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Le bar à poèmes
8 juillet 2023

Michel Leiris (1901 – 1990) : La Néréide de la mer Rouge

4-Picasso-Leiris-portrait8[1]Picasso, Portrait de Michel Leiris VI, 28 avril 1963

 

La Néréide de la mer Rouge

(1934-1935)

 

Le soleil qui se lève chaque matin à l'est

et plonge tous les soirs à l'ouest

sous le drap bien tiré de l'horizon

poursuit son destin circulaire

cadre doré enchâssant le miroir où tremblent les reflets

d'hommes et de femmes jetés sur une ombre de terre

par l'ombre d'une main qui singe la puissance



O fusées

il y a trop longtemps que nous enchante

l'araignée solaire pendue au fil à plomb de l'heure

Echelon par échelon

la mort remonte de son puits

et la roue immobile révèle son squelette de rayons

Que toutes les pierres se fendent

et que les frondaisons se penchent

pour saluer cette Vérité dépouillée jusqu'aux os

une figure se dresse

au-dessus de la margelle ronde

qui auréole la profondeur



D'occident en orient

un voyageur marchait

serrant de très près l'équateur

et remontant en sens inverse la trajectoire solaire



Ses regards agrippés aux forêts

peignaient leurs sombres chevelures

et ses mains balancées selon le mouvement de ses pieds

caressaient les lueurs à rebrousse-poil

comme s'il avait entrepris de forcer le cours de son destin

d'heure en heure et de jour en jour

en le prenant à contre-sens



De lieu en lieu

la nuit oisive le suivait

Au bruit de ses pensées

il la faisait danser ainsi que font les montreurs d'ours

et quand la bête lasse se couchait

hissée sur la boule du monde c'était l'aurore qui se montrait

nudité fine étincelante et blanche



De l'Atlantique à la mer Rouge

fuyant l'Europe

le voyageur allait sans femme

autre que les idoles pour qui des cierges flambaient dans sa tête



et les sirènes imaginaires nageant

dans l'eau obscure de ses yeux

 

Il y avait beau temps qu'était enterrée la douceur

du clair de lune qui s'enroule autour de longs cheveux

et que l'amour ne lui était que paillasse à terreur

qu'on y dorme tout seul ou qu'on y couche à deux



Le couperet des jours signait les aubes glauques

d'un coup d'ongle fatal aux espoirs trop touchants

et de leurs cous marqués jaillissait ta voix rauque

guillotine du ciel qui tends tes bras méchants



La foudre aventurait son sexe jusqu'en terre

Les blés couchés lui répondaient en soupirant

poils d'or et les sillons amoureux du tonnerre

déchirés de sanglots s'ouvraient à tous les vents



C'était la peste et la misère Ombres et feux se poursuivant

dans la cave du jour où pourrit la lumière

lèpre si pâle au cou de l'univers mendiant



O tempête

Tes plis profonds ont pu rider ma bouche amère

et lacérer ce coeur qui pend entre mes côtes

tel un quartier de viande à l'étal d'un boucher

de trop de passions mon corps fut mauvais hôte

pour qu'aujourd'hui je marche autrement qu'yeux baissés



Éternel humilié dont le désir ulule

piètre amant j'ai toujours été l'ours mal léché

et je porte pourtant ivrogne émerveillé

au creux de ma poitrine une rose qui brûle



Telle devant la niche où dort un saint de pierre

foetus rêvant de tout son crâne déplumé

et muet dans l'utérus comme un mort dans sa terre

coule une cire que l'ardeur de sa flamme fait suer



Telle face au miroir qui quadruple la paire

de bergers s'embrassant entre les chandeliers

une veilleuse presque éteinte change en suaire

les draps du couple parental dont craque le sommier



Et l'enfant réveillé sent vivre le silence

troublé par ce seul bruit émané du fumier

des membres confondus grâce à la morne science

de l'amour qui ahane un jugement dernier

 


