Saint – John – Perse (1887 – 1975) : Eloges
Éloges
I
Les viandes grillent en plein vent, les sauces se composent
et la fumée remonte les chemins à vif et rejoint qui marchait.
Alors le Songeur aux joues sales
se tire
d'un vieux songe tout rayé de violences, de ruses et d'éclats,
et orné de sueurs, vers l'odeur de la viande
il descend
comme une femme qui traîne : ses toiles, tout son linge et ses cheveux
défaits.
II
J'ai aimé un cheval — qui était-ce ? — il m'a bien regardé de face, sous ses
mèches.
Les trous vivants de ses narines étaient deux choses belles à voir — avec ce
trou vivant qui gonfle au-dessus de chaque oeil.
Quand il avait couru, il suait : c'est briller ! — et j'ai pressé des lunes à ses
flancs sous mes genoux d'enfant . . .
J'ai aimé un cheval — qui était-ce ? — et parfois (car une bête sait mieux
quelles forces nous vantent)
il levait à ses dieux une tête d'airain : soufflante, sillonnée d'un pétiole de
veines.
III
Les rythmes de l'orgueil descendent les mornes rouges.
Les tortues roulent aux détroits comme des astres bruns.
Des rades font un songe plein de têtes d'enfants . . .
Sois un homme aux yeux calmes qui rit,
silencieux qui rit sous l'aile calme du sourcil, perfection du vol (et du bord
immobile du cil il fait retour aux choses qu'il a vues, empruntant les chemins
de la mer frauduleuse . . . et du bord immobile du cil
il nous a fait plus d'une promesse d'iles,
comme celui qui dit a un plus jeune: « Tu verras!»
Et c'est lui qui s'entend avec le maître du navire).
IV
Azur! nos bêtes sont bondées d'un cri!
Je m'éveille, songeant au fruit noir de l'Anibe dans sa cupule verruqueuse
et tronquée . . . Ah bien! les crabes ont dévoré tout un arbre à fruits mous. Un
autre est plein de cicatrices, ses fleurs poussaient, succulentes, au tronc. Et un
autre, on ne peut le toucher de la main, comme on prend à témoin, sans qu'il
pleuve aussitôt de ces mouches, couleurs! . . . Les fourmis courent en deux
sens. Des femmes rient toutes seules dans les abutilons, ces fleurs jaunes-
tachées-de-noir-pourpre-à-la-base que l'on emploie dans la diarrhée des bêtes à
cornes . . . Et le sexe sent bon. La sueur s'ouvre un chemin frais. Un homme
seul mettrait son nez dans le pli de son bras. Ces rives gonflent, s'écroulent
sous des couches d'insectes aux noces saugrenues. La rame a bourgeonné dans
la main du rameur. Un chien vivant au bout d'un croc est le meilleur appât pour
le requin . . .
— Je m'éveille songeant au fruit noir de l'Anibe ; à des fleurs en paquets
sous l'aisselle des feuilles.
V
. . . Or ces eaux calmes sont de lait
et tout ce qui s'épanche aux solitudes molles du matin.
Le pont lavé, avant le jour, d'une eau pareille en songe au mélange de
l'aube, fait une belle relation du ciel. Et l'enfance adorable du jour, par la treille
des tentes roulées, descend à même ma chanson.
Enfance, mon amour, n'était-ce que cela? . . .
Enfance, mon amour . . . ce double anneau de l'oeil et l'aisance d'aimer . . .
II fait si calme et puis si tiède,
il fait si continuel aussi,
qu'il est étrange d'être là, mêlé des mains à la facilité du jour . . .
Enfance mon amour! il n'est que de céder . . . Et l'ai-je dit, alors ? je ne veux
plus même de ces linges
à remuer là, dans l'incurable, aux solitudes vertes du matin . . . Et l'ai-je dit,
alors? il ne faut que servir
comme de vieille corde . . . Et ce coeur, et ce coeur, là ! qu'il traîne sur les
ponts, plus humble et plus sauvage et plus, qu'un vieux faubert,
exténué . . .
