Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le bar à poèmes
4 janvier 2020

Saint – John – Perse (1887 – 1975) : Eloges

fb8ad47765b67fee5138fc299da45367_1_

 

Éloges

           

I                    

     Les viandes grillent en plein vent, les sauces se composent   

     et la fumée remonte les chemins à vif et rejoint qui marchait.

     Alors le Songeur aux joues sales

     se tire

     d'un vieux songe tout rayé de violences, de ruses et d'éclats,

     et orné de sueurs, vers l'odeur de la viande

     il descend

     comme une femme qui traîne : ses toiles, tout son linge et ses cheveux

défaits.

II

 

     J'ai aimé un cheval — qui était-ce ? — il m'a bien regardé de face, sous ses

mèches.

     Les trous vivants de ses narines étaient deux choses belles à voir — avec ce

trou vivant qui gonfle au-dessus de chaque oeil.

     Quand il avait couru, il suait : c'est briller ! — et j'ai pressé des lunes à ses

flancs sous mes genoux d'enfant . . .

      J'ai aimé un cheval — qui était-ce ? — et parfois (car une bête sait mieux

quelles forces nous vantent)

     il levait à ses dieux une tête d'airain : soufflante, sillonnée d'un pétiole de

veines. 

III

     Les rythmes de l'orgueil descendent les mornes rouges.

     Les tortues roulent aux détroits comme des astres bruns.

     Des rades font un songe plein de têtes d'enfants . . . 

 

     Sois un homme aux yeux calmes qui rit,

     silencieux qui rit sous l'aile calme du sourcil, perfection du vol (et du bord

immobile du cil il fait retour aux choses qu'il a vues, empruntant les chemins

de la mer frauduleuse . . . et du bord immobile du cil

     il nous a fait plus d'une promesse d'iles,

     comme celui qui dit a un plus jeune: « Tu verras!»

     Et c'est lui qui s'entend avec le maître du navire).

 

IV

     Azur! nos bêtes sont bondées d'un cri!

     Je m'éveille, songeant au fruit noir de l'Anibe dans sa cupule verruqueuse

et tronquée . . . Ah bien! les crabes ont dévoré tout un arbre à fruits mous. Un

autre est plein de cicatrices, ses fleurs poussaient, succulentes, au tronc. Et un

autre, on ne peut le toucher de la main, comme on prend à témoin, sans qu'il

pleuve aussitôt de ces mouches, couleurs! . . .  Les fourmis courent en deux

sens. Des femmes rient toutes seules dans les abutilons, ces fleurs jaunes-

tachées-de-noir-pourpre-à-la-base que l'on emploie dans la diarrhée des bêtes à

cornes . . . Et le sexe sent bon. La sueur s'ouvre un chemin frais. Un homme

seul mettrait son nez dans le pli de son bras. Ces rives gonflent, s'écroulent

sous des couches d'insectes aux noces saugrenues. La rame a bourgeonné dans

la main du rameur. Un chien vivant au bout d'un croc est le meilleur appât pour

le requin . . .

     — Je m'éveille songeant au fruit noir de l'Anibe ; à des fleurs en paquets

sous l'aisselle des feuilles. 

 

V

     . . . Or ces eaux calmes sont de lait

     et tout ce qui s'épanche aux solitudes molles du matin.

     Le pont lavé, avant le jour, d'une eau pareille en songe au mélange de

l'aube, fait une belle relation du ciel. Et l'enfance adorable du jour, par la treille

des tentes roulées, descend à même ma chanson.

 

     Enfance, mon amour, n'était-ce que cela? . . .

 

     Enfance, mon amour . . . ce double anneau de l'oeil et l'aisance d'aimer . . .

     II fait si calme et puis si tiède,

     il fait si continuel aussi,

     qu'il est étrange d'être là, mêlé des mains à la facilité du jour . . .

 

     Enfance mon amour! il n'est que de céder . . . Et l'ai-je dit, alors ? je ne veux

plus même de ces linges

     à remuer là, dans l'incurable, aux solitudes vertes du matin . . . Et l'ai-je dit,

alors? il ne faut que servir

     comme de vieille corde . . . Et ce coeur, et ce coeur, là ! qu'il traîne sur les

ponts, plus humble et plus sauvage et plus, qu'un vieux faubert,

     exténué . . .

 VI 

     Et d'autres montent, à leur tour, sur le pont

     et moi je prie, encore, qu'on ne tende la toile . . . mais pour cette lanterne,

vous pouvez bien l'éteindre . . .

