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Le bar à poèmes
4 janvier 2023

Saint-John-Perse (1887 – 1975) : Exil

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Exil

A Archibald MacLesthh

 

I

     Portes ouvertes sur les sables, portes ouvertes sur l’exil,

     Les clés aux gens du phare, et l’astre roué vif sur la pierre du seuil :

     Mon hôte, laissez-moi votre maison de verre dans les sables...

     L’Eté de gypse aiguise ses fers de lance dans nos plaies,

     J’élis un lieu flagrant et nul comme l’ossuaire des saisons

     Et, sur toutes grèves de ce monde, l’esprit du dieu fumant déserte sa couche

d’amiante.

     Les spasmes de l’éclair sont pour le ravissement des Princes en Tauride.

 

II

     A nulles rives dédiées, à nulles pages confiée la pure amorce de ce chant...

     D’autres saisissent dans les temples la corne peinte des autels :

     Ma gloire est sur les sables ! ma gloire est sur les sables !... Et ce n’est point

errer, ô Pérégrin,

     Que de convoiter l’aire la plus nue pour assembler aux syrtes de l’exil un grand

poème né de rien, un grand poème fait de rien...

     Sifflez, ô frondes par le monde, chantez, ô conques sur les eaux !

     J’ai fondé sur l’abîme et l’embrun et la fumée des sables. Je me coucherai dans

les citernes et dans les vaisseaux creux,

     En tous lieux vains et fades où gît le goût de la grandeur.

 

     « ... Moins de souffles flattaient la famille des Jules ; moins d’alliances assistaient

les grandes castes de prêtrise.

     « Où vont les sables à leur chant s’en vont les Princes de l’exil,

     « Où furent les voiles haut tendues s’en va l’épave plus soyeuse qu’un songe

de luthier,

     « Où furent les grandes actions de guerre déjà blanchit la mâchoire d’âne.

     « Et la mer à la ronde roule son bruit de crânes sur les grèves,

     « Et que toutes choses au monde lui soient vaines, c’est ce qu’un soir, au bord

du monde, nous contèrent

     « Les milices du vent dans les sables d’exil... »

 

     Sagesse de l’écume, ô pestilences de l’esprit dans la crépitation du sel et le lait

de chaud vive !

     Une science m’échoit aux sévices de l’âme... Le vent nous conte ses flibustes,

le vent nous conte ses méprises !

     Comme le Cavalier, la corde au poing, à l’entrée du désert,

     J’épie au cirque le plus vaste l’élancement des signes les plus fastes.

     Et le matin pour nous mène son doigt d’augure parmi de saintes écritures.

     L’exil n’est point d’hier ! l’exil n’est point d’hier ! « Ô vestiges, ô prémisses »,

     Dit l’Etranger parmi les sables, « toute chose au monde m’est nouvelle !... »

Et la naissance de son chant ne lui est pas moins étrangère.

 

III

     « Toujours il y eut cette clameur, toujours il y eut cette splendeur,

     « Et comme un haut fait d’armes en marche par le monde, comme un

dénombrement de peuples en exode, comme une fondation d’empires par

tumulte prétorien, ha ! comme un gonflement de lèvres sur la naissance des

Grands Livres,

     « Cette grande chose sourde par le monde et qui s’accroît soudain comme

une ébriété.

 

     « Toujours il y eut cette clameur, toujours il y eut cette grandeur,

     « Cette chose errante par le monde, cette haute transe par le monde, et sur

toutes grèves de ce monde, du même souffle proférée, la même vague proférant

     « Une seule et longue phrase sans césure à jamais inintelligible...

 

     « Toujours il y eut cette clameur, toujours il y eut cette fureur,

     « Et ce très haut ressac au comble de l’accès, toujours, au faîte du désir,

la même mouette sur son aile, la même mouette sur son aire, à tire-d’aile ralliant

les stances de l’exil, et sur toutes grèves de ce monde, du même souffle proférée,

la même plainte sans mesure

     « A la poursuite, sur les sables, de mon âme numide... »

 

     Je vous connais, ô monstre ! Nous voici de nouveau face à face. Nous

reprenons ce long débat où nous l’avions laissé.

     Et vous pouvez pousser vos arguments comme des mufles bas sur l’eau :

je ne vous laisserai point de pause ni répit.

     Sur trop de grèves visitées furent mes pas lavés avant le jour, sur trop de

couches désertées fut mon âme livrée au cancer du silence.

     Que voulez-vous encore de moi, ô souffle originel ? Et vous, que pensez-vous

encore tirer de ma lèvre vivante,

     Ô force errante sur mon seuil, ô Mendiante dans nos voies et sur les traces

du Prodigue ?

     Le vent nous conte sa vieillesse, le vent nous conte sa jeunesse... Honore, ô

Prince, ton exil !

     Et soudain tout m’est force et présence, où fume encore le thème du néant.

