y a pas de rédemption, le temps ne revient pas en arrière,

les morts sont fixés dans leur mort

et ne peuvent mourir d’une autre mort,

intouchables, cloués dans leur geste,

depuis leur solitude, depuis leur mort

sans remède, ils nous regardent sans nous regarder,

leur mort est déjà la statue de leur vie,

une éternité qui est néant déjà,

chaque minute n’est rien pour toujours,

un roi fantôme régit tes battements et modèle

ton geste final, ton masque dur

sur ton visage changeant :

nous sommes le monument d’une vie

étrangère, non vécue, à peine nôtre,

 

- la vie, quand fut-elle vraiment nôtre ?

quand sommes-nous vraiment ce que nous sommes ?

en vérité, seuls, nous ne sommes pas, nous ne sommes

jamais sinon vertige et vide,

grimaces dans le miroir, horreur et nausée,

jamais la vie n’est nôtre, elle est aux autres,

la vie n’est à personne, nous sommes tous

la vie – pain de soleil pour les autres,

tous les autres que nous sommes -,

je suis autre lorsque je suis, mes actes

sont plus miens s’ils sont aussi de tous,

pour que je puisse être je dois être un autre,

sortir de moi, me chercher parmi les autres,

les autres qui ne sont pas si je n’existe pas,

les autres qui me donnent existence,

il n’y a pas de moi, toujours nous sommes nous autres,

la vie est autre, toujours là-bas, plus loin,

hors de toi, de moi, toujours horizon,

vie qui nous égare et sépare de nous-mêmes,

qui nous invente un visage et l’use,

faim d’être, ô mort, pain de tous.

 

 

 

Héloïse, Perséphone, Marie,

montre enfin ton visage pour que je voie

ma figure véritable, celle de l’autre,

ma figure de nous autres toute à tous,

figure d’arbre et de boulanger,

de chauffeur et de nuage et de marin,

figure de soleil et de ruisseau et de Pierre et de Paul,

 visage de solitaire collectif,

 éveille-toi, voici que je nais :

                                                 vie et mort

 pactisent en toi, dame de la nuit,

 tour de clarté, reine de l’aube,

 vierge lunaire, mère de l’eau-mère,

 corps du monde, maison de la mort,

 je tombe sans fin depuis ma naissance,

 je tombe en moi-même sans toucher mon fond,

 recueille-moi dans tes yeux,  rassemble la poussière

 dispersée et réconcilie mes cendres,

 rattache mes os séparés, souffle

 sur mon être, enterre-moi dans ta terre,

 que ton silence donne la paix à la pensée

 contre elle-même dressée ;

                                              ouvre la main,

dame des graines qui sont des jours,

le jour est immortel, s’élève, croît,

vient de naître et n’en finit jamais,

chaque jour est naissance, et naissance

chaque aube, et je m’éveille,

nous nous éveillons tous, le soleil

se lève, visage de soleil, Jean se lève

avec son village de Jean, visage de tous,

porte de l’être, réveille-moi, sois le matin,

laisse-moi voir le visage de ce jour,

laisse moi-voir le visage de cette nuit,

tout se communique et se transfigure,

arc de sang, pont de battements,

conduis-moi de l’autre côté de cette nuit,

où je suis toi, où nous sommes nous autres,

au royaume des pronoms enlacés,

 

 

porte de l’être : ouvre ton être, éveille-toi,

apprends à être aussi, sculpte ton visage,

travaille tes traits, trouve des yeux

pour regarder ma face et que je te regarde,

pour regarder la vie jusqu’à la mort,

figure de mer, de pain, de rocher, de fontaine,

source qui dissout nos visages

dans le visage sans nom, l’être sans visage,

indicible présence de présences...

 

je veux continuer, aller plus loin et je ne puis :

l’instant s’est précipité dans un autre et un autre,

j’ai dormi les rêves d’une pierre qui ne rêve pas

et au bout d’années pareilles à des pierres

j’ai entendu chanter mon sang emprisonné,

la mer chanta avec une rumeur de lumière,

une à une les murailles cédaient,

toutes les portes s’écroulaient

et le soleil courait au pillage sous mon front,

décollait mes paupières fermées,

détachait mon être de son enveloppe,

m’arrachait à moi-même, me séparait

de mon brutal sommeil de siècle de pierre

et sa magie de miroirs faisait revivre

un saule de cristal, un peuplier d’eau,

un haut jet d’eau arqué par le vent,

un arbre bien planté quoique dansant,

un cheminement de rivière qui s’incurve,

avance, recule, vire

et arrive toujours :