     Enfance, mon amour! c'est le matin, ce sont

des choses douces qui supplient, comme la haine de chanter,

     douces comme la honte, qui tremble sur les lèvres, des choses dites de

profil,

     ô douces, et qui supplient, comme la voix la plus douce du mâle s'il consent

à plier son âme rauque vers qui plie . . .

     Et à présent je vous le demande, n'est-ce pas le matin . . . une aisance du

souffle

     et l'enfance agressive du jour, douce comme le chant qui étire les yeux?

 

VII

 

     Un peu de ciel bleuit au versant de nos ongles. La journée sera chaude où

s'épaissit le feu. Voici la chose comme elle sera :

     un grésillement aux gouffres écarlates, l'abîme piétiné des buffles de la joie

(ô joie inexplicable sinon par la lumière!) Et le malade, en mer, dira

     qu'on arrête le bateau pour qu'on puisse l'ausculter.

     Et grand loisir alors à tous ceux de l'arrière, les ruées du silence refluant à

nos fronts . . . Un oiseau qui suivait, son vol l'emporte par-dessus tête, il évite

le mât, il passe, nous montrant ses pattes roses de pigeon, sauvage comme 

Cambyse et doux comme Assuérus . . . Et le plus jeune des voyageurs,

s'asseyant de trois quarts sur la lisse : «Je veux bien vous parler des sources

sous la mer ...» (on le prie de conter)

     — Cependant le bateau fait une ombre vert-bleue ; paisible, clairvoyante,

envahie de glucoses où paissent

     en bandes souples qui sinuent

     ces poissons qui s'en vont comme le thème au long du chant.

 

     . . . Et moi, plein de santé, je vois cela, je vais

     près du malade et lui conte cela:

     et voici qu’il me hait.

VIII

 

     Au négociant le porche sur la mer, et le toit au faiseur d'almanachs! . . .

Mais pour un autre le voilier au fond des criques de vin noir, et cette odeur !

et cette odeur avide de bois mort, qui fait songer aux taches du Soleil, aux

astronomes, à la mort . . .

 

     — Ce navire est à nous et mon enfance n'a sa fin.

     J'ai vu bien des poissons qu'on m'enseigne à nommer. J'ai vu bien d'autres

choses, qu'on ne voit qu'en pleine Eau; et d'autres qui sont mortes; et d'autres

qui sont feintes . . . Et ni

     les paons de Salomon, ni la fleur peinte au baudrier des Ras, ni l'ocelot

nourri de viande humaine, devant les dieux de cuivre, par Montezuma

     ne passent en couleurs

     ce poisson buissonneux hissé par-dessus bord pour amuser ma mère qui est

jeune et qui bâille.

 

. . . Des arbres pourrissaient au fond des criques de vin noir.

 

 IX      

     Oh finissez! si vous parlez encore

     d'atterrir, j'aime mieux vous le dire,

     je me jetterai là sous vos yeux.

 

     La voile dit un mot sec, et retombe. Que faire ?

     Le chien se jette à l'eau et fait le tour de l'Arche.

     Céder ! comme l'écoute.

 

     . . . Détachez la chaloupe

      ou ne le faites pas, ou décidez encore

     qu'on se baigne . . . Cela me va aussi.

 

     . . . Tout l'intime de l'eau se resonge en silence aux contrées de la toile.

     Allez, c'est une belle histoire qui s'organise là,

     — ô spondée du silence étiré sur ses longues !

 

     . . . Et moi qui vous parlais, je ne sais rien, ni d'aussi fort, ni d'aussi nu

     qu'en travers du bateau, ciliée de ris et nous longeant, notre limite,

     la grand'voile irritable couleur de cerveau.

 

     . . . Actes, fêtes du front, et fêtes de la nuque! . . .

     et ces clameurs, et ces silences ! et ces nouvelles en voyage, et ces messages

par marées, ô libations du jour! . . . et la présence de la voile, grande âme

malaisée, la voile étrange, là, et chaleureuse révélée, comme la présence

d'une joue ... O

     bouffées! . . . Vraiment j'habite la gorge d'un dieu.

 

X

     Pour débarquer des boeufs et des mulets,

     on donne à l’eau, par-dessus bord, ces dieux coulés en or et frottés de résine.

