Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le bar à poèmes
25 octobre 2015

Pierre Oster - Soussouev (1933 - 2020) : Rochers

Oster[1]

 

Rochers

 (nouvelle version)

 

 

     Du plus loin que je viens, du plus loin que je me souvienne,

     C’est un murmure, c’est une voix, c’est un cheminement qui ne me lasse

jamais.

     C’est une source où nous devinerons la mouvante unité des visages.

     Les roseaux — lorsque la nuit souffle — ont de souples reflets noirs.

     L’automne attaque, nous fait violence ! Il accuse, il renforce, il crève

     Les dures nervures des feuilles. Avant de se flétrir sur le sol,

     D’engendrer dans le lit de l’hiver le début d’une race fertile,

     Il porte un défi au soleil. Soleil d’automne au point du jour.

     Des haies, des maisons, des saisons... Une voile, et l’écume des granges.

     Des chants, des feux, un oiseau, un millier de lieux lumineux.

     Au gré de mots qu’il me faut rendre à la paix de leur juste mutisme,

     A leur silence, à leur tumulte, une prairie nous aura donné, le voici,

     Vivement, vivement, vivement fugitif sous la dernière étoile,

     Un oiseau dont les chants anciens, par-delà le miroir du bief,

     Coulent dans une flaque, affluent vers cette cime, envahissent le fleuve !

     L’oiseau, un oiseau fugitif, fidèle... Ah ! sa domination m’est un but,

     Mon âme acclame sa présence et s’amenuise. Il a mission de dire

     Que la campagne est un voyage. Il salue, entre la plaine et les bois,

     Ceux-là qui, complices du chaume, habitants des provinces du songe,

     Cherchent les rochers, ont le culte des écueils, vénèrent les brisants !

     L’air nous cingle de biais. Sur des nuages massifs, leurs nuances

singulières,

     En vous, grands arbres, puis tour à tour, que de figures du Tout !

     Que de passages de l’abîme, un château, des charrois de brindilles,

     Pour qui marche à l’allure des dieux dans les alluvions du ciel !

     Que d’objets à contempler, pour qui connaît d’un regard d’homme !

     Les éléments balisent la plage, une odeur, la fragrance de l’humus.

     L’herbe fine offre un éclair de fanal, de légères barques nous précèdent,

     Prennent la mer parmi les nébuleuses d’un saule... Et je traverserai

     Ma tristesse. En riant, en riant, j ’avancerai, amoureux.

     O plaintes,

     Vous tissiez une douleur qui fut mienne, annonciez un espoir qui est mien

     Obéir, près de l’ombre incandescente, aux plus vives ramures de l’aube !

     Le vent des vergers, de la prairie, n’est pas invincible à notre insu.

     Les heures tombent du soleil... Je les reçois... Je les convoite.

     Face au théâtre de la nuit, d ’autres roseaux, d’autres reflets,

     L’aspect divin d’une colline. Une colline et des roseaux sous les yeux de

 l’idolâtre

     Qui n’est pas sans vouloir imiter les saisons dans leur vol

     Les mêmes voyageurs sacrifient à l’attente, attendent l’équinoxe,

     Rejoindront la troupe des morts, morts du dedans, morts du dehors.

     J’ai désir, dès que le vent se déploie, dès que le vent nous quitte,

     Dès qu’il gronde au-dessus des hangars, dans son audace s’y établit,

     Dès qu’ il maraude aux rivages d’ardoise, au porche des églises,

     Nous poursuit, nous enlève et s’élève, atteint les toits déserts,

     J’ai désir d’un espace heureux, de la rondeur d’une rose et de leur

ressemblance,

     D’un vaisseau qui nous soit favorable, ainsi qu’aux maisons de jadis,

     De maint paysage, et de mainte image, et de monceaux de pétales !

     La sève innocente le fleuve. Elle oriente, elle obsède ma soif.

     Ma soif, dans la désolation des jardins, s’adresse aux fontaines,

     Jardins clos d’indéfectibles houx, de gardiens occupés de verdir.

     Courant la course la plus douce, écartant des mains les fils de la Vierge,

     Nous recensons, tandis que glisse le jour, nombre de secrets.

     La terre est chaude, le chaume est froid... La terre est chaude et froide.

