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Le bar à poèmes
8 juillet 2019

Michel Leiris (1901 – 1990) : Les pythonisses

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Les pythonisses 

 

Les lampes à gaz qui brûlent au fronton des bâtiments industriels

éclairent parfois des eaux froides et vertes comme la menthe

minces filets coulant avec un maigre bruit le long des trottoirs

pour enjoliver de leur ruban liquide les contours souvent sans grâce de la pierre

 

Un reflet éclate dans le ruisseau

et c'est ce choc signe de l'étreinte ensorcelée de la lumière et de sa réplique  

     rampante

en marche le long de toutes les rues vers la mer sombre de l'égout

qui met au monde ces créatures miraculeuses

celles dont la chair est une Rome avant le temps de l'esclavage

une gare sans trains de marchandises

une échelle dont les barreaux sont remplacés par des fils de dentelle

une église vide de tout tabernacle

 

Les cages se balancent aux fenêtres

qui se balancent accrochées aux maisons qui sont aussi des cages

accrochées et balancées elles-mêmes à la grande bâtisse d'air

 vieille ménagerie terrestre encagée dans le temps et l'espace

avec le parfum de ses louves

 

Les bouches se dessèchent devant les verres vides

dont le cristal est fait de bouches aussi

plus vides et plus séchées que toutes les cavernes humaines

 parce que la langue des radiations cellulaires y est éternellement dardée

Ce ne sont pas seulement ces bouches et ces cages

qui par leur tremblement troublent la nuit

mais toutes les machines qui sont a la fois des cages et des bouches

bouches dévorantes cages lieuses ou bien cage qui nous mange bouche qui

     nous lie

comme ces pythonisses nées du coït du gaz et du ruisseau

et dont les corps chargés de toutes les transmutations passionnelles à venir

sont simultanément la bouche qui nous ronge

et la cage dont le grillage doré nous damne

 

Lorsqu'elles étaient petites

elles avaient des voix où ne traînait aucun présage d'avenir

Les couronnes s'effeuillaient comme s'effeuillent les adieux d'un marin

et leurs visages avaient la pâleur de ceux des émigrants

quand leurs mouchoirs tombent de leurs mains et se trouvent aussitôt ramassés

     par l'ironie des vagues

feignant de croire qu'elles sont houris et eux sultans

 

Elles avaient de longs cheveux pareils à un sable éclatant

dans un désert illimité mais frais sous le soleil ardent

à cause de la circulation profonde d'une source intarissable

coulée secrète qui animait leurs joues

quand leurs artères chantaient la ronde du sang

 

Les bagues embellissaient leurs doigts d'orbes charmants

C'est du mouvement de ces joyaux qu'elles apprirent à connaître le futur

et la première qui laissa glisser à terre une de ses bagues

prit au même moment conscience de son destin

 

Quand elles eurent seize ans

il n'y eut plus de rondes ni de joues roses

les cieux se réunirent en un seul nuage au râle de mourant

et sous la pluie elles se séparèrent

l'une vers l'Ouest

l'autre vers l'Est

la troisième vers le Sud

la quatrième vers le Septentrion

 

Celle du Nord entra dans un bordel glacé

dont les murs étaient sombres comme des cris d'enfant

les portes épaisses comme des nourritures anthropophages

à l'heure où la constellation du corps est dépecée

parmi les vibrations de flèches les danses obscènes et les chants

Son sexe suave éternellement béant était la grotte

l'antre caché de Trophonius où pénétraient les consultants

après avoir bu sur ses lèvres le mystérieux breuvage

salive de l'oubli O palais doux et rose

Celle-ci fut tuée d'un inattendu coup de poignard

mais étant donnée sa ressemblance avec les grottes

 mourir d'un coup de stalactite était bien son destin

 

La seconde celle du Sud

s'installa sous un vaste oranger

et se prostitua comme on vend des oranges

Ses caresses avaient une saveur fruitée

l'écorce de sa peau rafraîchissait les mains

les mains de ceux que l'orgueil décourage

et qui se promènent seuls comme de vieux bateaux à roues

avec des grincements de cordages

 


Sa langue était habile à faire mimer par les sexes les degrés des âges

le beau matin d'abord quand les tiges se redressent

puis la fixité de midi

et le déclin crépusculaire qui suit le spasme

 

Celle de l'Est ou pour mieux dire celle du Levant

était allée ainsi que l'y prédestinait cette direction

vers un pays de docks lointains

où sur de longues esplanades jonchées de caisses de marchandises

elle se donnait à tout venant

 en échange d'une chique d'opium ou d'un morceau de pain

Ses gestes langoureux étaient légers comme des feuilles

et la ramure profonde de son corps abritait tout un peuple d'oiseaux de nuit

dont les yeux s'illuminaient parfois et sortaient de sa peau par les pores

en ruisselets scintillants d'émouvante moiteur

Plus d'un aima ses dents arsenal de lances blanches

qui faisaient résonner les boucliers du plaisir

quand les cloches des vaisseaux piquaient l'heure

et quand l'aventurier qui nulle part ne laisse de trace se levait oreilles

     bourdonnantes

à cause de son sang depuis trop longtemps immobile

La bouche de cette femme alors se creusait d'une ride profonde

belle chiromancie de nuages

nervures de feuilles annonçant la venue de quelle végétation?

 

La dernière était celle du Couchant

et c'est celle-là que j'aime

en raison de son amour pour tout ce qui descend

Sa gorge est un soleil rouge qui dévore les ciels brûlants

Elle n'a pas plus de domicile qu'un vrai couteau n'a de cran

Tous les jours elle se jette à la mer et fait l'amour avec les coques

des navires dont la quille partage ses cheveux qu'elle laisse ensuite flotter au

     vent

Quand elle se couche c'est la nuit compète qu'elle engendre

une nuit plus noire que son sang

toutes les lumières cristallisent et se fondent en un bloc

le monde n'est plus qu'un cheval qui par peur de l'obscur a pris le mors aux dentsOccident de détresse

 ce sont ses cris qui hâtent toutes les déchéances

les chutes de bolides

quand ils laissent dans l'air le sillage de leurs croupes obliques

Se vouer aux marécages n'est-ce pas se livrer pieds et poings liés aux feux follets

flammes errantes que mène un destin éblouissant

formes livides redoutées de ceux qui cherchent à reposer sur leurs deux oreilles

craignent de s'éteindre et le reste du temps

tremblent et geignent comme des arbres

 

battus par toi ma douce hache

ô ma hache fatidique

 

In Revue « Bifur, N°2 »

Editions du Carrefour, 1929

Du même auteur :

Liquidation (25/06/2014)

 Les veilleurs de Londres (25/06/2015)

Léna (25/06/2016)

Présages (08/07/2017)

Hymne (08/07/2018)

Le fer et la rouille (08/07/2020)

Les Aruspices (08/07/2021)

Avare (08/07/2022)

La Néréide de la mer Rouge (08/07/2023)

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