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Le bar à poèmes
24 novembre 2018

John Ashbery (1927- 2017) : Grand galop

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Grand galop

 

Toutes les choses paraissent citations d’elles-mêmes

Et les noms qui s’embranchent à elles s’affourchent à d’autres référents.

En gros, le printemps, de nouveau existe. Le weigela recommence sa chose

     poussière

Dans l’air martelé par le feu. Et les seaux à ordure sont entassés contre

La grille tandis que bâillent les tulipes, qu’elles se fissurent, qu’elles éclatent.

Aujourd’hui, lundi au menu : omelette espagnole, salade laitue tomates,

Gelée, lait, biscuits. Et demain : croque-madame beurre fondu,

Galette maïs, tomates vapeur, gâteau de riz, lait.

Les noms volés par nous ne nous relèguent pas :

Nous avons pris un peu d’avance sur eux

Maintenant c’est l’heure d’attendre.

D’attendre, rien que d’attendre : et, en attendant, qu’est-ce qu’il y a ?

C’est une attente d’une autre espèce, l’attente où l’on attend la fin d’attendre.

Rien ne remplit sa part de temps prévue,

L’attente s’intègre aux choses qui viennent tout juste à l’existence.

Il n’y a rien d’incomplet partiellement, mais l’attente

Investit le monde entier comme un climat.

Quelle heure du jour est-il ?

Rien a-t-il de l’importance ?

Oui car, attendons de voir à quoi va ressembler

L’évènement qui tourne le coin de la rue

Qui ne ressemblera à rien d’autre et ne produira certainement

Pas de surprise tant il est gigantesque.

 

De l’eau

Suinte d’un climatiseur

Sur les passants, plus bas. C’est un des spectacles de la ville.

Pouach ! Vomissements. Pouachhh ! Revomissement. Un quidam qui

Arrive, chien à bout de laisse, est à distance pour dire comment tout ce manège

Change la minute en heure, l’heure

En moments de jours, les jours en mois, ces entités faciles à concevoir,

Puis les mois en saisons, tout autres, quant à elles, étrangères

A notre concept du temps. Mieux valent les mois –

Des personnes, quasiment – que ces abstractions tamisant

Poussière de marbre sur les oeuvres inachevées du studio

Vieillissant chaque chose en portrait ressemblant de soi-même.

Préférable n’est-il pas que le comité de nettoyage se concentre

Sur un article ayant valeur médiocre de fragment

D’architecture obsolète – corniche ou bien tympan

Faisant partie d’un tout confusément remémoré

Sans doute dépourvu de la moindre élégance. Mais supposons qu’on puisse le

     prendre,

Le transporter, l’y poser,

Alors l’œuvre est sauvée, pour finir,

Sous la souriante étendue céleste

Qui jamais ne choisit de favoris et pourtant

N’honore que ceux qui l’auront courtisée.

 

Les chiens aboient, passe la caravane.

Les mots avaient une sorte de fleur à leur surface

Bien qu’allégés de pesanteur, allant outre ce qu’on disait.

« Moment propice », croyez-vous, pour sortir :

Le début de cette nuit est frais, ni trop

Ceci ni trop cela. Des hommes paradent avec leurs animaux

Domestiques sur les pelouses, les terrains vagues comme s’ils étaient autant

     d’impondérables, eux aussi,

Avant de s’enfermer dans la décence de leurs vies intimes,

Barricadés derrière leurs portes, car cela ne regarde personne.

Encore que cela concerne un peu les autres mais uniquement

Dans la mesure où ils prennent conscience de la distance où leur respect

Les a conduit. Qui oserait jouer les intrus ?

Cette nuit ressemble à toutes les autres

Le ciel témoigne d’une légère impatience à voir se finir la journée

Tel une vendeuse qui, d’ennui, danse d’un pied sur l’autre.

Ces culottes kaki accrochées sur leur corde à linge

Le vent qui s’amuse en passant à les gonfler, n’en ferons-nous jamais

     déclaration ?

