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Le bar à poèmes
30 mai 2022

Hector de Saint-Denys Garneau (1912 – 1943) : Le jeu

0[1]Hector de Saint-Denys Garneau en 1937. Photographe, Georges Beullac

 

Le Jeu

 

Ne me dérangez pas je suis profondément occupé

 

Un enfant est en train de bâtir un village

C’est une ville, un comté

Et qui sait

          Tantôt l’univers.

 

Il joue

 

Ces cubes de bois sont des maisons qu’il déplace

                    et des châteaux

Cette planche fait signe d’un toit qui penche

                    çà n’est pas mal à voir

Ce n’est pas peu de savoir où va tourner la route

                    de cartes

Ce pourrait changer complètement

                    le cours de la rivière

A cause du pont qui fait un si beau mirage

                    dans l’eau du tapis

C’est facile d’avoir un grand arbre

Et de mettre au-dessous une montagne

                    pour qu’il soit en haut.

 

Joie de jouer ! paradis des libertés !

Et surtout n’allez pas mettre un pied dans

                    la chambre

On ne sait jamais ce qui peut être dans ce coin

Et vous n’allez pas écraser la plus chère

                    des fleurs invisibles

 

Voilà ma boîte à jouets

Pleine de mots pour faire de merveilleux enlacements

Les allier séparer marier,

Déroulements tantôt de danse

Et tout à l’heure le clair éclat du rire

Qu’on croyait perdu

 

Une tendre chiquenaude

Et l’étoile

Qui se balançait sans prendre garde

Au bout d’un fil trop ténu de lumière

Tombe dans l’eau et fait des ronds.

 

De l’amour de la tendresse qui donc oserait en douter

Mais pas deux sous de respect pour l’ordre établi

Et la politesse et cette chère discipline

Une légèreté et des manières à scandaliser les

                    grandes personnes

 

Il vous arrange les mots comme si c’étaient de

                    simples chansons

Et dans ses yeux on peut lire son espiègle plaisir

A voir que sous les mots il déplace toutes choses

Et qu’il en agit avec les montagnes

Comme s’il les possédait en propre.

Il met la chambre à l’envers et vraiment l’on

                    ne s’y reconnait plus

Comme si c’était un plaisir de berner les gens.

 

Et pourtant dans son œil gauche quand le droit rit

Une gravité de l’autre monde s’attache à la feuille

                    d’un arbre

Comme si cela pouvait avoir une grande importance

Avait autant de poids dans sa balance

Que la guerre d’Ethiopie

Dans celle de l’Angleterre.

 

Nous ne sommes pas des comptables

 

Tout le monde peut avoir une piastre (*) de papier vert

Mais qui peut voir au travers

                    si ce n’est un enfant

Qui peut comme lui voir au travers en toute liberté

Sans que du tout la piastre l’empêche

                    ni ses limites

Ni sa valeur d’une seule piastre

 

Mais il voit par cette vitrine de milliers de

                    jouets merveilleux

Et n’a pas envie de choisir parmi ces trésors

Ni désir ni nécessité

Lui

Mais ses yeux sont grands pour tout prendre.

 

(*) Au Québec, le mot piastre est synonyme de dollar.

 

Regards et jeux dans l'espace

In, « Poésies »

Editions Fides, Montréal (Québec), 1972

Du même auteur :

Accompagnement (14/01/2015)

« Il nous est arrivé... » (29/05/2018)

« Nous avons attendu de la douleur... » (30//05/2019)

Dilemme (30/05/2020)

« Et maintenant... » (30/05/2021)

Monde irrémédiable désert (30/05/2023)

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