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Le bar à poèmes
20 décembre 2019

Giacomo Leopardi (1798- 1837) : Les souvenirs / Le ricordanze

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Les souvenirs

 

          Belles étoiles de l’Ours, pouvais-je croire

Qu’un jour je reviendrais vous contempler

Scintillantes au-dessus du jardin de mon père,

Et deviser avec vous depuis les fenêtres

De cette demeure où j’habitais

Enfant et de mes joies connus la fin.

Alors, que de chimères, que de fables

Engendrait votre vision dans mon âme,

Avec celle des lumières vos compagnes !

Quand, silencieux, assis dans l’herbe,

J’aimais à passer grand-partie de mes soirs

A contempler le ciel en écoutant le chant

De la rainette, au loin, dans la campagne.

Et la luciole errait sur les massifs

Et sur la haie, sous le vent murmuraient

Les allées odorantes et les cyprès,

Là-bas, dans le bosquet. Sous le toit paternel

Raisonnaient les voix alternées et les tranquilles

Travaux des serviteurs. Que de tendres pensées,

Que de rêves immenses m’inspirait la vue

De cette mer lointaine, des cimes bleues

Que d’ici je découvre et que j’imaginais

Traverser un jour, mondes secrets, secret

Bonheur que je formais à ma vie !

Mais j’ignorais mon sort, et que souvent,

Cette vie douloureuse et déserte,

Je voudrais l’échanger contre la mort.

 

          Ni mon cœur ne me disait qu’en ce bourg sauvage

De ma naissance je serais condamné

A perdre mon jeune âge, parmi des gens

Rustres et vils, pour qui science et savoir

Ne sont que noms étranges et souvent

Raison de se jouer, des êtres qui me fuient,

Me détestent, non par envie, ni pour me croire

Plus grand qu’eux, mais de penser que tel

Je me tiens en mon cœur, bien que jamais

Je n’en fasse montre à personne.

Là je passe mes années, obscur et délaissé,

Sans amour et sans vie, contraint de m’endurcir

Au milieu de cette misérable escorte :

Ici je me dépouille de pitié, de vertu,

Et j’en viens à mépriser les hommes

En approchant ce troupeau, cependant que s’envole

Le cher temps de ma jeunesse, oh ! plus cher

Que la gloire et le laurier, plus que la pure

Lumière du jour, le souffle de la vie !

Je te perds vainement, sans un plaisir,

Dans ce séjour inhumain, à travers les tourments,

O seule fleur de l’aride existence.

 

          Voici le vent portant le son de l’heure

Depuis la tour du village. Cette voix,

Je me rappelle, consolait mes nuits d’enfant,

Lorsque dans les ténèbres de la chambre

Je restais éveillé par les terreurs coutumières,

Soupirant vers le jour. Ici, je ne puis rien

Voir ou sentir d’où ne retourne en moi-même

Une image, et ne surgisse un tendre souvenir ;

Tendre en soi, mais la douleur le suit

De penser au présent, et d’en vain désirer

Le passé, même triste, et de dire : je fus.

Là, ce balcon tourné vers les extrêmes

Rayons du jour et ces murs peints,

Ces troupeaux figurés, et le soleil qui naît

Sur des champs déserts furent les délices

De mes loisirs, quand allait près de moi,

Où que je fusse, et me parlait toujours

Ma puissance d’erreur. Dans ces salles antiques,

A la clarté des neiges, et quand le vent

Sifflait autour de ces vastes fenêtres,

Résonnèrent mes joies et le bruit

De mes jeux, dans ce temps où le mystère acerbe,

Le mystère indigne du monde apparaît

Plein de douceur ; alors, intacte et pleine,

L’adolescent comme un amant timide

Caresse en lui sa vie trompeuse

Et, s’inventant des beautés célestes, l’admire.