Et ces immeubles toujours les mêmes sur notre route que nous ne mentionnons

     jamais

Les choses nous échappent.

Aussi longtemps que nous avons le sentiment que quelque chose est à sa place

Tout va bien mais avec l’arrivée et le départ

De chaque chose nouvelle chevauchant l’autre intensément dans la pénombre

C’est folie. Dommage, à mon sens, que faire la connaissance de chacune une

     éphémère petite seconde

Doive se voir préférer la connaissance imparfaite de sa totalité informe,

Comme une Histoire de Poche du Monde, superficialité si grande

Que le sanglot, la plainte qu’elle constitue ne peut se rapporter

A aucune définition. Et les ères mineures

Revêtent une importance toute disproportionnée à l’histoire

Qui ne peut plus se désenrouler mais reste sur le métier

Indéfiniment, comme une trousse d’urgence que personne n’utilise,

Un mot dans le dictionnaire que personne jamais ne vérifie,

La crème anglaise se fige : cependant

Je n’ai pas seulement à me soucier de mon histoire

Mais suis contraint de m’en faire pour des détails sans ampleur reliés

A de vastes concepts inachevés incapables de jamais en venir au point

De l’existence sans ni avec mon secours, pour le cas où l’un se présenterait.

 

Ce n’est rien d’autre que la disparition au loin

Dans une nuit abstraite, de la caravane sans réel

But précis à l’horizon, et d’ailleurs en toute indifférence,

Qui ménage cette pause. Pourquoi se presser

D’aller à toute allure dans la direction inverse, vers l’autre bout de l’infini ?

Car les choses peuvent parfois se durcir très significativement à l’instant de

     l’indécision.

Je suis incapable de me décider sur la direction à suivre

Mais cela ne m’affecte pas, serais même préparé

A m’attaquer à l’ascension d’une montagne (elle a presque l’air plate)

Aussi bien qu’à revenir à la maison

Ou rentrer dans un bar un restaurant ou la demeure

De tel ou tel ami aussi charmant et inoffensif que moi-même

Puisque ces pauses sont censées être la vie

Et qu’elles enfoncent des aiguilles d’acier au fond des pores, comme pour dire

Pas la peine d’essayer d’échapper

D’ailleurs tout est déjà ici. Et leurs flancs abrupts glissants défient

La moindre notion de continuité. C’est la raison

Qui nous ramène dans ce qui semble être réellement l’Histoire –

Du genre manquant d’éclat, anarchique, sans dates,

Qui parle du fond du tronc d’un arbre creux

Pour détourner les simplement polis ou ceux

A qui le destin ne laisse pas le choix d’ergoter sur les moyens

Qui ne sont pas des fins, encore que... Qu’est-ce qui, à propos de l’heure du

     jour qu’il est ou du temps, fait que les gens en prennent note laborieusement

     dans leurs carnets

Pour la lecture de ceux qui viendront après eux ?

Sans doute est-ce parce que le rayon de lumière

Ou bien l’obscurité qui vous frappe à l’instant est l’espoir

Dans toute sa forme mature, maternelle, prenant l’ensemble des choses en

     compte

Et les redistribuant selon la taille

En sorte que l’on ne peut pas dire que telle est la manière naturelle

Dont les choses eussent dû se produire, du moins n’a-t-on aucune raison de se

     plaindre

D’elles, qui est comme d’avoir atteint la fin,

Dans l’attente du but, exalté par sa réalisation ou sa défaillance,

Car nous disons qu’il est impossible que telle soit la fin

Aussi longtemps qu’il ne nous reste pas d’endroit où aller

Et pourtant c’est la fin et cela que nous avons achevé nous le sommes devenus

A la minute précise c’est l’élan du matin qui actionne

Le tictac de ma montre. Comme un qui pointe son nez

De dessous une pile de couvertures, bon et mauvais tout ensemble,

De même ce maquis d’impossibles résolutions et irrésolutions

Le désir de s’amuser, de faire du bruit et partant

D’ajouter à l’entrelacs forestier quasiment illisible des graffitis sur la cloison

     des chiottes.

