Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le bar à poèmes
30 mars 2018

Eugène Guillevic (1907 – 1997) : Bergeries

92969388_o_1_

 

Bergeries

 

Suppose

 

Que je vienne et te verse

Un peu d’eau dans la main

 

Et que je te demande

De la laisser couler

 

Goutte à goutte

Dans ma bouche.

 

 

 

Suppose

 

Que le vol d’un oiseau

Nous invite au voyage

 

Et que je te demande

De nous blottir en lui

 

Pour avec lui voler

A travers ta pénombre.

 

 

 

Suppose

 

Que près de toi mes jours

Aient un cours trop rapide

 

Et que je te demande

De faire de mon temps

 

Un temps de végétal

Pas pressé de fleurir.

 

 

 

Suppose

 

Que le bois de la table

Réclame ses racines

 

Et que je te demande

De nous y prendre ainsi

 

Qu’il ait surtout besoin

Du toucher de nos mains.

 

 

 

Suppose

 

Que la fleur soit si drue

Que c’est trop de défi

 

Et que je te demande

De m’apprendre à la voir

 

Sans penser que c’est nous

Que sa mort atteindra.

 

 

 

Suppose

 

Qu’un couple de mésange

Cogne à notre fenêtre

 

Et que je te demande

De les laisser cogner

 

Jusqu’à ce qu’on nous parle

un langage entendu.

 

 

 

Suppose

 

Que le ciel de la plaine

Soit jaloux de nous deux

 

Et que je te demande

Envers lui ce sourire

 

Qu’il attend de la terre

Depuis les origines.

 

 

 

Suppose

 

Que le chêne refuse

Nos corps contre son tronc

 

Et que je te demande

Que nous lui chantonnions

 

Le chœur de ses racines

Etouffé dans ses feuilles.

 

 

 

Suppose

 

Que dans l’air chaud le blé

Parle encore de toi

 

Et que je te demande

D’aller lui rapporter

 

Que j’en sais davantage

mais que j’aime écouter.

 

 

 

Suppose

 

Que tu m’ouvres les bras

Pour fêter le matin

 

Et que je te demande

De ne pas me garder

 

Tant que je ne sais pas

Cerner mes cauchemars.

 

 

 

Suppose

 

Que nous ne soyons pas

Si contents de nous-mêmes

 

Et que je te demande

De rappeler à nous

 

Ces moments où j’ai lu

la gloire dans tes yeux.

 

 

 

Suppose

 

Que le ciel soit trop près

De nos corps extasiés

 

Et que je te demande

De lui faire accepter

 

Que nous ne voulons pas

L’avoir comme témoin.

 

 

 

Suppose

 

Que la feuille de chêne

Te réclame auprès d’elle

 

Et que je te demande

D’y rester jusqu’au jour

 

Où ce sera mon tour

D’être appelé par elle.

 

 

 

Suppose

 

Que la rose ait envie

De devenir bluet

 

Et que je te demande

Que nous nous appliquions

 

A l’écoeurer du bleu

Des mers azuréennes.

 

 

 

Suppose

 

Que je voie la pervenche

N’en pouvant plus d’attendre

 

Et que je te demande

De lui annoncer, toi,

 

Que ce n’est pas la peine,

Qu’il est déjà venu.

 

 

 

Suppose

 

Que les herbes grandissent

Plus haut que les terrils

 

Et que je te demande

Que nous sachions en rire

 

Comme si c’était nous

Qui prenions la revanche.

 

 

 

Suppose

 

Que la lune apparaisse

Quand nous ne voulons pas

 

Et que je te demande

De tout accepter d’elle

 

Pour qu’elle aille sa route

Et nous laisse à nous-mêmes.

 

 

 

Suppose

 

Que ce soit le rocher

Qui frappe à notre porte

 

Et que je te demande

De le laisser entrer

 

Si c’est pour nous conter

Le temps d’avant le temps.