     Chaude et froide comme un cheval que l’on attouche au poitrail.

     Comme un cheval que l’on caresse, il se fige, il frissonne, il s’échappe

     Vers le cavalier, un cavalier la nuit chevauche, à son commandement.

     Elle est le môle à l’entrée du port, elle est accalmie, bourrasque.

     Elle est le chaos d’une vieille carrière et le cadastre des labours,

     L’encens des fruits bientôt corrompus, le bon remugle des meules.

     Elle est le vide, ses remous... Le temps, à la surface des murs,

     Dans les celliers, dans le grain du granité, aux greniers se dissémine.

     Elle est, sous la surveillance des hameaux, le vent des chemins creux,

     Le vent, si souvent nommé, qui nous soufflettera, qui nous frôle,

     Ne se délivre que d’arbre en arbre, enrichit l’hiver des ors de son deuil.

     O feuilles jaunes, que je palpe, à la chair pulpeuse, aux nervures pâles,

     Votre beauté tendait un piège, et nous en redoutons la langueur.

     L’herbe se mêle à l’infini de l’herbe. Une constellation se dissipe.

     La lumière ou resserre ou délie des faisceaux de surgeons.

     Le silence, un silex, sa gangue... Et coûte que coûte j ’écoute.

     Je trouve, au contact de la pierre, un appui religieux, païen.

     Paix sur une terre friable. Un scarabée pousse une énorme dépouille.

      Plus d’un sillon aux versants comme ondoyants, plus d ’un ruisseau

     Chargé de barques, chargé de fleurs, la barque des fleurs chavire,

     Plus d’une voile à son déclin dans les bois, plus d’un été trop bref

     M’est une école qui me défend la solitude. Aucun, aucun présage,

     Soit que nous regardions l’automne ou nous baissions là où l’écume a

pétillé,

     Aucun présage que ne condense, après que s’est assoupie la tempête,

     Un son, une rime suave... Et la musique, à la lisière de la mer,

     Coïncide avec le chuchotement des morts, notre adoration des choses.

     Et la nécessité pas à pas prévaudra de lancer un solennel adieu

     En direction d’une ferme en ruine. Et des branches s’entrecroisent

     Dans l’embrasure d’une fenêtre, au berceau, au berceau de l’auvent,

     De la voussure universelle. Et ni la pluie dans son avidité ne m’effraie,

     Ni les lucioles de la vague à l’entour des monuments du varech,

     Remparts que le flux épaissit, que la lune et les mois détruisent.

     Attentif aux feuillages caducs, à leur chute, aux défloraisons

     Qui ne nous lèguent que de la poudre, attaché aux souffrances

     Des souches blanches de la clairière et des épaves des essarts,

     Je comprends que la semence est pure, elle accompagne la sève,

     Dans le corps, la nudité de la source, une promesse m ’a égaré,

     Le paradis de ce qui tourne et brille affronte enfin nos parages.

     Sur les eaux... Dans la coque des vaisseaux ! Je plaide en faveur du plaisir,

     M’emploie à plier, à plier le genou. Et la rive incomparablement monotone,

     La rive est courbe, la plaine est femme. Et je puis vanter sa tiédeur,

     Soutenir que la nuit nous aime, éclairer l’amour ... Ah ! Je capte,

     Capte, sans disparaître, entre les toits, les clochers aériens,

     Le retentissement d’une parole engloutie. Le cri de septembre,

     Loin de l’abîme, loin des écueils, se répercute —- avant l’écho.

     Le vent nous enjoint de nous perdre. En riant, en priant, je recule.

     Le vent résiste à nos filets, il frappe aux carènes du ressac,

     Capitule à la hase d’un chêne, et celui-ci brandit le fardeau des siècles.

     Il tressaille, il s’irrite, il nous harcèle ! Il reforme un empire à neuf.

     Les champs que sa véhémence dévaste ont une abondance marine.

     Lorsque la plaine de couche en couche aura éparpillé les bouquets,

     Nos possessions seront une maison sur le sommeil de ses assises,

     Des rochers que la glaise enrobe et scellés du sceau du réel,

     Les brancards d’une lourde charrette arrêtée parmi les ronces,

     Un tronc précieux, que l’herbe déguise, un tronc banal, précieux.