Quelqu’un va venir vous chercher :

Le facteur, le maître d’hôtel entre portant un plateau avec une lettre

Dont le message va tout changer mais en attendant

Il faut vous soucier de votre haleine, de vos pellicules, de vos lunettes égarées

Si seulement le lever de rideau voulait bien se terminer, car il est interminable.

Encore qu’il y ait une consolation :

Si, comme il se trouve, cela n’en valait pas la peine, alors je n’ai rien fait ;

Si le spectacle m’atterre, je n’ai rien vu ;

Si la victoire est pyrrhique, je n’ai rien gagné.

De sorte que de ce jour plein à craquer de rumeurs

De choses qui seraient faites de l’autre côté de la montagne

Demeure un noyau, une possibilité à jamais parfaite

Susceptible de durer indéfiniment. Quoique

Les plaintes des travaux de l’enfantement soient assourdissantes ; il faut

Se lever, sortir des couvertures, se colleter avec les choses. Le matin est fait

     pour les poules mouillées

Comme toi mais les épreuves vraies, celles qui font le tri entre les hommes et

     les garçons sont pour plus tard.

 

L’Oregon fut, pour nous, plus sympathique. Les rues

Offraient un choix de routes pour les promenades

Et de librairies où l’on vend de la pornographie. Toutefois

L’on renifle un léger parfum de folie dans l’air.

Ils rentraient tous dans leurs voitures et s’en allaient

Comme à la fin d’un film. De sorte que cela n’a fait aucune différence

De savoir si c’était la fin ou si c’était ailleurs ;

S’il fallait que ce fût ailleurs, dans ce cas

Autant que ce soit ici, au-dessus de la tête. Ici, tout comme ailleurs,

Avril propose de nouvelles suggestions et l’on peut tout aussi bien

Avancer avec elles, particulièrement au regard

De la lumière bleu minuit qui en s’extériorisant

Offre quelque chose d’étrange à l’attention, une chose

Qui n’est pas elle-même, moustique vrillant devant mes yeux

A une invraisemblable, calme vélocité. Trop prononcée après tout

Pour être à ce point insignifiante. Et ensuite passage à l’après-midi

Dans le désert, soi-même totalement à neuf, et la scène

Quasiment flambant neuve ne fût-ce qu’après le décorticage des papiers du

     chewing-gum, etc....

 

Mais j’essayais de vous raconter une chose étrange

Qui m’est survenue, et ce n’est pas comme cela qu’il faut la raconter,

En la faisant réellement se produire. Elle s’effiloche en fragments.

Et l’on reste tout seul assis dans la cour

En train d’essayer d’écrire de la poésie

Se servant de ce que Wyatt et Surrey ont laissé dans le coin,

Ont pris et reposé

Comme autant de splendide matière brute,

Comme s’il n’y aurait pas de fin à cela

Et d’ailleurs puisqu’on avance toujours

C’est sûr de se produire en dépit de tout

Par un dimanche, où vous êtes restés assis

A l’ombre, laquelle, comme d’habitude, est un peu trop froide.

 

Et donc, voici que tourbillonne vers vous issu de la pas trop grande

Profondeur du vide le mot « coq » ou n’importe quel autre, mots frères et sœur

Sans trop devoir escompter d’eux, même si

Ce sont les mots qui vous ont attendu longtemps avant de s’en aller à la fin,

     après avoir abandonné tout espoir.

Il y a, dans votre voix, une note de désespoir, vous plaidez leur cause,

Tandis que l’intensité s’amincit et acère sa pointe,

Soit la question qu’elle se préparait à poser.

On attend depuis le début de la soirée

Avant que le sommeil n’ait définitivement bouché les yeux et les oreilles

De tous ceux qui sont venus en auditeurs.