Mexico, 1957

 

Traduit de l’espagnol par Benjamin Péret

Editions Gallimard, 1962

Du même auteur :  

L’avant du commencement  / Antes del Comienzo (17/01/2015)

Hymne parmi les ruines / Himno entre ruinas (10/02/2017)

Source (10/02/2018)

La fille et le printemps / Primavera y muchacha (10/02/2019)

Elégie ininterrompue / Elegía interrumpida (10/02/2020)

Mise au net / Pasado en claro (10/02/2021) 

Le temps même / El mismo tiempo (10/02/2022)

La vie tout simplement / La vida sencilla (10/02/2023)

Réponse et réconciliation / Respuesta y reconciliación (12/02/2024)

 

 

Piedra de sol

 

Un sauce de cristal, un chopo de agua,

un alto surtidor que el viento arquea,

un árbol bien plantado mas danzante,

un caminar de río que se curva,

avanza, retrocede, da un rodeo

y llega siempre:

                            un caminar tranquilo

de estrella o primavera sin premura,

agua que con los párpados cerrados

mana toda la noche profecías,

unánime presencia en oleaje,

ola tras ola hasta cubrirlo todo,

verde soberanía sin ocaso

como el deslumbramiento de las alas

cuando se abren en mitad del cielo,

 

un caminar entre las espesuras

de los días futuros y el aciago

 fulgor de la desdicha como un ave

petrificando el bosque con su canto

y las felicidades inminentes

entre las ramas que se desvanecen,

horas de luz que pican ya los pájaros,

presagios que se escapan de la mano,

 

una presencia como un canto súbito,

como el viento cantando en el incendio,

una mirada que sostiene en vilo

al mundo con sus mares y sus montes,

cuerpo de luz filtrado por un ágata,

piernas de luz, vientre de luz, bahías,

roca solar, cuerpo color de nube,

color de día rápido que salta,

la hora centellea y tiene cuerpo,

el mundo ya es visible por tu cuerpo,

es transparente por tu transparencia,

 

voy entre galerías de sonidos,

fluyo entre las presencias resonantes,

voy por las transparencias como un ciego,

un reflejo me borra, nazco en otro,

oh bosque de pilares encantados,

bajo los arcos de la luz penetro

los corredores de un otoño diáfano,

 

voy por tu cuerpo como por el mundo,

tu vientre es una plaza soleada,

tus pechos dos iglesias donde oficia

la sangre sus misterios paralelos,

mis miradas te cubren como yedra,

eres una ciudad que el mar asedia,

una muralla que la luz divide

en dos mitades de color durazno,

un paraje de sal, rocas y pájaros

bajo la ley del mediodía absorto

 

vestida del color de mis deseos

como mi pensamiento vas desnuda,

voy por tus ojos como por el agua,

 los tigres beben sueño de esos ojos,

el colibrí se quema en esas llamas,

voy por tu frente como por la luna,

como la nube por tu pensamiento,

voy por tu vientre como por tus sueños,

 

tu falda de maíz ondula y canta,

tu falda de cristal, tu falda de agua,

tus labios, tus cabellos, tus miradas,

toda la noche llueves, todo el día

abres mi pecho con tus dedos de agua,

 cierras mis ojos con tu boca de agua,

sobre mis huesos llueves, en mi pecho

hunde raíces de agua un árbol líquido,

 

voy por tu talle como por un río,

voy por tu cuerpo como por un bosque,

como por un sendero en la montaña

que en un abismo brusco se termina

voy por tus pensamientos afilados

y a la salida de tu blanca frente 

mi sombra despeñada se destroza,

recojo mis fragmentos uno a uno

y prosigo sin cuerpo, busco a tientas,

 

corredores sin fin de la memoria,

puertas abiertas a un salón vacío

donde se pudren todos lo veranos,

las joyas de la sed arden al fondo,

rostro desvanecido al recordarlo,

mano que se deshace si la toco,

cabelleras de arañas en tumulto

sobre sonrisas de hace muchos años,

 

a la salida de mi frente busco,

busco sin encontrar, busco un instante,

un rostro de relámpago y tormenta

corriendo entre los árboles nocturnos,

rostro de lluvia en un jardín a obscuras,

 agua tenaz que fluye a mi costado,

 

