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Le bar à poèmes
24 janvier 2024

Pierre Oster - Soussouev (1933 - 2020) : La terre, autre version

4d77b06_531409500-opaleplus-opale9375-01[1]Droits d'auteur : ©Jacques SASSIER/Gallimard/Opale/Leemage

 

La terre, autre version

 

 

La terre est un savoir que le fleuve et le ciel répandent.

La mer avec force descend, décline ou passe au pied des murs.

Le soleil masque sa solitude en revêtant la nudité des choses,

Fonde un royaume intact, apporte un peu de lumière, un

Feu dans le foyer de la prairie. Alors la campagne immobile

Nous dicte notre sort : ployer sous un poids de roseaux ;

Reprendre aux chiens les chemins que le vent revendique

Puisque l’aube à la hauteur des haies n’a pas vaincu ;

Transgresser la violence, adorer la sève ; un dieu commande

Parmi les plantes, mieux qu’en hiver ! Mais l’angélus

Ne sonne pas davantage. Ah ! redoutons que la nuit ne recule,

Le sombre soleil dans les branches la cherche. Elle a fui,

À loisir... C’est sa loi ! Le fleuve et les oiseaux se croisent.

Les dons du matin, la nuit magnifiquement les offre au jour.

Le temps ! La nouveauté des fleurs, l’antique nouveauté des arbres.

Deux chants voluptueux sur nos lèvres s’enchaînent. Un souffle, et l’air

Parle ! Une alliance interdite, et je m’en réclame. Écume,

Réponses du sommeil au soleil. Les mots, les refuser, aussitôt

Que la tempête souffre ! Ils nous détruiraient, infimes,

Si, comme aux aguets, nous ne cessions (ou ne tentions)

De recommencer le défi qu’à présent les vagues ravivent ;

D’ ajuster leur mutisme au nôtre ; et d ’avoir notre part

Du poème impossible. Infini, banal. Une grange, une

Grange étincelante. Entre les planches (il les disjoindra),

L ’abîme... Habité par la pluie. La pluie, hostile à la mélancolie. Des gouttes

Dans ses entrailles s’arrondissent. Et le lait des écueils sourd

Des feuillages : une faille raye le ciel. Ni les montagnes

Ni les vaisseaux monumentaux du vaste port souterrain

Ne manquent de resplendir. Le flot, familier des plages,

Des figures qu’il efface... Un étrange et quotidien péril.

Quelqu’un doit-il se fondre au sable inégal des ornières ?

Au temps des arbres ? À la marée ? À ce qui décroît devant nos yeux

Bien clos, bien mal clos ? Je ne ruine aucun ordre et médite

De rendre un culte à la boue des fossés, de privilégier

Le thème infaillible des mares ! Ah ! le vent, superbe,

Nous le suivons ! Jusqu’au fond du tuyau d’un fétu !

Une épiphanie s’annonce et se perd ; où la nuit détisse

Sa voile ; et la nature oscille, est une voyageuse ; où

Les eaux, amies de la métamorphose, imitent la solitude

Du soleil, vantent la nudité dont nous voici habillés,

Que le promeneur dépouille. Ébauche ou partage d ’un pacte

Avec les rochers, la plaine... Ah ! sous l’aile des éléments,

La tempête, prisonnière... Un souffle. Et le vent s’évade

De la cage des bois. Les bourgeons, leur éclat, au matin,

La nuit nous le prodigue. Ah ! robes de miel, le promeneur vous montre

Au ciel ! A des tourbillons vous deviendrez pareils.

Le bruit du large et celui du ressac... Au gré de l’averse...

Le printemps qui de là s’achève ! Insensibles, subtils,

Les dons reçus par le petit jour et par les bonnes ténèbres

Après que l’ombre a lui... Après que le brouillard s’est résous,

Que la pluie a lavé dans les champs le premier visage,

Palpé le sol à peine. Et la tempête, en aiguisant ma soif,

En me tourmentant, sourit ; lisse le tour de la corolle

Des liserons ; s’écarte, ou s’agite, ou reste au bord

Du précieux labyrinthe. Une étoile, de loin, découvre

La plaine ; incendie à demi l’herbe et l’air, le tableau

Que les saisons constituent ! La prairie, la voile indéchirable

Ne s’étend pas, ne tremble pas, n’est pas déserte ! Envol

D’oiseaux qui nichaient à l’écart. Et la rose des flaques vogue

Sous la mer. Un coup de vent, beaucoup de vent. Dans une cour,

De l’aventure des saisons désormais je me loue. Attente

D’un combat. Poussière intime à toute essence. En d’heureux

Vergers, en ces vallons que multiplie chaque vallée,

Le ciel se condamne aux délices que nous goûtons. Le ciel occupe

La cabine d’un tracteur, le vide, ou l’espace captif,

D’une charrue. L’acier, la nuit le polit. Un cortège

De nuages... Il fait trop doux pour qu’il neige en avril,

Trop frais pour que je plonge en des murailles de paille !

L’hiver s’amenuise, apprivoise le vent fanatique. En vain.

Des astres bornent notre orgueil, nous embrasent. Une meule,

Une bâche où le siècle gît me cache mon angoisse. Ô chevaux

Sans maîtres, ô maîtres du vent, acceptez de connaître

Qui vous flatte en songe, en songe vous regarde ! Et le soleil

Neuf nous soumet au renflement d’un tumulus d’insectes,

Irradie la réalité d ’une ferme... Ah ! tu vois rougir

L’orbe du jour obscur ! Conjonction des socs, des collines,

De la courbe des ornières. Et la pluie à grands remous

Se grave en d étroits miroirs ! L’audace est d’aimer dans les eaux courantes

Les piliers, l’édifice du ciel, au zénith... Combien

D’oiseaux n’avons-nous bravés ! À leurs cris de peur, de détresse,

Tu frissonnes. En notre nom, devant eux, qui marquera notre droit

De refranchir le domaine des morts ? Tu apprends l’âpre

Leçon des pleurs. Une voix dans les arbres s’entend,

Puis le jour se divise du jour. Voix que les morts écoutent.