VI
Et d'autres montent, à leur tour, sur le pont
et moi je prie, encore, qu'on ne tende la toile . . . mais pour cette lanterne,
vous pouvez bien l'éteindre . . .
Enfance, mon amour! c'est le matin, ce sont
des choses douces qui supplient, comme la haine de chanter,
douces comme la honte, qui tremble sur les lèvres, des choses dites de
profil,
ô douces, et qui supplient, comme la voix la plus douce du mâle s'il consent
à plier son âme rauque vers qui plie . . .
Et à présent je vous le demande, n'est-ce pas le matin . . . une aisance du
souffle
et l'enfance agressive du jour, douce comme le chant qui étire les yeux?
VII
Un peu de ciel bleuit au versant de nos ongles. La journée sera chaude où
s'épaissit le feu. Voici la chose comme elle sera :
un grésillement aux gouffres écarlates, l'abîme piétiné des buffles de la joie
(ô joie inexplicable sinon par la lumière!) Et le malade, en mer, dira
qu'on arrête le bateau pour qu'on puisse l'ausculter.
Et grand loisir alors à tous ceux de l'arrière, les ruées du silence refluant à
nos fronts . . . Un oiseau qui suivait, son vol l'emporte par-dessus tête, il évite
le mât, il passe, nous montrant ses pattes roses de pigeon, sauvage comme
Cambyse et doux comme Assuérus . . . Et le plus jeune des voyageurs,
s'asseyant de trois quarts sur la lisse : «Je veux bien vous parler des sources
sous la mer ...» (on le prie de conter)
— Cependant le bateau fait une ombre vert-bleue ; paisible, clairvoyante,
envahie de glucoses où paissent
en bandes souples qui sinuent
ces poissons qui s'en vont comme le thème au long du chant.
. . . Et moi, plein de santé, je vois cela, je vais
près du malade et lui conte cela:
et voici qu’il me hait.
VIII
Au négociant le porche sur la mer, et le toit au faiseur d'almanachs! . . .
Mais pour un autre le voilier au fond des criques de vin noir, et cette odeur !
et cette odeur avide de bois mort, qui fait songer aux taches du Soleil, aux
astronomes, à la mort . . .
— Ce navire est à nous et mon enfance n'a sa fin.
J'ai vu bien des poissons qu'on m'enseigne à nommer. J'ai vu bien d'autres
choses, qu'on ne voit qu'en pleine Eau; et d'autres qui sont mortes; et d'autres
qui sont feintes . . . Et ni
les paons de Salomon, ni la fleur peinte au baudrier des Ras, ni l'ocelot
nourri de viande humaine, devant les dieux de cuivre, par Montezuma
ne passent en couleurs
ce poisson buissonneux hissé par-dessus bord pour amuser ma mère qui est
jeune et qui bâille.
. . . Des arbres pourrissaient au fond des criques de vin noir.
IX
Oh finissez! si vous parlez encore
d'atterrir, j'aime mieux vous le dire,
je me jetterai là sous vos yeux.
La voile dit un mot sec, et retombe. Que faire ?
Le chien se jette à l'eau et fait le tour de l'Arche.
Céder ! comme l'écoute.
. . . Détachez la chaloupe
ou ne le faites pas, ou décidez encore
qu'on se baigne . . . Cela me va aussi.
. . . Tout l'intime de l'eau se resonge en silence aux contrées de la toile.
Allez, c'est une belle histoire qui s'organise là,
— ô spondée du silence étiré sur ses longues !
. . . Et moi qui vous parlais, je ne sais rien, ni d'aussi fort, ni d'aussi nu
qu'en travers du bateau, ciliée de ris et nous longeant, notre limite,
la grand'voile irritable couleur de cerveau.
. . . Actes, fêtes du front, et fêtes de la nuque! . . .
et ces clameurs, et ces silences ! et ces nouvelles en voyage, et ces messages
par marées, ô libations du jour! . . . et la présence de la voile, grande âme
malaisée, la voile étrange, là, et chaleureuse révélée, comme la présence
d'une joue ... O
bouffées! . . . Vraiment j'habite la gorge d'un dieu.