busco sin encontrar, escribo a solas,

no hay nadie, cae el día, cae el año,

caigo en el instante, caigo al fondo,

invisible camino sobre espejos

que repiten mi imagen destrozada,

piso días, instantes caminados,

piso los pensamientos de mi sombra,

piso mi sombra en busca de un instante,

 

busco una fecha viva como un pájaro,

busco el sol de las cinco de la tarde

templado por los muros de tezontle:

la hora maduraba sus racimos

y al abrirse salían las muchachas

de su entraña rosada y se esparcían

por los patios de piedra del colegio,

alta como el otoño caminaba

envuelta por la luz bajo la arcada

y el espacio al ceñirla la vestía

de un piel más dorada y transparente,

 

tigre color de luz, pardo venado

por los alrededores de la noche,

entrevista muchacha reclinada

en los balcones verdes de la lluvia,

adolescente rostro innumerable,

he olvidado tu nombre, Melusina,

Laura, Isabel, Perséfona, María,

tienes todos los rostros y ninguno,

eres todas las horas y ninguna,

te pareces al árbol y a la nube,

eres todos los pájaros y un astro,

te pareces al filo de la espada

y a la copa de sangre del verdugo,

yedra que avanza, envuelve y desarraiga

al alma y la divide de sí misma,

 

escritura de fuego sobre el jade,

grieta en la roca, reina de serpientes,

columna de vapor, fuente en la peña,

circo lunar, peñasco de las águilas,

grano de anís, espina diminuta

y mortal que da penas inmortales,

pastora de los valles submarinos

y guardiana del valle de los muertos,

liana que cuelga del cantil del vértigo,

enredadera, planta venenosa,

flor de resurrección, uva de vida,

señora de la flauta y del relámpago,

terraza del jazmín, sal en la herida,

ramo de rosas para el fusilado,

nieve en agosto, luna del patíbulo,

escritura del mar sobre el basalto,

escritura del viento en el desierto,

testamento del sol, granada, espiga,

 

rostro de llamas, rostro devorado,

adolescente rostro perseguido

años fantasmas, días circulares

que dan al mismo patio, al mismo muro,

arde el instante y son un solo rostro

los sucesivos rostros de la llama,

todos los nombres son un solo nombre

todos los rostros son un solo rostro,

todos los siglos son un solo instante

y por todos los siglos de los siglos

cierra el paso al futuro un par de ojos,


no hay nada en mí sino una larga herida, 

una oquedad que ya nadie recorre,

presente sin ventanas, pensamiento

que vuelve, se repite, se refleja

y se pierde en su misma transparencia,

conciencia traspasada por un ojo

que se mira mirarse hasta anegarse

de claridad:

                   yo vi tu atroz escama,

Melusina, brillar verdosa al alba,

dormías enroscada entre las sábanas

y al despertar gritaste como un pájaro

y caíste sin fin, quebrada y blanca,

nada quedó de ti sino tu grito,

y al cabo de los siglos me descubro

con tos y mala vista, barajando

viejas fotos:

                no hay nadie, no eres nadie,

un montón de ceniza y una escoba,

un cuchillo mellado y un plumero,

un pellejo colgado de unos huesos,

un racimo ya seco, un hoyo negro

y en el fondo del hoyo los dos ojos

de una niña ahogada hace mil años,



miradas enterradas en un pozo,

miradas que nos ven desde el principio,

mirada niña de la madre vieja

que ve en el hijo grande un padre joven,

mirada madre de la niña sola

que ve en el padre grande un hijo niño,

miradas que nos miran desde el fondo

de la vida y son trampas de la muerte

¿o es al revés: caer en esos ojos

es volver a la vida verdadera?



¡caer, volver, soñarme y que me sueñen

otros ojos futuros, otra vida,

otras nubes, morirme de otra muerte!

esta noche me basta, y este instante

que no acaba de abrirse y revelarme

dónde estuve, quién fui, cómo te llamas,

cómo me llamo yo:

                                                 ¿hacía planes

para el verano? y todos los veranos?

en Christopher Street, hace diez años,

con Filis que tenía dos hoyuelos

donde bebían luz los gorriones?, 

¿por la Reforma Carmen me decía

"no pesa el aire, aquí siempre es octubre",

o se lo dijo a otro que he perdido

o yo lo invento y nadie me lo ha dicho?

¿caminé por la noche de Oaxaca,

inmensa y verdinegra como un árbol,

hablando solo como el viento loco

y al llegar a mi cuarto? ¿siempre un cuarto?

no me reconocieron los espejos?