 

          Espérance, ô espérances, charmantes chimères

De mon premier âge ! Toujours en parlant

Je reviens vers vous : bien que s’enfuie le temps,

Que changent les tendresses, les pensées,

Je ne sais vous oublier. Fantasmes, je le vois,

Sont la gloire et l’honneur ; les plaisirs et les biens,

Pur désir ; l’existence n’a pas de fruit,

Inutile détresse. Et bien que vides

Soient mes années, obscure et déserte

Ma condition mortelle, le sort m’enlève

Peu de choses, je le vois. Hélas, mais à vous

Que de fois je repense, ô mes espoirs anciens,

Comme à ce bien-aimé pouvoir d’imaginer !

Et je regarde alors mon existence

Si pauvre et si dolente, et la mort seule,

De tant d’espoirs, qui me reste aujourd’hui :

Je sens se serrer mon cœur et je ne sais

Comment me consoler de mon destin.

Cependant, quand la mort implorée

Sera là, et que j’aurai rejoint le terme

De mon infortune, quand la terre me sera

Une étrangère vallée, que de mes yeux

S’enfuira l’avenir, de vous sans doute

Je me ressouviendrai, et cette image encore

Me fera soupirer, rendra plus acerbe

L’être vécu en vain, et mêlera la douleur

A la douceur du jour fatal.

 

          Déjà dans ma jeunesse, au premier tumulte

De bonheur, d’angoisses et de désirs,

Souvent j’appelais la mort, et longuement

Je m’asseyais au bord de la fontaine,

A la pensée d’effacer dans cette eau

L’espoir et ma douleur. Puis par un mal

Aveugle, qui fit incertaine ma vie,

Je pleurai la belle jeunesse, je pleurai

La fleur de mes pauvres jours qui si tôt

S’en allait. Et souvent aux heures tardives,

Sur ma couche complice, écrivant

Sous la faible lampe, dans la douleur

Je pleurais avec la nuit et le silence

Mon souffle furtif, et dans cette langueur,

Je chantais à moi-même un chant funèbre.

 

          Qui peut vous rappeler sans un soupir,

O premier seuil de la jeunesse, ô jours

Légers, jours ineffables quand les jeunes filles

Pour la première fois sourient à l’homme

Emerveillé ? Toute chose à l’entour

Lui semble sourire, l’envie se tait,

Dormeuse encore ou légère, et le monde

(Merveille sans renouveau !) lui tend presque

Une main secourable, pardonne

Ses erreurs, fête son entrée nouvelle

Dans la vie, et s’inclinant vers lui,

Montre qu’en seigneur il l’accueille et l’appelle.

O jours fuyants ! Aussi vifs que l’éclair

ils ont disparus, et quel mortel peut douter

Du malheur, si la belle saison déjà

S’est échappée de lui, si son temps le plus doux,

Si la jeunesse, hélas, la jeunesse est passée ?

 

         Ô Nérine, et comment ne pas entendre

Ces lieux parler de toi ? Aurais-tu fui

De ma pensée ? Où t’en es-tu allée pour qu’ici

Je ne trouve de toi qu’un souvenir,

O ma douceur ? Notre terre natale

Ne te voit plus, et cette fenêtre,

Où c’était l’usage que tu me parles,

Et qui luit d’un triste rayon d’étoile,

Est déserte. Où es-tu ? Je n’entends plus

Sonner ta voix, comme en ces jours passés

Où l’accent le plus lointain de ta lèvre

Qui m’arrivait, toujours faisait pâlir

Mon visage ? Autres temps. Tes jours

Ne sont plus, mon doux amour. Tu es passée. D’autres

Ont reçu de passer aujourd’hui par la terre

Et d’habiter des collines odorantes.

Tu es passée, rapide, et comme un songe

Fut ta vie. Tu t’en allais dansante et la joie

Illuminait ton front, illuminait tes yeux

Ce rêve confident, cette lumière

De jeunesse, quand le Destin les as clos

Et que tu t’es couchée. Ah ! Nérine, en mon cœur

Règne l’amour ancien. Et si parfois encore

Je vais à quelques fêtes ou dans le monde,

Je me dis : O Nérine, tu ne vas plus

Dans le monde, plus ne te pares pour les fêtes.