 

 

 

Suppose

 

Que tout, sous nos regards,

Soit pris d’un tremblement

 

Et que je te demande

De garder notre calme,

 

Tout en faisant semblant

De trembler comme eux tous.

 

 

 

Suppose

 

Que je coupe la terre

En deux parties égales

 

Et que je te demande

laquelle tu choisis,

 

Celle où je sombrerai,

Celle qui voguera.

 

 

 

Suppose

 

Que la nuit ait envie

De te prendre pour reine

 

Et que je te demande

De lui faire accepter

 

Qu’elle ait à se venger

Sur moi de ton refus.

 

 

 

Suppose

 

Que le feu te raconte

Sur moi des infamies

 

Et que je te demande

De croire ce qu’il dit

 

A moins que tu ne t’offres

A l’épreuve du feu.

 

 

 

Suppose

 

Que la montagne s’ouvre

En s’avançant sur nous

 

Et que je te demande

Que nous restions à rire

 

Du mal que l’on se donne

Rien que pour nous gober.

 

 

 

Suppose

 

Que nous ayons ensemble

A respecter le soir

 

Et que je te demande

De le couvrir du sang

 

De la bête qui vient

Nous humer dans la nuit.

 

 

 

Suppose

 

Que l’horloge s’arrête

En éclatant de rire

 

Et que je te demande

De lui dire que rien

 

N’est changé pour cela

A ce que fait le temps.

 

 

 

Suppose

 

Qu’un cuivre nettoyé

Se transforme en orchestre

 

Et que je te demande

De lui faire accepter

 

Que nous aimions bien mieux

L’accord de son silence.

 

 

 

Suppose

 

Que nos cailloux se mettent

A hurler tous ensemble

 

Et que je te demande

De les faire se battre

 

Et de chanter victoire

Avec le survivant.

 

 

 

Suppose

 

 

 

Que tout à coup le mur

S’effondre devant nous

 

Et que je te demande

De croire que c’est lui

 

Qui a voulu repondre

A notre vœu secret.

 

 

 

Suppose

 

Que sans raison la porte

Se fracasse à nos pieds

 

Et que je te demande

Si ta peur est plus grande

 

Depuis que le silence

A lâché sa menace.

 

 

 

Suppose

 

Que l’espace en courroux

Veuille nous séparer

 

Et que je te demande

De répéter mon nom,

 

De le crier toujours

Dans le tohu-bohu

 

 

 

Suppose

 

Que la pluie te raconte

Qu’elle envahit la terre

 

Et que je te demande

De voir à travers moi

 

Que le soleil la gifle

Et la fait remonter.

 

 

 

Suppose

 

Que le train nous déverse

Dans quelque terrain vague

 

Et que je te demande

D’effacer de ce ciel

 

Ce qui se reproduit

Dans tant de cauchemars.

 

 

 

Suppose

 

Que je n’ai rien à faire

Que d’attendre la nuit

 

Et que je te demande

De vouloir qu’elle arrive

 

Avec tout le retard

Que l’on peut mettre à vivre.

 

 

 

Suppose

 

Que l’univers entier

Ne soit plus que terreur

 

Et que je te demande

D’user de tes regards

 

Pour qu’au moins la prairie

Cède à notre sourire.

 

 

 

Suppose

 

Que pour moi l’étendue

Soit de l’ordre du cri

 

Et que je te demande

De ramener son règne

 

A la plainte habitant

Le creux des coquillages.

 

 

 

Suppose

 

Que la mer ait envie

De nous voir au plus près

 

Et que je te demande

D’aller lui répéter

 

Que nous ne pouvons pas

L’empêcher d’être seule.

 

 

 

Suppose

 

Que près de nous la mer

Se mette à grommeler

 

Et que je te demande

De n’avoir pas d’autre peur

 

Que celle que nous donne

Son silence étranglé.