Forger — de rien — la clé de l’abîme. Odeur de l’humus,

Du sang ! Les plantes s’en abreuvent. Et le printemps monte

Du sud ! Que sa faveur s’imprime en nous ! Le printemps,

Ses déguisements de feuilles ! Et les nervures minuscules

Crèvent sous mon ongle. Et le paysage est un langage perpétuel,

Questions que la pluie oppose au plaisir, requêtes de la tempête,

Ignorance insigne ou plainte intrépide. Au ras de sillons,

Le fleuve estompe nos frontières ou s’y cantonne ; inonde

Des continents de mousse. Il fabrique une énigme, un lac

La réfléchit ; tandis que l’herbe, autour de midi... Redouble

L’afflux — léger — du soir. Ma promptitude à marcher,

Que le jour m’assaille ou que ses transports diminuent,

Ma promptitude ne ment ! Jardins, jardins parfaits, imparfaits,

Promettez-moi d ’assouvir les chemins... Les événements de septembre

Et la richesse des greniers, qui ne les convoite ? À mon rang, je me veux

Régi par le cycle des eaux ! De très beaux rochers bougent,

Le lierre nous modèle. Ah ! l’écume au dos des récifs

Pétille ! On dirait d’une illumination des nations de la houle.

Le vent ! La sagesse, la fougue... Un culte, un rituel fou,

Le silence que j’anticipe ! Indifférence au mauvais silence

Qui dans les choses ne durera, dans mes vers retentit !

La sève... Et des racines percent ; et la terre élabore

Le temps impur, complexe, pur — réceptacles, réserves, réseaux ;

La mer... Le vent la drosse ; à distance, un instant, je discerne

Du gravier qu’elle a semé la gravitation des grains de pollen ;

La sève, la lymphe, le sang, la pluie et les vagues fusionnent,

La pluie revient des ravins de l’abîme, une antique lenteur

S’épanouit, me pénètre. Enfin le soleil nous est proche.

Avant que le jour ne brûle, avant la chute des remparts,

Désirons les nids que conçoit le travail de la tendresse,

Étendons la couche où la plaine a des refuges ! Ouvrons

Les chambres de la plaine aux oiseaux que la nuit révèle ou consacre !

L’amour des haies, la passion... En riant, je m ’éprends des liens

Que mon âme resserre. Il y a un vaste scintillement de ronces,

Plus qu’un autel de branches ! Et parfois la plaine en merveil-

Leux cailloux nous pourvoit ; retourne un océan fossile,

Arrimé aux puissants rochers d’incomparables vaisseaux,

Vestiges définitifs de l’hiver. L’écume jette des miettes

Aux mouettes, les affame. Adversaires, complices, témoins,

Témoins du feu nous le sommes : en dehors des mots que gagent ses volutes,

Que la plénitude prononce. Entrer dans l’extase du froid.

Des chevaux, les sabots, le sable sec... La troupe au galop attaque,

Déjà se débande ! Imaginer, sous l’auvent magique de la nuit,

De nous retrancher du flot ; nous tenir dans l’herbe abrupte,

Dans l’infléchissement souverain d ’un rayon fatal ; deviner

Pourquoi les fleurs — parées, penchées — nous sauvent, nous assiègent,

Pourquoi l’abîme à nos genoux embaume... En quel ventre, en quels

Flancs les arbres brillent... Ultimes lilas de jadis, de l’enfance,

Rançon que la lumière pèse... Une roue de reflets sur

La route où surgissent les nébuleuses et le crépuscule

Des champs que le printemps destine à s’éteindre ! À nous,

Dans les feuillages, d’âge en âge, à l’abri du feu même,

De ravir la lumière ! Avidité, rapidité des oiseaux, leur

Façon de chasser sans fin... Le vent dans ma bouche brise,

Un message tacite... Et nous avancerons, comblés

Du pressentiment que l’objet du poème est de disparaître !

Notre hantise naît de la mer (et sous les berges du fleuve). Autour

Des mares, au creux des fossés, la mer au jusant commande,

Et le ciel va nous asservir, de sa domination

Nous servir... La lumière avec les montagnes compose,

Avec la campagne ; avec la grange, avec la grotte ; avec le sol,

Avec un simulacre de soleil... Saluons le soir ambigu.

Les toits rassemblent les étoiles. Adieu ! L’écho (adieu)

Change en grâce la menace. Et la terre invisible baigne

Une flamme fragile. Exerce-toi dans l’ombre au savoir

Qui toujours te laisse innocent du tumulte des vagues

Sous les môles du port, presque à la base du portail,

Non pas au large, devant nous ! Insondable et nocturne,

La ferme ; inaccessible aussi le rivage des murs ! J’ai

Dans l’abîme un rival ! La prairie et l’abîme s’accordent

Dans cette enceinte, cette cour... Près de la mer de son cœur.

 

                                                                         (Vingt-huitième poème.)

 

Revue Po&sie, N°60

Belin éditeur, 1992

Du même auteur :

 Rochers (25/10/2015) 

Les Morts (07/11/2016) 

« Le ciel sur les hauteurs… » (06/11/2017)

« A l'abri des hameaux... » (07/11/2018)

 

 

 

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