Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le bar à poèmes
10 février 2022

Octavio Paz (1914 - 1998) : Le temps même / El mismo tiempo

18479019-mexique-circa-2010-un-timbre-imprimé-au-mexique-montre-octavio-paz-prix-nobel-de-littérature-circa-2[1]

 

Le temps même

 

Ce n’est pas le vent

ni les pas somnambules de l’eau

parmi les maisons pétrifiées et les arbres

tout au long de la nuit rougeâtre

ce n’est pas la mer montant les escaliers

Tout est calme

                         le monde naturel repose

C’est la ville autour de son ombre

cherchant toujours se cherchant

perdue en sa propre immensité

sans s’atteindre jamais

                                      ni pouvoir sortir de soi

Je ferme les yeux et vois passer les autos

elles s’allument et s’éteignent et s’allument

s’éteignent

                 où vont-elles je ne sais

Tous nous allons mourir

                                         savons-nous autre chose ?

 

Sur un banc un vieux parle seul

Avec qui parlons-nous quand nous parlons tout seuls ?

Il a oublié son passé

                                  il n’abordera pas le futur

Il ne sait qui qu’il est

il est vivant au milieu de la nuit

                                                      il parle pour s’entendre

Près de la grille un couple s’embrasse

elle rit et demande quelque chose

sa question monte s’ouvre tout là-haut

le ciel sans une ride

trois feuilles tombent d’un arbre

au coin quelqu’un siffle

en face une fenêtre s’éclaire

Etrange de se savoir en vie !

Marcher parmi les gens

dans le secret partagé d’être vivant.

 

Aubes sans personne sur le Zócalo

rien que notre délire

                                   et les tramways

Tacuba Tacubaya Xochimilco San Angel Coyoacán,

sur la place plus grande que la nuit

allumés

               prêts à nous emporter

dans l’immensité de l’heure

                                               à la fin du monde

 

Raies noires

les perches dressées des trolleys

                                                     contre le ciel de pierre

et leur tresse d’étincelles leur languette de feu

braise perforant la nuit

                                       oiseau

volant sifflant volant

parmi l’ombre enchevêtrée des frênes

depuis San Pedro jusqu’à Mixcoac en double file

Voûte verte et noire

                                   masse de silence humide

sur nos têtes en flammes

tandis que nous parlons en hurlant

dans les tramways qui s’éternisent

traversant les faubourgs

dans un fracas de tours déracinées

 

Si je suis vivant si je marche encore

dans ces mêmes rues empierrées

flaques boues de juin à septembre

portails hauts murs jardins endormis

seule à veiller

                        blanche violette blanche

l’odeur des fleurs

                              grappes impalpables

Dans les ténèbres

                              un réverbère presque vivant

contre le mur glacé

                                 Un chien aboie

questions à la nuit

                                 Ce n’est personne

le vent est entré dans la futaie

Nuages nuages gestation ruine et nuages encore

temples écroulés nouvelles dynasties

écueils et désastres dans le ciel

                                                   Mer d’en haut

nuages du haut plateau Où est donc l’autre mer ?

 

Maître des yeux

                           nuages

architectes de silences

quand soudain

surgit le mot

                      albâtre

svelte transparence non conviée

Tu dis

            j’en ferai de la musique

châteaux de syllabes

                                  Tu n’en fis rien

Albâtre

             sans fleur ni arôme

tige sans sève ni sang

blancheur coupée

                              gorge seulement gorge

chant sans queue ni tête

 

Maintenant je suis vivant et sans nostalgie

la nuit coule

                      la ville coule

j’écris sur la page qui coule

je passe avec les mots qui passent

Avec moi ne commença pas le monde

Il ne va pas finir avec moi

                                           Je suis

un battement dans un fleuve de battements

Il y a vingt ans Vasconcelos me dit

« Consacrez-vous à la philosophie

Elle ne donne pas la vie

                                       défend de la mort »

Et Ortega y Gasset

                                dans un bar sur le Rhône

« Apprenez l’allemand

et mettez vous à penser

                                       oubliez le reste »

 

Je n’écris pas pour tuer le temps

ni pour le revivre

j’écris pour qu’il me vive et revive

Cet après-midi sur un pont

je vis le soleil entrer dans le fleuve

Tout était en flammes

brûlaient les statues les maisons les portiques

Dans les jardins des grappes de femmes

lingots de lumière liquide

fraîcheur de vaisselles solaires

l’allée de peupliers un feuillage d’étincelles

l’eau horizontale immobile

sous les cieux et les mondes incendiés

Chaque goutte d’eau

                                   un œil fixe

le poids de l’énorme beauté

sur chaque pupille ouverte

Réalité suspendue

                              à la tige du temps

la beauté ne pèse pas

                                   Paisible reflet

temps et beauté sont identiques   

                                                    eau et lumière 

 

Regard qui soutient la beauté

temps ravi dans le regard

monde sans poids

                                  si l’homme pèse

la beauté ne suffit-elle ?