¿desde el hotel Vernet vimos al alba

bailar con los castaños? "ya es muy tarde"

decías al peinarte y yo veía

manchas en la pared, sin decir nada?

¿subimos juntos a la torre, vimos

caer la tarde desde el arrecife?

¿comimos uvas en Bidart? ¿compramos

gardenias en Perote?

nombres, sitios,

calles y calles, rostros, plazas, calles,

estaciones, un parque, cuartos solos,

manchas en la pared, alguien se peina,

alguien canta a mi lado, alguien se viste,

cuartos, lugares, calles, nombres, cuartos,



Madrid, 1937,

en la Plaza del Ángel las mujeres

cosían y cantaban con sus hijos,

después sonó la alarma y hubo gritos,

casas arrodilladas en el polvo,

torres hendidas, frentes esculpidas

y el huracán de los motores, fijo:

los dos se desnudaron y se amaron

por defender nuestra porción eterna,

nuestra ración de tiempo y paraíso,

tocar nuestra raíz y recobrarnos,

recobrar nuestra herencia arrebatada

por ladrones de vida hace mil siglos,

los dos se desnudaron y besaron

porque las desnudeces enlazadas

saltan el tiempo y son invulnerables,

nada las toca, vuelven al principio, 

no hay tú ni yo, mañana, ayer ni nombres,

verdad de dos en sólo un cuerpo y alma,

oh ser total...

                        cuartos a la deriva

entre ciudades que se van a pique,

cuartos y calles, nombres como heridas,

el cuarto con ventanas a otros cuartos

con el mismo papel descolorido

donde un hombre en camisa lee el periódico

o plancha una mujer; el cuarto claro

que visitan las ramas de un durazno;

el otro cuarto: afuera siempre llueve

y hay un patio y tres niños oxidados;

cuartos que son navíos que se mecen

en un golfo de luz; o submarinos:

el silencio se esparce en olas verdes,

todo lo que tocamos fosforece;

mausoleos de lujo, ya roídos

los retratos, raídos los tapetes;

trampas, celdas, cavernas encantadas,

pajareras y cuartos numerados,

todos se transfiguran, todos vuelan,

cada moldura es nube, cada puerta

da al mar, al campo, al aire, cada mesa

es un festín; cerrados como conchas

el tiempo inútilmente los asedia,

no hay tiempo ya, ni muro: ¡espacio, espacio,

abre la mano, coge esta riqueza,

corta los frutos, come de la vida,

tiéndete al pie del árbol, bebe el agua!

todo se transfigura y es sagrado, 

es el centro del mundo cada cuarto,

es la primera noche, el primer día,

el mundo nace cuando dos se besan,

gota de luz de entrañas transparentes

el cuarto como un fruto se entreabre

o estalla como un astro taciturno

y las leyes comidas de ratones,

las rejas de los bancos y las cárceles,

las rejas de papel, las alambradas,

los timbres y las púas y los pinchos,

el sermón monocorde de las armas,

el escorpión meloso y con bonete,

el tigre con chistera, presidente

del Club Vegetariano y la Cruz Roja,

el burro pedagogo, el cocodrilo

metido a redentor, padre de pueblos,

el Jefe, el tiburón, el arquitecto

del porvenir, el cerdo uniformado,

el hijo predilecto de la Iglesia

que se lava la negra dentadura

con el agua bendita y toma clases

de inglés y democracia, las paredes

invisibles, las máscaras podridas

que dividen al hombre de los hombres,

al hombre de sí mismo,

                                        se derrumban

por un instante inmenso y vislumbramos

nuestra unidad perdida, el desamparo

que es ser hombres, la gloria que es ser hombres

y compartir el pan, el sol, la muerte,

el olvidado asombro de estar vivos; 

 

 

amar es combatir, si dos se besan

el mundo cambia, encarnan los deseos,

el pensamiento encarna, brotan alas

en las espaldas del esclavo, el mundo

es real y tangible, el vino es vino,

el pan vuelve a saber, el agua es agua,

amar es combatir, es abrir puertas,

dejar de ser fantasma con un número

a perpetua cadena condenado

 por un amo sin rostro;

                                     el mundo cambia

 si dos se miran y se reconocen,

 amar es desnudarse de los nombres:

 “déjame ser tu puta”, son palabras

 de Eloísa, mas él cedió a las leyes,

la tomó por esposa y como premio

 lo castraron después;