     Il m’est sensible que le soleil repart... Que, d’épaule en épaule,

     Au creux de la colline, à l’horizon des haies, un astre d’ocre rouge

     Répand dans les vergers du sang, répand du sang dans les cours...

     Plus que sensible que, sous les murs, sous les piquants du houx,

     La vie muette et messagère arrive aux plantes qui pourrissent...

     De longues plantes — comme à l’envi... — ont une sorte de pollen ;

     L’hiver m’est cher, la nuit me tarde ... A fouler le sol, les souches,

     A m’assujettir au faste des surgeons, au destin de taillis mouillés,

     Je me dissous, j’existe davantage... Et la lune lucide gravite

     Près d ’une porte qu’use la mousse. Et le parfait autel d’un seuil

     Nous accueille. Et les pins, qui naufrageront dans les flaques,

     Le gravier que griffent les rameaux, la margelle insondable du puits,

     La majesté de la charpente de la grange et la solidité des pierres d’angle

     Prouvent que la grandeur, la profonde grandeur est aussi notre grandeur.

     Le vent, la houle et le crépuscule aventureusement nous empoignent.

     Les éléments gouverneront la poussière, ils nous renverseront,

     Rien dans mon regard ne ralentit leur triomphe à côté de la paille.

     Je célèbre ou j’instaure ou perpétue peut-être avec les morts

     Un second culte non moins nocturne en l’honneur de la pluie et des arbres.

     Pensant aux nids, à la sève, à l’intangible nourriture des essaims,

     Aux moissons dont l’automne regorge, à la tavelure des pommes,

     Je choisis de me poster dans la prairie, de me mettre en quête de l’oiseau,

     De l’ignorer s’il nous distance (et de l’observer s’il se pose),

     Le ciel lissait le plumage d ’une aile, ah ! retour au torrent natal,

     À des montagnes que le vent drosse, un nuage fendu nous enferme.

     Ah ! d’un rocher je reste tributaire autant que du soleil des marais,

     Du sombre abîme que j’y invoque et qui, de sa retraite de racines,

     Ajoute à l’antique diminution de nos jours l’obscurité qu’il entreprend,

     Fait trembler dans sa fuite et ses dons les parois les plus minces !

     Chute précise d’une brindille. Et la sérénité s’apprête à m’assouvir

     Parce que la mer vers le village s’en vient, la mer, son abondance.

     Je raconte à la tempête, à ses guerriers, avec leur casque de sel,

     Lui raconte à la hâte et lui cache en quels mots la parole est menace.

     En quels mots, dans la vaste grotte des bois, la menace est fécondité.

     La pluie descend comme de la cendre, et notre alliance est harmonieuse.

     Avant que le soir ne se soit éloigné de nous, avant que le soir

     N’ait conquis les coteaux de l’écume et les continents du chaume,

     J’ai vu, tout près des paniers de l’hiver, vu s’épanouir des fruits.

     Ensuite, et c’est donc à présent, solitude et tendresse m’engagent

     A composer sans rompre la phrase un chant qui devienne chemins,

     La tempête nous répond, parle au sommeil par une diversité de flammes,

     Le vent roidit les roseaux, des vaisseaux ont la proue au nord

    Les arbres bougent, le sol est sec. O nuit, quand tu es lente et brusque...

    Cependant, sur l’herbe, le fleuve, au défaut de nouveaux reflets,

    Le temps soumet la troupe magnifique, une armée entière d’étoiles,

    Mon impatience est pareille à la mer battant contre les pommiers bas.

   Les graines roulent dans les greniers, dans les buissons infimes.

  Un dôme enclôt la campagne, et nous rêvons la Voie lactée du mois d’août.

  Le ciel nuptial des voyageurs à sa roue en brûlant nous enchaîne.

  Nous gagnerons, regagnerons, nous regagnons l’étroit vallon.

 

Revue Po&sie, N°10

Belin éditeur, 1979

Du même auteur :

« Les Morts (07/11/2016)

« Le ciel sur les hauteurs… » (07/11/2017)

« A l'abri des hameaux... » (07/11/2018)

La terre, autre version (24/01/2024) 

 

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Le bar à poèmes
Publicité
Archives
Newsletter
96 abonnés
Publicité