                                        Je ne sais rien

Je sais ce qui est superflu

                                          non ce qui suffit

L’ignorance est ardue comme la beauté

un jour je saurai moins et j’ouvrirai les yeux

Peut-être le temps ne passe-t-il pas

mais des images de temps

si ne reviennent pas les heures reviennent les présences

En cette vie il est une autre vie

ce figuier-là reviendra cette nuit

cette nuit refluent d’autres nuits

 

Tandis que j’écris j’entends passer le fleuve

non celui-ci

                      celui-là qui est celui-ci

Va-et-vient de moments et de visions

le merle sur la pierre grise

dans une clairière de mars

                                          noir

centre de clartés

Non le merveilleux pressenti

                                               le présent senti

la présence sans plus

                                  rien de plus comblé

Ce n’est pas la mémoire

                                        rien de pensé ni de voulu

Ce ne sont pas les mêmes heures

                                                     mais d’autres

toujours elles sont autres et c’est la même

elles entrent et nous expulsent de nous

voient avec nos yeux ce que ne voient pas les yeux

Dans le temps il est d’autres temps

immobile

                sans heures ni ombre ni poids

sans passé ni futur

                           seulement vivant

comme le vieux du banc

unique identique perpétuel

Jamais nous ne le voyons

                                            C’est la transparence

 

Traduit de l’espagnol par Jean-Claude Masson

in, Octavio Paz : "Oeuvre"

Editions Gallimard (La Pléiade), 2008

Du même auteur :

L’avant du commencement /Antes del Comienzo (17/01/2015)

Pierres de soleil / Piedra de sol (17/02/2016)

Hymne parmi les ruines / Himno entre ruinas (10/02/2017)

Source (10/02/2018)

« Même si la neige tombe... » (10/02/2019)

Elégie ininterrompue / Elegía interrumpida (10/02/2020)

Mise au net / Pasado en claro (10/02/2021)

La vie tout simplement / La vida sencilla (10/02/2023)

Réponse et réconciliation / Respuesta y reconciliación (12/02/2024)

 

El mismo tiempo

 

 

No es el viento

no son los pasos sonámbulos del agua

entre las casas petrificadas y los árboles

a lo largo de la noche rojiza

no es el mar subiendo las escaleras

Todo está quieto

                                reposa el mundo natural

Es la ciudad en torno de su sombra

buscando siempre buscándose

perdida en su propia inmensidad

sin alcanzarse nunca

                                      ni poder salir de sí misma

Cierro los ojos y veo pasar los autos

se encienden y apagan y enciendense apagan

                  no sé adónde van

Todos vamos a morir

                                        ¿sabemos algo más?



En una banca un viejo habla solo

¿Con quién hablamos al hablar a solas?

Olvidó su pasado

                                  no tocará el futuro

No sabe quién es

está vivo en mitad de la noche

                                                          habla para oírse

Junto a la verja se abraza una pareja

ella ríe y pregunta algo

su pregunta sube y se abre en lo alto

A esta hora el cielo no tiene una sola arruga

caen tres hojas de un árbol

alguien silba en la esquina

en la casa de enfrente se enciende una ventana

¡Qué extraño es saberse vivo!

Caminar entre la gente

con el secreto a voces de estar vivo

 



Madrugadas sin nadie en el Zócalo

sólo nuestro delirio

                                    y los tranvías

Tacuba Tacubaya Xochimilco San Ángel Coyoacán

en la plaza más grande que la noche

encendidos

                      listos para llevarnos

en la vastedad de la hora

                                                  al fin del mundo

 


Rayas negras

las pértigas enhiestas de los troles

                                                                        contra el cielo de piedra

y su moña de chispas su lengüeta de fuego

brasa que perfora la noche

                                                      pájaro

volando silbando volando

entre la sombra enmarañada de los fresnos

desde San Pedro hasta Mixcoac en doble fila

Bóveda verdinegra

                                      masa de húmedo silencio

sobre nuestras cabezas en llamas

mientras hablábamos a gritos

en los tranvías rezagados

atravesando los suburbios

con un fragor de torres desgajadas

 