Quand Mai revient, que les amants s’en vont

Porter aux jeunes filles rameaux et chants,

Je me dis : Ma Nérine, pour toi jamais

Le printemps ne revient, ne retourne l’amour.

A chaque jour serein, chaque pente fleurie

Que je vois, ou plaisir que j’éprouve,

Je dis : Nérine n’a plus de plaisir, les champs,

Les airs, elle ne les voit plus. Ah ! tu as fui,

Mon éternel soupir ! Tu as fui : désormais,

Pour compagne de mes belles chimères,

De tous mes tendres désirs, les chers et tristes

Elans du cœur, j’aurai ta souvenance amère.

 

Traduit de l’italien par Michel Orcel

In, Revue « Vagabondages, N° 28- 29, Mars/Avril 1981 »

Association « Paris-poète », 1981

 

Les souvenances

 

Vagues flammes de l’Ours, qui m’aurait dit

Que je viendrais vous contempler encore

Dans le jardin paternel scintillantes,

Et parler avec vous des fenêtres

De ce logis où j’habitais enfant

Et découvris la fin de mes bonheurs.

Que d’images en ce temps, que de fables

Semaient en ma pensée votre apparence

Et les clartés qui vous sont si proches ! alors

Qu’assis, sans voix, dans l’herbe fraîche,

Des soirées je passais un long temps

A contempler le ciel, en écoutant le cri

De la rainette invisible au fond des champs.

Et la luciole vaguait dessus les fleurs,

Près des buissons, et murmuraient au vent

Les allées odorantes et les cyprès,

Là-bas, dans la sylve ; sous le toit paternel

Sonnaient des voix alternées et les calmes

Travaux des serviteurs. Et quels pensers immenses,

Quels doux songes m’inspira la vision

De la lointaine mer, des cimes bleues

Que d’ici j’aperçois et que franchir un jour

J’imaginais, arcanes mondes, bonheur

Caché que je formais à mes jours,

Ignorant de mon sort et que souvent

Cette vie douloureuse et déserte,

Je voudrais l’échanger contre la mort.

 

 Et mon cœur ne me disait que l’âge tendre,

Il me faudrait le consumer dans ce bourg

Sauvage de ma naissance, au milieu

D’êtres grossiers et vils, pour qui souvent

Toute la science n’est que raison de rire

Et mots étranges ; des êtres qui me fuient,

Me détestent, non par envie, pour me croire

Au-dessus d’eux, mais de penser que tel

Je me tiens en mon cœur, bien qu’au-dehors

Je n’en montre nul signe à personne.

Là, je passe les ans, abandonné, obscur,

Sans amour, et sans vie, chaque jour

Plus amer parmi ce peuple malveillant ;

Là, de pitié je me dépouille, et de force,

Et j’en viens à mépriser les hommes

En fréquentant ce troupeau - et cependant s’envole

Le temps aimé de la jeunesse, oh ! plus aimé

Que le laurier, la gloire, plus que la pure

Clarté du jour, et le souffle : je te perds

Sans un délice, absurdement, dans cette

Inhumaine demeure, au milieu des souffrances,

Ô, de la vie stérile, unique fleur !

 

Vient la brise portant le son du temps

Du sommet de la tour. Consolation

De mes nuits, cette note, il me souvient

Quand, tout enfant, dans le noir de la chambre,

Je veillais par les peurs coutumières,

Soupirant l’aube. Ici, rien que j’entende

Rien que je voie, d’où ne renaisse profonde

Une image, un tendre souvenir.

Tendre en soi, mais l’efface avec douleur

La pensée du présent, et le vacant désir

Du passé, bien que triste, et puis ce mot : je fus.