 

 

 

Suppose

 

Qu’il n’y ait que le vent

A rencontrer sur terre

 

Et que je te demande

De souffler à sa place

 

Et d’agir avec moi

Comme avec un trois-mâts

 

 

 

Suppose

 

Que je me laisse un jour

Marcher sur l’océan

 

Et que je te demande

De m’appeler pour voir

 

Si ton cri peut changer

Mes rapports avec l’eau.

 

 

 

Suppose

 

Que la vague et le sable

Jurent de te dissoudre

 

Et que je te demande

De m’étreindre à ce point

 

Qu’on ne puisse te prendre

Et me laisser un corps.

 

 

 

Suppose

 

Que la nuit me rejette

Quand je suis sans refuge

 

Et que je te demande

De me garder à toi

 

Pour affronter le noir

Sans redouter sa haine.

 

 

 

Suppose

 

Qu’il parle trop ce chêne

Où nous avons appui

 

Et que je te demande

D’obtenir qu’il se charge

 

Tout seul de son secret,

Pas plus lourd que le nôtre.

 

 

 

Suppose

 

Que le soleil couchant

S’en aille satisfait

 

Et que je te demande

D’aller lui réclamer

 

Ce qu’il doit nous payer

Pour sa journée de gloire.

 

 

 

Suppose

 

Que cet arbre et ce mur

M’imposent de les voir

 

Et que je te demande

De me donner la force

 

De passer devant eux

En ne voyant que toi.

 

 

 

Suppose

 

Que le jour et la nuit

Confondent leurs horaires

 

Et que je te demande

De m’aider à trouver

 

Comment faire un matin

Quand il n’y en a pas.

 

 

 

Suppose

 

Que le soleil se mette

A envahir la terre

 

Et que je te demande

D’être avec moi la glèbe,

 

La mer et le soleil

Pour la dernière fois.

 

 

 

Suppose

 

Que s’ouvrent sous nos yeux

Tous les toits de la ville

 

Et que je te demande

De choisir la maison

 

Où, le toit refermé

Tu aimeras la nuit.

 

 

 

Suppose

 

Que nous soyons devant

La bougie allumée

 

Et que je te demande

Si tu comprends pourquoi

 

Nous en avons besoin

Pour nous réinventer.

 

 

 

Suppose

 

Que le lit nous ramène

A nos trois dimensions

 

Et que je te demande

D’accepter avec moi

 

Que nous le reprenions

Comme aire de départ

 

 

 

Suppose

 

Que je veuille épouser

La plaine et l’océan

 

Et que je te demande

Que cela se situe

 

Dans la complicité

De ton corps exaucé.

 

 

 

Suppose

 

Que je sois fatigué

D’avoir trop travaillé

 

Et que je te demande

De te pencher sur moi,

 

De regarder ailleurs

Et d’ouvrir ton corsage.

 

 

 

Suppose

 

Qu’un oiseau dans l’hiver

Chante comme on triomphe

 

Et que je te demande

D’accompagner la plaine,

 

De façon qu’elle aborde

Au niveau de ce chant.

 

 

 

Suppose

 

Qu’un ange rencontré

Nous offre un paradis

 

Et que je te demande

Que nous nous écartions

 

Et le laissions tout seul

Raconter son velours

1969 – 1975

Autres, Poèmes 1969 - 1979

Editions Gallimard, 1980

Du même auteur :

Herbier de Bretagne (31/03/2014)

Le matin (30/03/2015) 

Du silence (30/03/2016)  

Les Rocs (30/03/2017)

« Dans le domaine... » (30/02/2019)

Lyriques (30/03/2020)

Elle (30/03/2021)

Carnac (I) (30/03/2022)

Carnac (II) (30/03/2023)

Si je pouvais... (30/03/2024)

Publicité
Publicité
Commentaires
Le bar à poèmes
Publicité
Archives
Newsletter
95 abonnés
Publicité