     L'eau les vante ! jaillit !

      et nous les attendons à quai, avec des lattes élevées en guise de flambeaux;

et nous tenons les yeux fixés sur l'étoile de ces fronts — étant là tout un peuple

dénué, vêtu de son luisant, et sobre.

XI

     Comme des lames de fond

     on tire aux magasins de grandes feuilles souples de métal : arides,

 frémissantes et qui versent, capté, tout un versant du ciel.

     Pour voir, se mettre à l'ombre. Sinon, rien.

     La ville est jaune de rancune. Le Soleil précipite dans les darses une

querelle de tonnerres. Un vaisseau de fritures coule au bout de la rue

     raboteuse, qui de l'autre, bombant, s'apprivoise parmi la poudre des

tombeaux.

     (Car c'est le Cimetière, là, qui règne si haut, à flanc de pierre ponce : foré de

chambres, planté d'arbres qui sont comme des dos de casoars.)

 

XII

     Nous avons un clergé, de la chaux.

     Je vois briller les feux d'un campement de Soudeurs . . . 

 

     — Les morts de cataclysme, comme des bêtes épluchées,

     dans ces boites de zinc portées par les Notables et qui reviennent de la

Mairie par la grand'rue barrée d'eau verte (ô bannières gaufrées comme des dos

de chenilles, et une enfance en noir pendue à des glands d'or!)

     sont mis en tas, pour un moment, sur la place couverte du Marché:

     où debout

     et vivant

     et vêtu d'un vieux sac qui fleure bon le riz,

     un nègre dont le poil est de la laine de mouton noir grandit comme un

prophète qui va crier dans une conque — cependant que le ciel pommelé

annonce pour ce soir

     un autre tremblement de terre.

 

XIII

     La tête de poisson ricane

     entre les pis du chat crevé qui gonfle — vert ou mauve? — Le poil, couleur

d'écaille, est misérable, colle,

     comme la mèche que suce une très vieille petite fille osseuse, aux mains

blanches de lèpre.

     La chienne rose traîne, à la barbe du pauvre, toute une viande de mamelles.

Et la marchande de bonbons

     se bat

     contre les guêpes dont le vol est pareil aux morsures du jour sur le dos de la

mer. Un enfant voit cela,

     si beau

     qu'il ne peut plus fermer ses doigts . . . Mais le coco que l'on a bu et lancé

là, tête aveugle qui clame affranchie de l'épaule

     détourne du dalot

la splendeur des eaux pourpres lamées de graisses et d'urines, où trame le savon

     comme de la toile d'araignée.

*

     Sur la chaussée de cornaline, une fille vêtue comme un roi de Lydie. 

 

XIV

     Silencieusement va la sève et débouche aux rives minces de la feuille.

     Voici d'un ciel de paille où lancer, ô lancer ! à tour de bras la torche !

     Pour moi, j'ai retiré mes pieds,

      ô mes amis où êtes-vous que je ne connais pas? . . . Ne verrez-vous cela

aussi? . . . des havres crépitants, de belles eaux de cuivre mol où midi émietteur

de cymbales troue l'ardeur de son puits ... O c'est l'heure

 

     où dans les villes surchauffées, au fond des cours gluantes sous les treilles

glacées, l'eau coule aux bassins clos violée

     des roses vertes de midi . . . et l'eau nue est pareille à la pulpe d'un songe, et

 le Songeur est couché là, et il tient au plafond son oeil d'or qui guerroie . . .

     Et l'enfant qui revient de l'école des Pères, affectueux longeant l'affection

des Murs qui sentent le pain chaud, voit au bout de la rue où il tourne

     la mer déserte plus bruyante qu’une criée aux poissons. Et les boucauts de

sucre coulent, aux Quais de marcassite peints, à grands ramages, de pétrole,

     et des nègres porteurs de bêtes écorchées s'agenouillent aux faïences des

Boucheries Modèles, déchargeant un faix d'os et d'ahan,

     et au rond-point de la Halle de bronze, haute demeure courroucée où

pendent les poissons et qu'on entend chanter dans sa feuille de fer, un homme   

glabre, en cotonnade jaune, pousse un cri : je suis Dieu ! et d'autres : il est fou !

     et un autre envahi par le goût de tuer se met en marche vers le Château -

d'Eau avec trois billes de poison: rose, verte, indigo.

 

     Pour moi, j'ai retiré mes pieds.

XV

 

     Enfance, mon amour, j'ai bien aimé le soir aussi : c'est l’heure de sortir.