 

     « ... Plus haute, chaque nuit, cette clameur muette sur mon seuil, plus haute,

chaque nuit, cette levée de siècles sous l’écaille,

      « Et, sur toutes grèves de ce monde, un ïambe plus farouche à nourrir de mon

être !... 

     « Tant de hauteur n’épuisera la rive accorte de ton seuil, ô Saisisseur de glaives

à l’aurore,

     « Ô Manieur d’aigles par leurs angles, et Nourrisseur des filles les plus aigres

sous la plume de fer !

     « Toute chose à naître s’horripile à l’orient du monde, toute chair naissante

exulte aux premier feux du jour !

     « Et voici qu’il s’élève une rumeur plus vaste par le monde, comme une

insurrection de l’âme...

     « Tu ne te tairas point, clameur ! que je n’aie dépouillé sur les sables toute

allégeance humaine. (Qui sait encore le lieu de ma naissance ?) »  

 

IV

     Etrange fut la nuit où tant de souffles s’égarèrent au carrefour des chambres...

     Et qui donc avant l’aube erre aux confins du monde avec ce cri pour moi ?

Quelle grande fille répudiée s’en fut au sifflement de l’aile visiter d’autres seuils,

quelle grande fille malaimée,

     A l’heure où les constellations labiles qui changent de vocable pour les hommes

d’exil déclinent dans les sables à la recherche d’un lieu pur ?

     Partout-errante fut son nom de courtisane chez les prêtres, aux grottes vertes

des Sibylles, et le matin sur notre seuil sut effacer les traces de pieds nus, parmi

de saintes écritures...

     Servantes, vous serviez, et vaines, vous tendiez vos toiles fraîches pour l’échéance

d’un mot pur.

     Sur des plaintes de pluviers s’en fut l’aube plaintive, s’en fut l’hyade pluvieuse

à la recherche du mot pur,

     Et sur les rives très anciennes fut appelé mon nom... L’esprit du dieu fumait

parmi les cendres de l’inceste.

 

     Et quand se fut parmi les sables essorée la substance pâle de ce jour,

     De beaux fragments d’histoires en dérive, sur des pales d’hélices, dans le

plein d’erreurs et d’errantes prémisses, se mirent à virer pour le délice du

scoliaste.

     Et qui donc était là qui s’en fut sur son aile ? Et qui donc, cette nuit, a sur ma

lèvre d’étranger pris encore malgré moi l’usage de ce chant ?

     Renverse, ô scribe, sur la table des grèves, du revers de ton style la cire empreinte

du mot vain.

     Les eaux du large laveront, les eaux du large sur nos tables, les plus beaux

chiffres de l’année.

     Et c’est l’heure, ô Mendiante, où sur la face close des grands miroirs de pierre

exposés dans les antres

     L’officiant chaussé de feutre et ganté de soie grège efface, à grand renfort de

manches, l’affleurement des signes illicites de la nuit.

 

     Ainsi va toute chair au cilice du sel, le fruit de cendre de nos veilles, la rose

naine de vos sables, et l’épouse nocturne avant l’aurore reconduite...

     Ah ! toute chose vaine au van de la mémoire, ah ! toute chose insane aux fifres

de l’exil : le pur nautile des eaux libres, le pur mobile de nos songes,

     Et les poèmes de la nuit avant l’aurore répudiés, l’aile fossile prise au piège

des grandes vêpres d’ambre jaune...

     Ah ! qu’on brûle, ah ! qu’on brûle, à la pointe des sables, tout ce débris de

plume, d’ongle, de chevelures peintes et de toiles impures,

     Et les poèmes d’hier, ah ! les poèmes nés un soir à la fourche de l’éclair, il en

est comme de la cendre au lait des femmes, trace infinie...

     Et de toute chose allée dont vous n’avez usage, me composant un pur langage

sans office,

     Voici que j’ai dessein encore d’un grand poème délébile...

 

V

     « ... Comme celui qui se dévêt à la vue de la mer, comme celui qui s’est levé

pour honorer la première brise de terre (et voici que son front a grandi sous le

casque),

     « Les mains plus nues qu’à ma naissance et la lèvre plus libre, l’oreille à ces

coraux où gît la plainte d’un autre âge,

     « Me voici restitué à ma rive natale... Il n’est d’histoire que de l’âme, il n’est

d’aisance que de l’âme.

     « Avec l’achaine, l’anophèle, avec les chaumes et les sables, avec les choses

les plus frêles, avec les choses les plus vaines, la simple chose, la simple chose

que voilà, la simple chose d’être là, dans l’écoulement du jour...

     « Sur des squelettes d’oiseaux nains s’en va l’enfance de ce jour, en vêtement

des îles, et plus légère que l’enfance sur ses os creux de mouette, de guifette, la

brise enchante les eaux filles en vêtement d’écailles pour les îles...