Il songe en écoutant son coeur battre trop fort

à l'horreur d'être adulte bien qu'il sente

se faufiler en lui ainsi qu'un filon d'or

cette flamme légère et toujours laminée

montant pour l'ex-voto ou le dessus de cheminée



Jeu des sexes bandés qui perpétue l'engeance

en flux et en reflux de pieuvres rejetées

j'ai toujours redouté l'abjecte effervescence

des corps secoués de soubresauts et des chairs hérissées



L'alcool a beau rouler dans mes veines hilares

délire torrentiel sans arche de Noé

ni drogue ni plaisir n'apaisent mes dieux lares

âpres au gain comme un soldat au sang versé



Je marche sous les cieux dont le désert est l'ombre

et compose avec eux un triste sablier

double cône où le temps est un bateau qui sombre

au Maelstrom engloutissant les passagers



Car il faut que la nuit succède au jour qui ente

ses rameaux éclatants sur un sol torréfié

il faut qu'après l'amour les corps suivent la pente

mauvaise à toute chose en mal d'éternité



Si les bolides choient les animaux s'endorment

Vues à distance les montagnes se déforment

et son ventre chargé de futurs ossements

fait de la femme pleine un sépulcre mouvant



Tout décroît La pluie est l'agonie du nuage

Le disque de la lune s'amenuise en croissant

Le ciel se meurt en vent quand les eaux le ravagent

et ses rides se muent en longs sifflets stridents



Le vent meurt en haleine quand trop de bouches le tétent

L'haleine expire en buée sur la vitre ternie

quand l'espace la suce impalpable squelette

qui pour seule règle de mesure a ses tibias blanchis



Ainsi la soif s'étanche Ainsi la fleur se fane

Du zénith au nadir des passions assouvies

vaincu le sexe tombe en astre tournoyant

et l'unique immortelle est la rose-des-vents



Il disait

et sa voix se mêlait au bêlement des chèvres

au cri des coqs au rire des filles dans les villages traversés

Derrière lui les pays se refermaient comme des lèvres

ouvertes un instant pour la morsure ou le baiser



L'Afrique se dénudait

rejetant les bijoux qui tintaient entre ses seins proéminents

et des chants la secouaient toute entière

comme un vent de tornade

tandis que le sang lourd des sacrifices coulait entre ses jambes suantes

menstrues éternelles et violentes



Épiant les augures d'oiseaux

fidèle à sa boussole à la pointe bleu nuit

l'homme passait

et dédaignait les femmes qui lui offraient leurs statures musculeuses

leurs chairs gaufrées d'effigies ancestrales

et parfumées d'un relent aigre malgré les fards dont leur peau était ointe

pareille à leur mémoire fardée d'un sédiment de mythes



Plus seul qu'un plomb de sonde

il courait l'univers

et partout son ombre le suivait

double de lui-même écrasé par la honte

de cette errance sans espoir dans une vie sans cœur



Loin vers le nord

dans un port de la Méditerranée

au fond d'une taverne borgne

un homme aux vêtements fatigués

chantait la rose et le cristal



Sa voix rampait jusqu'à sa bouche

hors de son coeur qui lui tirait les chairs

Tel le poids d'une balle dans le ventre

l'amour le casse en deux quand il le touche



D'un geste bref s'il vide un verre de vin

je bois l'eau pure de ma mort

D'un coup de main si avant de chanter

il replace sa ceinture

la crasse de son veston lustré

est son unique lest sur terre



L'ombre pend au soleil

comme une bannière à sa hampe

comme un nouveau-né à la mamelle nourricière

comme une amoureuse aux deux bras noueux qui prolongent un torse



L'homme pend à son ombre

comme une corde à la potence

comme une charogne au noeud coulant

comme un hibou au chambranle d'une porte

 

Ainsi l'homme pend au soleil

comme un trophée à la muraille

comme un été à son printemps

comme une tête à ses cheveux



et quand le soleil de midi scalpe l'ombre

l'ombre renaît au coeur de l'homme

et quand le soleil descendu étouffe l'homme

l'ombre renaît corps de la nuit

dont toutes les cuisses ouvertes pour l'amour sont les colonnes



Murs moisis j'aime les longues traces d'étoiles

que laissent les affiches déchirées les plâtras

la suie des cheminées et les papiers criblés de fleurs

dentelles aux dessous mal soignés d'une femme



Dans sa mémoire où les villes montaient

toutes clignotantes de lumières et de frissons

des marchés étalaient leurs denrées sur les places

et la foule ondoyait ainsi qu'une moisson



A pleins paniers les trafiquants offraient à tous

les richesses du monde

claie d'osier où nos vies sont groupées en rosaces

écailles froissées mimant l'asphyxie des poissons



Dans les hôtels meublés champignonnaient les râles

des amants accouplés ô huître en qui mûrit

la perle du plaisir sous la nacre du mâle

quand les flots radoteurs battent leurs vieux tapis



La ruelle s'éveillait pour les querelles de ménage

cris et coups pleuvant dru après la pâmoison

L'enfant battu pleurait de ses yeux gros de nuages

ocreux qui survolaient la fétide prison



Dans des chambres perdues de grises accoucheuses

prenaient le bain de sang qu'il faut chaque matin

à leurs mains délabrées - froides ensorceleuses

qui fourgonnent les chairs plus âprement que des putains



Aux vitres se posaient les maigres faces blêmes

d'orphelins nourris d'os et vêtus de sarraux

couleur de l'insoluble et mobile dilemme

qu'imprimait sous leur front le givre des carreaux



De grands oiseaux fuyant la terre bâtissaient

des cercles que jugeait encore trop étroits

le regard de l'enfant s'il heurtait la paroi

du ciel grandi par la souffrance de son oeil

comme un étang blessé par le jet d'une pierre

 