                                   mejor el crimen,

 los amantes suicidas, el incesto

de los hermanos como dos espejos

 enamorados de su semejanza,

 mejor comer el pan envenenado,

el adulterio en lechos de ceniza,

los amores feroces, el delirio,

 su yedra ponzoñosa, el sodomita

 que lleva por clavel en la solapa

 un gargajo, mejor ser lapidado

 en las plazas que dar vuelta a la noria

 que exprime la substancia de la vida,

 cambia la eternidad en horas huecas,

 los minutos en cárceles, el tiempo

 en monedas de cobre y mierda abstracta;

 

 

mejor la castidad, flor invisible

que se mece en los tallos del silencio,

el difícil diamante de los santos

que filtra los deseos, sacia al tiempo,

 nupcias de la quietud y el movimiento,

 canta la soledad en su corola,

 pétalo de cristal en cada hora,

 el mundo se despoja de sus máscaras

 y en su centro, vibrante transparencia,

 lo que llamamos Dios, el ser sin nombre,

 se contempla en la nada, el ser sin rostro

 emerge de sí mismo, sol de soles,

 plenitud de presencias y de nombres;

 

 

sigo mi desvarío, cuartos, calles,

camino a tientas por los corredores

del tiempo y subo y bajo sus peldaños

y sus paredes palpo y no me muevo,

vuelvo donde empecé, busco tu rostro,

camino por las calles de mí mismo

bajo un sol sin edad, y tú a mi lado

caminas como un árbol, como un río

caminas y me hablas como un río,

creces como una espiga entre mis manos,

lates como una ardilla entre mis manos,

vuelas como mil pájaros, tu risa

me ha cubierto de espumas, tu cabeza

es un astro pequeño entre mis manos,

el mundo reverdece si sonríes

comiendo una naranja,

el mundo cambia

si dos, vertiginosos y enlazados,

caen sobre las yerba: el cielo baja,

los árboles ascienden, el espacio

sólo es luz y silencio, sólo espacio

abierto para el águila del ojo,

pasa la blanca tribu de las nubes,

rompe amarras el cuerpo, zarpa el alma,

perdemos nuestros nombres y flotamos

a la deriva entre el azul y el verde,

tiempo total donde no pasa nada

sino su propio transcurrir dichoso,

 

 

no pasa nada, callas, parpadeas

(silencio: cruzó un ángel este instante

grande como la vida de cien soles),

 ¿no pasa nada, sólo un parpadeo?

 y el festín, el destierro, el primer crimen,

 la quijada del asno, el ruido opaco

 y la mirada incrédula del muerto

 al caer en el llano ceniciento,

 Agamenón y su mugido inmenso

y el repetido grito de Casandra

más fuerte que los gritos de las olas,

Sócrates en cadenas” (el sol nace,

morir es despertar: “Critón, un gallo

a Esculapio, ya sano de la vida”),

el chacal que diserta entre las ruinas

 de Nínive, la sombra que vio Bruto

antes de la batalla, Moctezuma

en el lecho de espinas de su insomnio,

el viaje en la carretera hacia la muerte

?el viaje interminable mas contado

por Robespierre minuto tras minuto,

la mandíbula rota entre las manos?,

 Churruca en su barrica como un trono

escarlata, los pasos ya contados

de Lincoln al salir hacia el teatro,

 el estertor de Trotsky y sus quejidos

 de jabalí, Madero y su mirada

que nadie contestó: ¿por qué me matan?,

 los carajos, los ayes, los silencios

 del criminal, el santo, el pobre diablo,

cementerio de frases y de anécdotas

que los perros retóricos escarban,

el delirio, el relincho, el ruido obscuro

que hacemos al morir y ese jadeo

 que la vida que nace y el sonido

 de huesos machacados en la riña

 y la boca de espuma del profeta

y su grito y el grito del verdugo

y el grito de la víctima…

                                            son llamas

los ojos y son llamas lo que miran,

llama la oreja y el sonido llama,

brasa los labios y tizón la lengua,

el tacto y lo que toca, el pensamiento

y lo pensado, llama el que lo piensa,

todo se quema, el universo es llama,

arde la misma nada que no es nada

sino un pensar en llamas, al fin humo:

no hay verdugo ni víctima…

                                                ¿y el grito

en la tarde del viernes?, y el silencio

que se cubre de signos, el silencio

que dice sin decir, ¿no dice nada?,

¿no son nada los gritos de los hombres?,

¿no pasa nada cuando pasa el tiempo?