     Nos bonnes sont entrées aux corolles des robes . . . et collés aux persiennes,

sous nos tresses glacées, nous avons

     vu comme lisses, comme nues, elles élèvent à bout de bras l'anneau mou de

 la robe.

     Nos mères vont descendre, parfumées avec l'herbe-à-Madame-Lalie . . .

Leurs cous sont beaux. Va devant et annonce : Ma mère est la plus belle ! —

J'entends déjà

     les toiles empesées

     qui traînent par les chambres un doux bruit de tonnerre . . . Et la Maison ! la

Maison? . . . on en sort !

     Le vieillard même m'envierait une paire de crécelles

     et de bruire par les mains comme une liane à pois, la guilandine ou le

mucune.

 

     Ceux qui sont vieux dans le pays tirent une chaise sur la cour, boivent des

punchs couleur de pus.

XVI

 

     . . . Ceux qui sont vieux dans le pays le plus tôt sont levés

     à pousser le volet et regarder le ciel, la mer qui change de couleur

     et les iles, disant: la journée sera belle si l'on en juge par cette aube.

 

     Aussitôt c'est le jour ! et la tôle des toits s'allume dans la transe, et la rade

est livrée au malaise, et le ciel à la verve, et le Conteur s'élance dans la veille!

 

     La mer, entre les iles, est rose de luxure ; son plaisir est matière à débattre,

on l'a eu pour un lot de bracelets de cuivre !

     Des enfants courent aux rivages ! des chevaux courent aux rivages ! . . . un

million d'enfants portant leurs cils comme des ombelles . . . et le nageur     

a une jambe en eau tiède mais l'autre pèse dans un courant frais; et les

gomphrènes, les ramies,

     l'acalyphe à fleurs vertes et ces piléas cespiteuses qui sont la barbe des vieux

murs

     s'affolent sur les toits, au rebord des gouttières,

 

     car un vent, le plus frais de l'année, se lève, aux bassins d'iles qui bleuissent,

     et déferlant jusqu'à ces cayes plates, nos maisons, coule au sein du vieillard

     par le havre de toile jusqu'au lieu plein de crin entre les deux mamelles. 

     Et la journée est entamée, le monde   

     n'est pas si vieux que soudain il n'ait ri . . .

*

     C'est alors que l'odeur du café remonte l'escalier.

 

XVII 

     « Quand vous aurez fini de me coiffer, j'aurai fini de vous haïr. »

     L'enfant veut qu'on le peigne sur le pas de la porte.

     « Ne tirez pas ainsi sur mes cheveux. C'est déjà bien assez qu'il faille qu'on

me touche. Quand vous m'aurez coiffé, je vous aurai haïe.»

 

     Cependant la sagesse du jour prend forme d'un bel arbre

      et l'arbre balancé

     qui perd une pincée d'oiseaux,

     aux lagunes du ciel écaille un vert si beau qu'il n'y a de plus vert que la

punaise d'eau.

 

     « Ne tirez pas si loin sur mes cheveux ... »

 

XVIII

     A présent laissez-moi, je vais seul

     Je sortirai, car j'ai affaire : un insecte m'attend pour trailer. Je me fais joie

     du gros oeil à facettes : anguleux, imprévu, comme le fruit du cyprès.

     Ou bien j'ai une alliance avec les pierres veinées-bleu : et vous me laissez

également,

      assis, dans l'amitié de mes genoux.

1908

 

La Nouvelle Revue française, N°30, Juin 1911

Marcel Rivière et Cie, Editeurs, 1911

Du même auteur :

« Telle est l’instance extrême… »   (03/01/2014)

« Et vous, Mers… » (04/01/2016)

Images à Crusoé (04/01/2017)

Oiseaux (04/01/2018)

Pour fêter une enfance (04/01/2019)

Récitation à l’éloge d’une Reine / Histoire du Régent / Chanson du Présomptif / Berceuse (04/01/2021)

Amitié du Prince (04/01/2022)

Exil (04/01/2023)

Anabase (I-VI) (04/01/2024)

Publicité
Publicité
Commentaires
L
il était ambassadeur en Afrique-eloges est un bijoux-un poete hors norme-
Répondre
S
est-ce bien cet homme qui fut ambassadeur du réime criminel de Vichy?
Répondre
Le bar à poèmes
Publicité
Archives
Newsletter
96 abonnés
Publicité