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Le bar à poèmes
21 mai 2018

Loys Masson (1915 -1970) : Poème à mon père

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Poème à mon père




     Mon père tu dors en lit de semences sur l’eau de tes yeux

     Les larmes de ma mère descendent jusqu’à toi à travers le sol spongieux,

 

aux bras des graminées – sur ton ventre poussent la campanule et l’oseille.

     On m’a écrit « il s’en est allé d’urémie au mois d’août, on lui avait amputé

 

l’orteil

     il est mort dix jours après t’appelant tant qu’il a pu parler »

     Oh mon père ne sais-tu pas que ton front est la bouée de silence près de

 

laquelle le fils prodigue qui est comme un voilier revient l’heure où tes mains

 

se joignent pour le dernier croisement des mains ?

     Tu t’en es allé avec ta misère et ton veston brun troué aux coudes. La lettre

 

de ma mère est datée du 31 octobre quarante et un

     « Nous l’avons enterré à Saint-Jean dans le terrain de nôtre petite Odile,

 

aujourd’hui

     nous lui portons une croix neuve que nous avons fait faire pour lui. »

     Tu es étendu de ton long sous la terre de mon pays ; elle est lourde de

 

tourterelles vers ton cou – tes poches sont pleines de pépins

     Tu as les pieds nus comme les mendiants qui venaient chercher le pain

que ma mère leur gardait au fond d’un vieux buffet luisant

     et qui psalmodiaient leur remerciement d’une voix douce et peureuse en se

 

courbant.

     Mes frères parfois s’arrêtent, mes soeurs font couler de leurs cheveux du

 

soleil à l’endroit de la terre où elles pensent qu’est ton visage terreux

 

     La route devant serpente avec sa plainte d’essieux

   

     L’église est proche, on entend grommeler le sacristain contre les pigeons

 

qui fientent sur le parvis.

 

     Oh mon père, j’habite en contrée lointaine, je ne suis pas là lorsque fleurit

 

l’aloès dont tu aimais les fleurs et qu’ils te portent pour ta fête.

     Nous allions dans les jardins, tu m’apprenais le secret des boutures

 

     et des greffes, et comment la rose naît, et comment le fruit mûr du

 

manguier pèse de son parfum sur les branches de la Croix du Sud.

     Tu savais tout des plantes et des hommes. Ton paletot de toile se gonflait

 

aux souffles rudes

     qui jettent les foules aux barricades les soirs d’émeute – et les fouets

     où qu’ils claquaient laissaient sur tes épaules ce fin liseré rouge où j’ai

 

appris la Liberté.

     Tu as coulé ta vie entre les humbles comme une rivière coule entre les

 

roseaux

     humble toi-même mon père avec tes souliers qui faisaient eau, 

     bafoué, bafoué et croyant à la justice

     sous ton chapeau moisi et tes pauvres chemises.

     – Tu es mort.

     Je me trompe quand je dis que tu dors : tu as les yeux grands ouverts

     Ma mère est une forme blanche qui va à tâtons sur la terre

     Vous vivez avec nous. La nuit ta tombe arbore une voile carrée, très pâle

 

sous la lune du tropique, et roule entre les caveaux chaulés

     La grille grince comme une écluse, tu as des feux de position verts et bleus

à tes doigts

     Jésus-Christ est ce phare tranquille sur les grands bois.

     Tu croises à fleur de racines partout où le traqué lutte et prie

     Tu dérades jusqu’à la maison à l’heure de la soupe et du pain gris

 

     qu’on partage avec toi en pleurant.

     Tu viens jusqu’à moi aux jours de grand vent, tu accroches une ancre aux

 

maïs

     Ta main frôle ma main lorsque je touche l’écorce fraternelle d’un bouleau

     et je fais tressauter ta tête de lumière aux cahots des chars de liberté.

 

Délivrez-nous du Mal

Editions Seghers, 1945

Du même auteur :

 « Je n'ai jamais connu dans sa vérité… » (25/07/2014)

Symphonie 1959 de Paula (21/05/2017)

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