Si estoy vivo camino todavía

por esas mismas calles empedradas

charcos lodos de junio a septiembre

zaguanes tapias altas huertas dormidas

en vela sólo

                        blanco morado blanco

el olor de las flores

                                      impalpables racimos

En la tiniebla

                          un farol casi vivo

contra la pared yerta

                                        Un perro ladra

preguntas a la noche

                                        No es nadie

el viento ha entrado en la arboleda

Nubes nubes gestación y ruina y más nubes

templos caídos nuevas dinastías

escollos y desastres en el cielo

                                                                Mar de arriba

nubes del altiplano ¿dónde está el otro mar?

 



Maestras de los ojos

                                          nubes

arquitectos de silencio

Y de pronto sin más porque sí

llegaba la palabra

                                    alabastro

esbelta transparencia no llamada

Dijiste

              haré música con ella

castillos de sílabas

                                      No hiciste nada

Alabastro

                  sin flor ni aroma

tallo sin sangre ni savia

blancura cortada

                                  garganta sólo garganta

canto sin pies ni cabeza

 


Hoy estoy vivo y sin nostalgia

la noche fluye

                          la ciudad fluye

yo escribo sobre la página que fluye

transcurro con las palabras que transcurren

Conmigo no empezó el mundo

no ha de acabar conmigo

                                                  Soy

un latido en el río de latidos

Hace veinte años me dijo Vasconcelos

"Dedíquese a la filosolía

Vida no da

                      defiende de la muerte"

Y Ortega y Gasset

                                    en un bar sobre el Ródano


"Aprenda el alemán

y póngase a pensar

                                    olvide lo demás"

 



Yo no escribo para matar al tiempo

ni para revivirlo

escribo para que me viva y reviva

Hoy en la tarde desde un puente

vi al sol entrar en las aguas del río

Todo estaba en llamas

ardían las estatuas las casas los pórticos

En los jardines racimos femeninos

lingotes de luz líquida

frescura de vasijas solares

Un follaje de chispas la alameda

el agua horizontal inmóvil

bajo los cielos y los mundos incendiados

Cada gota de agua

                                    un ojo fijo

el peso de la enorme hermosura

sobre cada pupila abierta

Realidad suspendida

                                          en el tallo del tiempo

la belleza no pesa

                                    Reflejo sosegado

tiempo y belleza son lo mismo

                                                              luz y agua


Mirada que sostiene a la hermosura

tiempo que se embelesa en la mirada

mundo sin peso

                              si el hombre pesa

¿no basta la hermosura?

                                                  No sé nada

Sé lo que sobra

                                no lo que basta

La ignorancia es ardua como la belleza

un día sabré menos y abriré los ojos

Tal vez no pasa el tiempo

pasan imágenes de tiempo

si no vuelven las horas vuelven las presencias

En esta vida hay otra vida

la higuera aquella volverá esta noche

esta noche regresan otras noches



Mientras escribo oigo pasar el río

no éste

                aquel que es éste

Vaivén de momentos y visiones

el mirlo está sobre la piedra gris

en un claro de marzo

                                          negro

centro de claridades

No lo maravilloso presentido

                                                          lo presente sentido
la presencia sin más

                                        nada más pleno colmado

No es la memoria

                                  nada pensado ni querido

No son las mismas horas

                                                    otras

son otras siempre y son la misma

entran y nos expulsan de nosotros

con nuestros ojos ven lo que no ven los ojos

Dentro del tiempo hay otro tiempo

quieto

              sin horas ni peso ni sombra

sin pasado o futuro

                                      sólo vivo

como el viejo del banco

unimismado idéntico perpetuo

Nunca lo vemos

                                  Es la transparencia

 

(Dias habiles)

 

Salamandra (1958-1961)

Editorial Joaquin Mortiz, Mexico, 1962

Poème précédent en espagnol :

Julio J. Casal : Abeja / Abeille (23/12/2021)

Poème suivant en espagnol :

Rafael Alberti : Les enfants de l’Estrémadure / Los niños de Extremadura (20/02/2022)

 

 

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Le bar à poèmes
Publicité
Archives
Newsletter
96 abonnés
Publicité