Enfant toujours perdu es-tu fils de ton ombre

accrochée à tes pieds poulpe d'encre ou boulet

du forçat qui mesure son destin au nombre

des chaînons liés à lui schéma de ce qu'il est



Es-tu né du soleil qui troue les robes claires

dore le ventre et donne sa chaleur au lait

ou bien ta mère est-elle une punaise de calvaire

qui te mange le coeur et te sèvre à jamais

 

Enfant tournant en rond au préau de misère

en noir sur blanc ainsi qu'une cible apparaît

as-tu fini de déchiffrer le syllabaire

du trou de la serrure antre gras de secrets?



A chaque étage des maisons la soupe fume

le mur suinte l'assiette mal blanchie s'écorche

le couvre-chef paternel pend à la patère

Dans les squares tout proches les nymphes de brume

se pétrifient

et la lune les change en torches



Au delà c'est la banlieue et ses chaînes d'usine

Au delà c'est la campagne

eau verte entourant les atolls charbonneux

et les baignant d'une écume de corolles

Au delà c'est la rosée de la terre entière



Fers ouvragés Chrysalides sombres Becs de gaz

au soir votre tête dérive et des flammes l'embrasent

brûlots lancés contre les galions des rues

par des corsaires en scaphandre de phosphore

Armures transparentes

une langue de feu pointe au centre

de votre heaume clair



De torrent en torrent

de broussaille en broussaille

il malmenait son coeur

le traînant après lui comme un chien qui rechigne

loin de toute possibilité d'aventure confortable

ou d'os propre au jeu par quoi l'on oublie la vie maligne



Les villes qu'il avait connues

(peu de villes et peu de femmes)