Car, quoiqu’on dise, la poésie survient encore parfois

Ne serait-ce qu’aux faux plis de missives oubliées

A fond de malles, dans les mansardes – trésors qu’on avait oublié qui existaient

 

D’ailleurs quelle importance,

Récompense si précisément dosée

Qu’on la prendrait pour l’application juste d’un jugement pervers.

Vous oubliez comment pourrait circuler une bouffée d’air frais

Au secret de cette liasse. Et, bien entendu, votre oubli

Est le signe de l’importance réelle qu’elle a pour vous.

« Cela a dû être important »

Les mensonges pleuvent comme fils de lin tombant du ciel

Sur la surface de l’Amérique, et le fait que certains sont vrais naturellement

N’est pas tellement important qu’ils ne servent à justifier

Toute la force folle organisatrice sous les vagues houleuses du plaisir juste.

Surrey, ton luth souffre d’une attaque de paralysie nerveuse

Mais il reste encore des sujets de chanson,

Voici l’un deux, encore que je ne voudrais pas faire intrusion

Dans l’accomplissement frénétique, la bienveillance tous azimuts

De ce jardin d’humeur persistante où les klaxons prennent leur source :

Entre les intervalles des mâchoires serrées, ton rondelai venimeux.

 

Demandez à un porc ce qui arrive. Allez. Posez-lui la question.

La route commence tout juste, semble-t-il, à s’effacer

A l’horizon, pas très loin. Ils ont dû rapprocher l’horizon.

Et c’est comme cela qu’allant à cloche-pied soigneusement

D’un jour à l’autre, l’on approche une tour de pierre ronde, usée

Tapie très bas dans le creux d’une gorge

Sans porte ni fenêtre mais couverte d’une foule de vieilles plaques de licences

Clouées en travers d’une fente trop étroite pour le passage du poignet

Avec ce signe : « Cassoulet Porc Haricots Van Camp’s ».

Après quoi, entrons : cieux couleur d’angst, replis émotionnels

Tandis que l’affaire entière commence à vous effrayer vous-même,

Son promoteur originel. L’horizon réapparaît

Sous forme d’un sourire de reconnaissance cette fois, poli, vide, de questions.

Comme il y a longtemps, semble-t-il, que vous avez quitté le lycée

Pourtant cela ne peut pas être si loin :

Tellement courte la distance parcourue !

Les styles n’ont pas changé beaucoup,

Ai toujours un sweater et deux ou trois autres choses que je portais déjà.

On dirai que c’était tout juste hier

Ce film avec les vaches dedans

Tu t’es retourné vers l’une, à côté de toi, qui a roté

Tandis que le matin voyait un nouvel ordre vert pois et grenat se

Proposer du fond d’un infini bathos, comme des morceaux de science-fiction.

Impossible de ne pas être ému par le minuscule nombre

Affiché par ces gens, indiquant qu’il faudrait les élever à telle ou telle

     puissance.

Mais nous voici au Cap de la Crainte, aujourd’hui, et la piste des plateaux

N’est pas praticable, un dense brouillard couronne la mer de son rideau.

 

Traduit de l’anglais par Jacques Darras

In, « Arpentage de la poésie contemporaine »

Trois Cailloux – Maison de la Culture d’Amiens éditeur

Collection « In’hui », Amiens, 1987

 

Du même auteur :

La seule chose susceptible de sauver l’Amérique / The one thing that can save America (24/11/2016)

Pyrogravure / Pyrography (24/11/2017)

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Commentaires
B
Dans la collection de poche "Poésie" (Gallimard), vous trouverez deux recueils d'Octavio Paz : Vent d'Est et autres poèmes " , " Liberté sur paroles".<br /> <br /> Cordialement<br /> <br /> Bernard Plouzennec
Répondre
M
Aujourd'hui j'ai découvert un poème d'Octavio Paz et j'aime beaucoup aussi mais je ne sais quel livre acheter de lui ... auriez-vous un conseil à me donner ? Merci d'avance.
Répondre
M
J'aime beaucoup ce poème ... c'est avec plaisir que je lis votre blog ... merci. Stéphanie
Répondre
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