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Le bar à poèmes
27 avril 2022

Claude Vigée (1921 -2020) : Pâque de la parole

c-vigee[1]

 

Pâque de la parole

 

La parole demeure en exil jusqu’à Pessah.

Pessah, c’est Pe-Sah, une bouche qui parle.

A Pessah, la parole émerge de l’exil.

 

Sur l’humble paradis du terrain de banlieue

un cerisier s’exalte en gloire dans le ciel :

danseur dans la nuée au cœur enfin visible,

roi d’un jour, couronné d’abeilles ou d’étoiles,

il lance vers l’espace en transe qui bourdonne

l’or rouge de sa sève

comme un soleil mûri dans l’argile funèbre.

 

Branches et troncs noués

sous le corset de fer

          pour survivre à la dent

          rongeuse de l’hiver,

soudain se sont mués

sous mon regard complice

          en ce buisson ardent :

          ô fiancée en fleur,

la seule initiatrice !

 

Sa rondeur épanouie à l’air humide et tendre

se change et s’abandonne à la clarté tout autre

du ciel qui, en s’ouvrant, l’accueille

sous sa tente où bruiront demain les jeunes feuilles,

puis la détruit

pour l’accomplir

dans le fruit, la semence,

l’impossible aventure

d’un éveil dans l’humus, sous la neige future.

Mais chaque heure à venir,

trompant son innocence,

la prépare en douceur au savoir de mourir.

 

Soucieuse est notre lien avec le coeur noir de la terre !

 

Séraphin du passage à travers la poussière,

l’arbre en feu fait pour nous

restitution du souffle

au monde opaque et sourd

- l’ennemi de toujours –

ou peut-être à la simple, infiniment patiente

indifférence originelle de la pierre

semée en vrac

de-ci de-là

dans le lit sec

de la rivière,

que le maçons cella par hasard dans le mur.

 

Pourquoi cette beauté ?

serait-ce dans l’attente

de la rencontre si peu sûre

qui aurait lieu ici un soir d’avril glacé

au trouble carrefour de nos voix dans la brume

sous deux rameaux entrelacés :

passage de l’amour, écho d’une musique

éphémère et réelle au-delà de nous-mêmes ?

Unique, sans retour,

par la grâce de l’arbre

dans cette floraison s’incarne

le bienfait du poème :

un gain de silence.

 

Quand s’achève la pâque tardive de la parole,

la nuit reprend très tôt sa plainte sur les eaux.

Les pétales éteints du soleil printanier,

tourbillonnants déjà, se noient dans la boue noire.

Le fleuve orphelin dans le froid

faiblement pleure

à travers le gosier

étranglé des roseaux.

 

A travers nous, surgi de l’étang de lumière,

encore une fois tonne et vire sur nos têtes

le soleil inouï de l’alliance première :

à l’heure de la fête

nous roulons côte à côte

tous deux à bicyclette

sur le sol brillant de cailloux,

après la Robertsau,

entre les lopins grillagés des jardins ouvriers,

rongeant l’étable en ruine

échouée, barque ancienne, au fond de la prairie

que défend l’âpre ortie échappée à l’hiver.

Sur les murs de torchis, dont les brindilles brûlent,

couve dans la toiture un lent brasier de tuiles.

Nous volons dans sa flamme avec le vent léger

vers la forêt du Ried où le chevreuil se mire

dans les eaux troubles du dégel,

quand verdit à midi le soleil gris d’avril

sur le marais captif de digues immobiles.

 

Dans le champ noir,

debout sur le bord dévasté du fleuve

qu’investit le béton vétuste des usines

la citerne à mazout

interdit l’horizon

au rêve végétal peuplé de sauvagine.

 

Un souffle nous soulève

au-dessus des frontières !

Hors du dernier faubourg, loin des chambres désertes,

le printemps germe nu sous le sol sans tendresse.

Dans la souche du saule aux paupières d’écorce

que charbonna l’éclair sur l’œil blanc de l’Aveugle

monte la pesanteur nocturne de la pierre.

 

Au fond de l’arche sainte

murée entre les tempes

sous la voûte du crâne en amont du regard

dort la rivière d’ombre où boivent tes racines,

dans la source enfouie en terre de silence.

 

Tu seras délivré si ton cœur restitue

aux corps enterrés vifs dans l’asphalte qui tue,

sous le roc sans fissure où leur désir s’abîme,

le miel cristallisé dans ta ruche secrète.

 

Cessant d’amasser l’or de la lumière intime

dans le miroir du ciel où fuyait pour survivre

l’oiseau de nuit transi dans son manteau de givre,

vient pour lui le temps de la rendre

au matin mortel qui l’engendre

par l’éveil délicieux et fragile du sens,

dans l’éclair ébloui

des nouvelles naissances.

                                           (1980)

 

Pâque de la parole

Editions Flammarion, 1983

Du même auteur :

L’eau des sombres abysses (03/04/2015)

La clef de l’origine (03/04/2016)

Noyau pulsant (03/04/2017)

« Entre la terre obscure… » (03/04/2018)

Dans le défilé (27/04/2019)

Passant près d’un banc vide / Ich geh àm e läre bänkel verbéi (27/04/2020)

La fin à l’horizon / Bâll schpeetsummer (27/04/2021)

« Parfois je crois surprendre... » / « Mànischmool glaawi... » (27/04/2023)

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