X
Pour débarquer des boeufs et des mulets,
on donne à l’eau, par-dessus bord, ces dieux coulés en or et frottés de résine.
L'eau les vante ! jaillit !
et nous les attendons à quai, avec des lattes élevées en guise de flambeaux;
et nous tenons les yeux fixés sur l'étoile de ces fronts — étant là tout un peuple
dénué, vêtu de son luisant, et sobre.
XI
Comme des lames de fond
on tire aux magasins de grandes feuilles souples de métal : arides,
frémissantes et qui versent, capté, tout un versant du ciel.
Pour voir, se mettre à l'ombre. Sinon, rien.
La ville est jaune de rancune. Le Soleil précipite dans les darses une
querelle de tonnerres. Un vaisseau de fritures coule au bout de la rue
raboteuse, qui de l'autre, bombant, s'apprivoise parmi la poudre des
tombeaux.
(Car c'est le Cimetière, là, qui règne si haut, à flanc de pierre ponce : foré de
chambres, planté d'arbres qui sont comme des dos de casoars.)
XII
Nous avons un clergé, de la chaux.
Je vois briller les feux d'un campement de Soudeurs . . .
— Les morts de cataclysme, comme des bêtes épluchées,
dans ces boites de zinc portées par les Notables et qui reviennent de la
Mairie par la grand'rue barrée d'eau verte (ô bannières gaufrées comme des dos
de chenilles, et une enfance en noir pendue à des glands d'or!)
sont mis en tas, pour un moment, sur la place couverte du Marché:
où debout
et vivant
et vêtu d'un vieux sac qui fleure bon le riz,
un nègre dont le poil est de la laine de mouton noir grandit comme un
prophète qui va crier dans une conque — cependant que le ciel pommelé
annonce pour ce soir
un autre tremblement de terre.
XIII
La tête de poisson ricane
entre les pis du chat crevé qui gonfle — vert ou mauve? — Le poil, couleur
d'écaille, est misérable, colle,
comme la mèche que suce une très vieille petite fille osseuse, aux mains
blanches de lèpre.
La chienne rose traîne, à la barbe du pauvre, toute une viande de mamelles.
Et la marchande de bonbons
se bat
contre les guêpes dont le vol est pareil aux morsures du jour sur le dos de la
mer. Un enfant voit cela,
si beau
qu'il ne peut plus fermer ses doigts . . . Mais le coco que l'on a bu et lancé
là, tête aveugle qui clame affranchie de l'épaule
détourne du dalot
la splendeur des eaux pourpres lamées de graisses et d'urines, où trame le savon
comme de la toile d'araignée.
*
Sur la chaussée de cornaline, une fille vêtue comme un roi de Lydie.
XIV
Silencieusement va la sève et débouche aux rives minces de la feuille.
Voici d'un ciel de paille où lancer, ô lancer ! à tour de bras la torche !
Pour moi, j'ai retiré mes pieds,
ô mes amis où êtes-vous que je ne connais pas? . . . Ne verrez-vous cela
aussi? . . . des havres crépitants, de belles eaux de cuivre mol où midi émietteur
de cymbales troue l'ardeur de son puits ... O c'est l'heure
où dans les villes surchauffées, au fond des cours gluantes sous les treilles
glacées, l'eau coule aux bassins clos violée
des roses vertes de midi . . . et l'eau nue est pareille à la pulpe d'un songe, et
le Songeur est couché là, et il tient au plafond son oeil d'or qui guerroie . . .