 

 

pasa nada, sólo un parpadeo

del sol, un movimiento apenas, nada,

no hay redención, no vuelve atrás el tiempo,

los muerto están fijos en su muerte

y no pueden morirse de otra muerte,

intocables, clavados en su gesto,

desde su soledad, desde su muerte

sin remedio nos miran sin mirarnos,

su muerte ya es la estatua de su vida,

un siempre estar ya nada para siempre,

cada minuto es nada para siempre,

un rey fantasma rige sus latidos

y tu gesto final, tu dura máscara

labra sobre tu rostro cambiante:

el monumento somos de una vida

ajena y no vivida, apenas nuestra,

 

 

¿la vida, cuándo fue de veras nuestra?,

 ¿cuando somos de veras lo que somos?,

 bien mirado no somos, nunca somos

 a solas sino vértigo y vacío,

muecas en el espejo, horror y vómito,

nunca la vida es nuestra, es de los otros,

la vida no es de nadie, ¿todos somos

la vida? pan de sol para los otros,

¿los otros todos que nosotros somos?,

soy otro cuando soy, los actos míos

son más míos si son también de todos,

 para que pueda ser he de ser otro,

salir de mí, buscarme entre los otros,

los otros que no son si yo no existo,

los otros que me dan plena existencia,

no soy, no hay yo, siempre somos nosotros,

la vida es otra, siempre allá, más lejos,

fuera de ti, de mí, siempre horizonte,

vida que nos desvive y enajena,

que nos inventa un rostro y lo desgasta,

hambre de ser, oh muerte, pan de todos,

 

 

Eloísa, Perséfona, María,

muestra tu rostro al fin para que vea

mi cara verdadera, la del otro,

mi cara de nosotros siempre todos,

cara de árbol y de panadero,

de chofer y de nube y de marino,

cara de sol y arroyo y Pedro y Pablo,

cara de solitario colectivo,

despiértame, ya nazco:

                                          vida y muerte

pactan en ti, señora de la noche,

torre de claridad, reina del alba,

virgen lunar, madre del agua madre,

cuerpo del mundo, casa de la muerte,

caigo sin fin desde mi nacimiento,

caigo en mí mismo sin tocar mi fondo,

recógeme en tus ojos, junta el polvo

disperso y reconcilia mis cenizas,

ata mis huesos divididos, sopla

sobre mi ser, entiérrame en tu tierra,

tu silencio dé paz al pensamiento

contra sí mismo airado;

                                           abre la mano,

señora de semillas que son días,

el día es inmortal, asciende, crece,

acaba de nacer y nunca acaba,

cada día es nacer, un nacimiento

es cada amanecer y yo amanezco,

amanecemos todos, amanece

el sol cara de sol, Juan amanece

con su cara de Juan cara de todos,

puerta del ser, despiértame, amanece,

déjame ver el rostro de este día,

déjame ver el rostro de esta noche,

 todo se comunica y transfigura,

arco de sangre, puente de latidos,

llévame al otro lado de esta noche,

adonde yo soy tú somos nosotros,

al reino de pronombres enlazados,

 

 

puerta del ser: abre tu ser, despierta, 

aprende a ser también, labra tu cara,

trabaja tus facciones, ten un rostro 

para mirar mi rostro y que te mire,

para mirar la vida hasta la muerte,

rostro de mar, de pan, de roca y fuente,

manantial que disuelve nuestros rostros

en el rostro sin nombre, el ser sin rostro,

indecible presencia de presencias . . .

 

quiero seguir, ir más allá, y no puedo:

se despeñó el instante en otro y otro,

dormí sueños de piedra que no sueña

y al cabo de los años como piedras

oí cantar mi sangre encarcelada,

con un rumor de luz el mar cantaba,

una a una cedían las murallas,

todas las puertas se desmoronaban

y el sol entraba a saco por mi frente,

despegaba mis párpados cerrados,

desprendía mi ser de su envoltura,

me arrancaba de mí, me separaba

de mi bruto dormir siglos de piedra

y su magia de espejos revivía

un sauce de cristal, un chopo de agua,

un alto surtidor que el viento arquea,

un árbol bien plantado mas danzante,

un caminar de río que se curva,

avanza, retrocede, da un rodeo

y llega siempre.



Mexico, 1957

 

 

Libertad bajo palabra

 Fondo de Cultura Económica,Mexico, 1960

 

Poème précédent en espagnol :

José Gutiérrez: Du renoncement / De la renuncia (03/02/2016)

Poème suivant en espagnol : 

José Hierro : Lamentation /Lamentación (25/04/2016)

 

 


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