fondaient en une même flamme

son ouïe son goût son tact son odorat sa vue



Bruxelles au rire épais d'entrailles

Rotterdam à l'odeur de goudron

Amsterdam sec comme la pierre

Londres breuvage amer dans un silence ouaté

Le Havre paupière ouverte sur la mer



et Paris où je suis né



Berne où les ours fameux se promènent

de long en large

et me ressemblent



Mayence où

sans regarder le Rhin

j'ai appris à désaimer



Marseille

où pour la première fois je me suis embarqué

par un vent fou



Missolonghi

où rage dans un jardin la statue de Byron

près d'une mer couverte d'une croûte d'immondices qui m'a donné la fièvre



Milan

que j'ai traversée en proie au délire

souffrant du ventre et de la malaria



Barcelone

dont le quartier chaud s'appelle

barrio chino

bien qu'il n'ait rien de chinois

Foule lumières et fleurs font longuement la roue

devant les façades des maisons dont beaucoup

portent des traces de balles

en larges coups de dents brûlures ou éraflures



Le Caire

où ma chambre encerclée de milans était comme une tour

Tandis que j'y habitais un assassin

Dario Jacoël

revêtit la chemise rouge spéciale aux condamnés à mort

Je me demande si le supplice qu'il devait subir n'était pas le garrot

Dans une nécropole poudreuse

califes et mamelouks reposent

au delà d'une montagne de détritus



Gondar

huttes de paille et de pierres

dans des ruines s'écroulant en morceaux

Des jours durant

j'y fus amoureux d'une Abyssine

claire comme la paille

froide comme la pierre

Sa voix si pure me tordait bras et jambes

A sa vue

ma tête se lézardait

et mon cour s'écroulait

lui aussi

comme une ruine



Djibouti

magma solaire

que la mer Rouge ronge comme un acide

Les femmes y ont l'odeur du lait de chèvre et la saveur du sel

Vorace chienne

mon ombre infatigable m'y conduit aujourd'hui



Quand je mourrai

à l'hôpital

en paquebot

chez moi

ou bien au cours d'une boucherie militaire

ce ne sera pas ma tête mais mon corps

qui sera la fourmilière



Noeud gordien de mes entrailles

la douleur te tranchera

et la rouille des ferrailles

amour te recouvrira



Plus de chemises de soie

ni de cravates anglaises

Vieille crainte de l'enfance

l'obscurité me mangera



Qu'on ne m'affuble pas d'un habit noir

ni d'un complet pure laine ou pas

Plus de chichis Plus d'histoires

de tics ni de falbalas

je m'habillerai de terre et ma barbe poussera



Ce que j'aimerais le mieux

c'est mourir en bateau

pour que simplement on me donne

à manger aux poissons



Le bateau mettra en panne

et des mouettes voleront

écrivant au ciel qui me damne

Mort pour la mort

mots qui me suffiront



Car au centre de la mer Rouge

couche une femme au ventre avide

aux yeux perdus signaux qui bougent

pendus à sa face livide



Ses cheveux sont une fumée

sa bouche suceuse est exsangue

son cou est à jamais coupé

mais ses deux bras sont une cangue



Juste image de l'enjôleuse

dont j'ai rêvé presque au berceau

j'irai vers ses lèvres neigeuses

elle bâtira mon tombeau



cratère de ma peine immense

comme le Vésuve ou l'Etna

et de mon âme aussi creuse

que le gouffre de Padirac

où coule

                   parmi les alvéoles rocheuses

une rivière si lente



Vagabond pourchassé fuyant sans rien comprendre

tête lourde il allait mordu à chaque pas

par l'angoisse couvant comme un feu sous la cendre

et son ombre tenace à qui la nuit tendait les bras



Au fin fond de la mer veillait les dents lucides

et sa gorge fanée goudronnée de sanglots

guettant les suppliciés la vieille néréide

qu'on appelle l'Amante-aux-reflets-de-couteau



mais que je nomme moi maudissant mes mains vides

femelle de mon ombre et foudroyant pavot

puisque je dormirai en elle jusqu'aux ides

du mois vague où la terre ouvre grands ses caveaux



De mer en mer j'ai traversé le continent palpant ses lombes

riches de fêtes et tendues plus que la peau

du tambour mat qui accompagne vers sa tombe

le conquérant croulant d'ennui et de drapeaux



Les vents ont décoché pour moi l'ardente flèche

de l'avenir gavé d'espérance et de mots

mais je suis prisonnier de cette ombre que lèche

la gorgone qui n'a que les os sous la peau



Je l'appelle Ma mort Menottes d'or luisantes

Cave d'alcool trop fort Mère pas assez tendre

Lichen poussant sur les décombres qui me hantent

Reflet profond des yeux dont des pleurs vont descendre



Et je brûle Et je vais sous le soleil que hausse

le tourment perpétuel qui enfle mes poumons

jusqu'au jour où les cieux et moi nous craquerons

plus secs qu'un ongle ou qu'une dent qui se déchausse



Il marcha vers la mer fouetté à tour de bras

par le soleil qui déchirait dans tous ses pores

la loque de son ombre soudée à ses pas

comme un corps de cheval au torse d'un centaure



En bas se lamentait et tournait dans sa geôle

l'écume hoquetante au bout de ses souliers

En haut filait le jour qu'étayent les deux pôles

parmi les nuées qui bâtissaient des marches d'escalier



Des filles affligées de pian ou d'écrouelles

le coudoyèrent en riant aux éclats

puis leur regard s'embua sous leurs tresses rebelles

aux épingles d'argent qui frémissaient comme des mâts



Les vagues palabraient en rejetant leurs plis de toges

par-dessus les dauphins onduleuses épaules

et comme un doigt pointé se figeait la boussole

qu'il avait voulu prendre pour unique horloge



Pistes acérées comme des ongles Sentiers

Artères Ponts Rails Sillage des avenues

Chemins qui défoncez l'espace à coups de pied

désorbitez le temps Et donnez-nous le sang

du ciel bleui par des veinures inconnues

à nos yeux fatigués de son lent tournoiement

 


Il se jeta à l'eau

mais le flux le rejeta

car l'eau n'en voulait pas

Peut-être n'était-il pas assez gras

mer Rouge

ô bien nommée puisqu'une mer n'est que le pouls du monde



Seule

son ombre se noya



mais une autre repoussa

tandis qu'il repartait quêter les météores

plus cassé qu'un souverain dont le blason s'éraille

et dont le sceptre se dédore



Cheminées pointées droit vers le ciel

un navire passa



Ce n'est pas ainsi que vous pointez

mais parallèlement à l'horizon

revolvers

aux tempes des suicidés



Longtemps la sirène siffla

et la vapeur monta plus longtemps encore

Fumée que recrachent les ports

l'ombre et la femme sous-marine avaient mêlé leurs bras



Paquebots

Remorqueurs

le vent secoue vos crinières noires

quand vous faites l'amour



Est-ce ainsi que s'exhale ton venin

écumeuse de la mer Rouge

 

Est-ce ainsi que renaît

votre haleine embrasée

ombres des désespérés?

 

 

Haut Mal suivi de Autres lancers (1924- 1968)

Editions Gallimard (Poésie), 1969

 

Du même auteur :

Liquidation (25/06/2014)

 Les veilleurs de Londres (25/06/2015)

Léna (25/06/2016)

Présages (08/07/2017)

Hymne (08/07/2018)

Les pythonisses (08/07/2019)

Le fer et la rouille (08/07/2020)

Les Aruspices (08/07/2021)

Avare (08/07/2022)

 

 

 

 

 

 

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