Et l'enfant qui revient de l'école des Pères, affectueux longeant l'affection
des Murs qui sentent le pain chaud, voit au bout de la rue où il tourne
la mer déserte plus bruyante qu’une criée aux poissons. Et les boucauts de
sucre coulent, aux Quais de marcassite peints, à grands ramages, de pétrole,
et des nègres porteurs de bêtes écorchées s'agenouillent aux faïences des
Boucheries Modèles, déchargeant un faix d'os et d'ahan,
et au rond-point de la Halle de bronze, haute demeure courroucée où
pendent les poissons et qu'on entend chanter dans sa feuille de fer, un homme
glabre, en cotonnade jaune, pousse un cri : je suis Dieu ! et d'autres : il est fou !
et un autre envahi par le goût de tuer se met en marche vers le Château -
d'Eau avec trois billes de poison: rose, verte, indigo.
Pour moi, j'ai retiré mes pieds.
XV
Enfance, mon amour, j'ai bien aimé le soir aussi : c'est l’heure de sortir.
Nos bonnes sont entrées aux corolles des robes . . . et collés aux persiennes,
sous nos tresses glacées, nous avons
vu comme lisses, comme nues, elles élèvent à bout de bras l'anneau mou de
la robe.
Nos mères vont descendre, parfumées avec l'herbe-à-Madame-Lalie . . .
Leurs cous sont beaux. Va devant et annonce : Ma mère est la plus belle ! —
J'entends déjà
les toiles empesées
qui traînent par les chambres un doux bruit de tonnerre . . . Et la Maison ! la
Maison? . . . on en sort !
Le vieillard même m'envierait une paire de crécelles
et de bruire par les mains comme une liane à pois, la guilandine ou le
mucune.
Ceux qui sont vieux dans le pays tirent une chaise sur la cour, boivent des
punchs couleur de pus.
XVI
. . . Ceux qui sont vieux dans le pays le plus tôt sont levés
à pousser le volet et regarder le ciel, la mer qui change de couleur
et les iles, disant: la journée sera belle si l'on en juge par cette aube.
Aussitôt c'est le jour ! et la tôle des toits s'allume dans la transe, et la rade
est livrée au malaise, et le ciel à la verve, et le Conteur s'élance dans la veille!
La mer, entre les iles, est rose de luxure ; son plaisir est matière à débattre,
on l'a eu pour un lot de bracelets de cuivre !
Des enfants courent aux rivages ! des chevaux courent aux rivages ! . . . un
million d'enfants portant leurs cils comme des ombelles . . . et le nageur
a une jambe en eau tiède mais l'autre pèse dans un courant frais; et les
gomphrènes, les ramies,
l'acalyphe à fleurs vertes et ces piléas cespiteuses qui sont la barbe des vieux
murs
s'affolent sur les toits, au rebord des gouttières,
car un vent, le plus frais de l'année, se lève, aux bassins d'iles qui bleuissent,
et déferlant jusqu'à ces cayes plates, nos maisons, coule au sein du vieillard
par le havre de toile jusqu'au lieu plein de crin entre les deux mamelles.
Et la journée est entamée, le monde
n'est pas si vieux que soudain il n'ait ri . . .
*
C'est alors que l'odeur du café remonte l'escalier.
XVII
« Quand vous aurez fini de me coiffer, j'aurai fini de vous haïr. »
L'enfant veut qu'on le peigne sur le pas de la porte.
« Ne tirez pas ainsi sur mes cheveux. C'est déjà bien assez qu'il faille qu'on
me touche. Quand vous m'aurez coiffé, je vous aurai haïe.»
Cependant la sagesse du jour prend forme d'un bel arbre
et l'arbre balancé
qui perd une pincée d'oiseaux,
aux lagunes du ciel écaille un vert si beau qu'il n'y a de plus vert que la
punaise d'eau.
« Ne tirez pas si loin sur mes cheveux ... »
XVIII
A présent laissez-moi, je vais seul
Je sortirai, car j'ai affaire : un insecte m'attend pour trailer. Je me fais joie
du gros oeil à facettes : anguleux, imprévu, comme le fruit du cyprès.
Ou bien j'ai une alliance avec les pierres veinées-bleu : et vous me laissez
également,
assis, dans l'amitié de mes genoux.
1908
La Nouvelle Revue française, N°30, Juin 1911
Marcel Rivière et Cie, Editeurs, 1911
Du même auteur :
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