     « Ô sables, ô résines ! l’élytre pourpre du destin dans une grande fixité de l’œil !

et sur l’arène sans violence, l’exil et ses clés pures, la journée traversée d’un

os vert comme un poisson des îles...

     « Midi chante, ô tristesse !... et la merveille est annoncée par ce cri : ô merveille !

et ce n’est pas assez d’en rire sous les larmes...

     « Mais qu’est-ce là, oh ! qu’est-ce, en toute chose, qui soudain fait défaut ? ... »

 

     Je sais. J’ai vu. Nul n’en convienne ! – Et déjà la journée s’épaissit comme

un lait.

     L’ennui cherche son ombre aux royaumes d’Arsace ; et la tristesse errante

mène son goût d’euphorbe par le monde, l’espace où vivent les rapaces tombe

en d’étranges déshérences... 

     Plaise au sage d’épier la naissance des schismes !... Le ciel est un Sahel où va

l’azalaïe en quête de sel gemme.

     Plus d’un siècle se voile aux défaillances de l’histoire.

     Et le soleil enfouit ses beaux sesterces dans les sables, à la montée des ombres

où mûrissent les sentences d’orage.

     Ô présides sous l’eau verte ! qu’une herbe illustre sous les mers nous parle

encore de l’exil... et le Poète prend ombrage

     De ces grandes feuilles de calcaire, à fleur d’abîme, sur des socles : dentelle

au masque de la mort...

............................................................................................................................

 

VII

 

     « ... Syntaxe de l’éclair ! ô pur langage de l’exil ! Lointaine est l’autre rive où

le message s’illumine :

     « Deux fronts de femmes sous la cendre, du même pouce visités ; deux ailes

de femmes aux persiennes, du même souffle suscitées...

     « Dormiez-vous cette nuit, sous le grand arbre du phosphore, ô cœur d’orante

par le monde, ô mère de Proscrit, quand dans les glaces de la chambre fut imprimée

sa face ?

     « Et toi plus prompte sous l’éclair, ô plus prompte à tressaillir sur l’autre rive

de son âme, compagne de sa force et faiblesse de sa force, toi dont le souffle au

sien fut à jamais mêlé,

     « T’assiéras-tu encore sur sa couche déserte, dans le hérissement de ton âme

de femme ?

     « L’exil n’est point d’hier ! L’exil n’est point d’hier !... Exècre, ô femme, sous

ton toit un chant d’oiseau de Barbarie...

     « Tu n’écouteras point l’orage au loin multiplier la course de nos pas sans que

ton cri de femme, dans la nuit, n’assaille encore sur son aire l’aigle équivoque du

bonheur... »

 

     ... Tais-toi, faiblesse, et toi, parfum d’épouse dans la nuit comme l’amande même

de la nuit.

     Partout errante sur les grèves, partout errante sur les mers, tais-toi, douceur, et toi

présence gréée d’ailes à hauteur de ma selle.

     Je reprendrai ma course de Numide, longeant la mer inaliénable... Nulle verveine

aux lèvres, mais sur la langue encore, comme un sel, ce ferment du vieux monde,

     Le nitre et le natron sont thèmes de l’exil. Nos pensers courent à l’action sur

des pistes osseuses. L’éclair m’ouvre le lit de plus vastes desseins. L’orage en

vain déplace les bornes de l’absence.

     Ceux-là qui furent se croiser aux grandes Indes atlantiques, ceux-là qui flairent

l’idée neuve aux fraîcheurs de l’abîme, ceux-là qui soufflent dans les cornes aux

portes du futur

     Savent qu’aux sables de l’exil sifflent les hautes passions lovées sous le fouet

de l’éclair... Ô Prodigue sous le sel et l’écume de Juin ! garde vivante parmi nous

la force occulte de ton chant !

     Comme celui qui dit à l’émissaire, et c’est là son message : « Voilez la face

de nos femmes ; levez la face de nos fils ; et la consigne est de laver la pierre de

nos seuils... Je vous dirai tout bas le nom des sources où, demain, nous baignerons

un pur courroux. »

 

*

     Et c’est l’heure, ô Poète, de décliner ton nom, ta naissance, et ta race...

 

Long Beach Island (New Jersey)

                                                                                                                                                                                                1941

 

Oeuvre poétique

Edition Gallimard, 1960

Du même auteur :

« Telle est l’instance extrême… »   (03/01/2014)

« Et vous, Mers… » (04/01/2016)

Images à Crusoé (04/01/2017)

Oiseaux (04/01/2018)

Pour fêter une enfance (04/01/2019)

Eloges (04/01/2020)

Récitation à l’éloge d’une Reine / Histoire du Régent / Chanson du Présomptif / Berceuse (04/01/2021)

Amitié du Prince (04/01/2022)

Anabase (I-VI) (04/01/2024)

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