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Le bar à poèmes
29 novembre 2023

Gérard Le Gouic (1936 -) : La terre aux manoirs d'herbes (3)

63e541673545a65d9122ee9a[1]Le Télégramme, le 23 février 2022

 

La terre aux manoirs d’herbes

 

..............................................................................

Les hivers en Cornouaille

 

quand le ciel touche terre

pendant des jours, des semaines,

 

quand les arbres s’enfoncent dans les pluies

comme pour ne plus revenir,

 

quand les chiens cherchent sur les talus

le gibier inodore du soleil

 

Les soirs de vent

et de charpie en Cornouaille,

 

quand l’eau et le givre parlementent

devant le pas usé des portes,

 

quand la lumière des lampes griffonne

des oiseaux de nuit sur les meubles...

 

De mon banc au fond du mauvais temps,

J’accompagne dans les ombres et les étincelles

 

le coureur apatride que je fus

des tropiques sempiternels.

*

Le soir

je descends vers l’Aven.

 

Dans le ciel un avion noir

fonce vers le soleil :

c’est la ligne de Rio,

la ligne de Mexico.

 

La terre ici ne suit

ni ligne ni horaire,

le chemin et la rivière

se cousent et décousent

entre les seins des collines.

 

Les nuages deviennent roses,

l’avion un capuchon bleu

L’Aven s’enroule pour la nuit

dans les couvertures militaires

des prairies.

*

Comme dans une ville sans vie,

je m’enfonce dans le manoir vide,

me courbant sous des linteaux de porte

qui n’invitent ni n’interdisent,

tournant sur des paliers sans chambrières,

suivant des escaliers qui ne gémissent plus

comme lorsqu’un sourire seul

peut nous réveiller du sommeil ou de la douleur.

 

L’humidité fait sortir des murs

des odeurs de paille et d’édredon

d’entre les pierres plates et rousses,

tombent des aiguilles, des boutons,

un double-tournois d’Henri IV.

 

Je monte un nouvel escalier,

avance dans les soupentes

où la lumière sans source

n’est qu’ombre sous des ombres,

où flotte au-dessus des planchers

une poussière de fleurs et d’insectes.

 

Je ralentis devant les cheminées,

portails de pierre qui s’ouvrent sur la pierre,

m’arrête sous les poutres

aussi larges que des verrats.

La couronne qui en orne le centre,

la fleur de lys encadrée par les hermines,

m’émeuvent moins que les chênes qu’ils furent

et qui connurent en leur enfance l’an mille.

*

Ordonnez-moi

de ne plus quitter ma terre,

de ne plus vivre à l’écart

dans des vallées d’asile,

dans des cités en exil.

 

Ordonnez-moi

de ne plus me dénouer de ce pays

qui me baptisa,

me refusa,

mais qui serait mon dernier lit.

 

Accordez-moi

de l’accepter tel quel :

à demi-mangé, à demi-bouilli.

Je m’y sens à l’aise

sans divulgable ni raison.

*

Ici le ciel

prend toute la fenêtre

 

où passent des oiseaux voiliers

et de silencieux aéronefs.

 

J’y reçois des amours douces puis amères,

j’y loge mes amis poètes.

 

Quand je m’assois pour écrire

j’aperçois la cathédrale de Quimper

dans son bateau vert.

*

Ecoutez, enfants de Quimper,

écoutez bien

le glas qui tinte

à la cathédrale Saint-Corentin.

 

C’est un homme qui se quitte,

un homme qui tombe de son corps,

sans faire plus de bruit

qu’une pomme qui tombe du pommier.

 

Mais qu’est-ce pour vous

cet homme qui rejoint ses pères,

ce passant qui n’arrête personne,

 

qu’est-ce pour vous qui venez d’entrer

dans votre poitrine rose

comme une souris grise dans un mur ?

 

Ecoutez quand même

enfants de la rue du Guéodet,

écoutez bien le glas qui sème ;

place Saint-Corentin.

*

Rien ne m’est plus familier,

et d’une tristesse sans remède,

que la place Saint-Corentin,

avec ses pluies qui me collent

le ciel et la peau sur le cœur,

le carillon de ses feuilles mortes,

ses fenêtres myopes

qui regardent de trop près.

 

La traverse pour des siècles

le bonhomme Jacob qui sautille

entre les flaques d’eau et les intersignes,

la longent les femmes qui furent

les paupières de ma poitrine

qui ne se relèvent aujourd’hui plus.

 

Rien ne me plaît tant

que la place Saint-Corentin

où je vis comme à regret,

sans talent et sans secrets.

 

Si je ne me suis jamais mis en colère

contre un arbre qui me tourne le dos,

contre un ruisseau

qui me marche sur les pieds,

contre la pluie qui pose

ses gros yeux sur ma fenêtre,

je suis saisi de courroux

contre mes amis de longue date,

poètes de Bretagne Haute et Basse

Angèle Vannier, Anjela Duval,

Gilles Fournel, Xavier Grall,

qui s’en sont allés

en l’an mil neuf cent quatre vingt un

vers les îles de fortune de la nuit.

Et contre vous mes autres frères en poésie

qui vous vous êtes dirigés de votre pas de philosophe

vers les châteaux en Espagne de votre gloire :

Alain Guel, Paul Quéré,

Henri Thomas, Antony Lhéritier

en l’an funeste quatre vingt treize

 

*

Il ne meurt pas ce pays

avec ses collines rugueuses

comme la haute montagne,

ses chênes solitaires,

ses ronciers où les guêpes ne jouent plus

dans le jus des mûres et du soleil,

ses ruisseaux où les renards

boivent et meurent,

où les saumons se hissent et meurent,

ses vallées embourbées

où les oiseaux se cachent et meurent.

 

Il ne meurt pas ce pays,

avec ses coureaux de pierre

qui hachent la mer,

ses plages qui la caressent

ses couchers de soleil bleus,

ses arcs-en-ciel noirs et blancs,

avec sa lumière

plus émouvante que les clartés boréales

 

Il ne meurt pas ce pays,

avec ses ardoisières aussi menaçantes

qu’une maison qui sort de terre,

avec ses champs de rien du tout,

ses racines qui s’enfoncent dans le vide,

ses refrains tellement oubliés

qu’ils brûlent en remontant dans la gorge,

avec ses cimetières où l’on enterre plus

faute de vivants.

 

Il ne meurt pas ce pays,

avec ses villages en ruine

aussi nobles qu’un château en ruine également,

ses moulins verts de faim,

ses maisons de maître sans maîtres,

ses églises qu’un toit recouvre,

mais qui n’ont plus de dieux,

ses chapelles qu’un dieu habite,

mais qui n’ont plus de toit.

 

Il ne meurt pas ce pays,

avec ses rivières démodées,

ses tempêtes, ses pluies,

ses cassures dans le beau temps,

avec ses longues saisons :

les printemps jusqu’en septembre,

les automnes jusqu’en avril.

 

Il ne meurt pas ce pays,

il ne meurt pas.

Il feint,

il se retient,

il veille.

 

 

Les bateaux en bouteille

Edition Telen Arvor, 29000 Quimper, 1985 

Du même auteur :

 « Quand ma chienne me regarde… » (29/11/2014)

Troisième île (29/11/2015)

Cairn de Barnenez (29/11/2016)

« La campagne semble morte… » (29/11/2017)

Pierres (29/11/2018)

Ici (29/11/2019)

La terre aux manoirs d’herbes (1) (29/11/2020)

Le Marcheur d’Afrique (29/11/2021)

La terre aux manoirs d’herbes (2) (29/11/2022)

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