Là, ce balcon tourné vers les extrêmes

Rayons du jour, et ces murs peints,

Ces troupeaux figurés, le Soleil qui se lève

Sur des plaines désertes, étaient mille délices

Au temps de rêve, alors qu’à mes côtés

Sans cesse allait, parlante, où que je sois,      

Ma puissance d’erreur. Dans ces salles antiques,

A la lueur des neiges, et le vent

Sifflant là, dans ces vastes fenêtres,

Résonnèrent les jeux et les bruyantes voix

De mes fêtes, dans ce temps où l’acerbe,

Le vil mystère du réel se montre à nous

Plein de douceur : tout entière intouchée,

Alors l’enfant, comme un amant timide

Tendrement rêve sa vie trompeuse,

Et se formant la Beauté, s’en émerveille.

 

Espérance, espérances, ô clairs mensonges

De mon âge premier ! sans fin, lorsque je parle,

Je retourne vers vous ; car dans l’aller du temps,

Par l’onde des passions, des pensées,

Je ne puis vous oublier. Fantasmes, je le sais,

Sont la gloire et l’honneur ; plaisirs et biens,

De purs désirs ; la vie n’a pas de fruit,

Inutile malheur. Et bien que vides

Soient mes années ; déserte, obscure,

Ma condition mortelle, je vois bien que le sort

Peu de choses m’enlève.  Ah, mais à vous

Que de fois je repense, espérances lointaines,

Comme au premier, au cher pouvoir de rêver !

Puis je regarde ma vie même, si vaine

Et si dolente, et la mort à présent,

Qui d’un pareil d’espoir seule me reste ;

Je sens mon cœur se serrer, je sais qu’en rien

De mon destin je ne puis m’apaiser.

Mais lorsque cette mort implorée sera là,

Toute proche, et que j’aurai touché le terme

Du malheur ; lorsque la terre ne sera plus pour moi

Qu’insensible vallée ; que de mes yeux

Le futur s’enfuira : de vous, c’est sûr,

Je me ressouviendrai, et cette image encore

Me fera soupirer, me rendra plus amer

D’avoir en vain vécu, et la douceur

Du jour fatal mêlera de souffrance.

 

Au temps déjà du tout premier tumulte

De joies, d’angoisses et de désir,

Je réclamais la mort, et longuement

Je m’asseyais là-bas, à la margelle,

Pensant noyer dans le fond de ces ondes

L’espoir et ma douleur. Puis, plus tard,

Par un aveugle mal ma vie faite incertaine,

Je pleurai la splendide jeunesse et la fleur

De mes jours misérables, qui sitôt

Se couchait. Et souvent, aux heures de la nuit,

Sur la couche complice, à la lumière

Faiblissante, écrivant dans la douleur

Je lamentais avec la nuit et les silences

Mon souffle fugitif, et pour moi-même

Dans la langueur je chantais un chant funèbre.

 

Qui peut vous rappeler sans un soupir,

O premier seuil de la jeunesse, ô jours

Légers, inénarrables, quand au mortel

Emerveille pour la première fois sourient

Les jeunes filles ? Alentour, toute chose

Brille partout ; l’envie se tait, qui dort

Encore ou bien légère, et l’on dirait

(Miracle d’un seul jour) que le monde

Lui offre une main secourable, pardonne

Ses erreurs et fête sa venue nouvelle

Dans la vie, et s’inclinant vers lui,

Le reçoit en seigneur et l’appelle.

O jours fuyants ! tout semblables à l’éclair

Ils se dissipent. Et quel mortel peut ignorer

Le malheur, si déjà pour lui perdue,

La saison bien-aimée, le plus beau de son jour,

Si la jeunesse, ah ! la jeunesse est consumée ?

 

Ô Nérine, et de toi comment ne pas entendre

Ces lieux parler ? De ma pensée te serais-tu

Enfuie ? Où t’en es-tu allée pour qu’ici

Je ne trouve de toi que souvenance

Ô ma douceur ? Plus ne te voit

Cette terre natale - cette fenêtre,

Où l’usage voulait que tu me parles,

Et que blanchit, désolé, le rayon des étoiles,

Est déserte. Où as-tu fui, je n’entends plus

Sonner ta voix, comme en ces jours passés,

Où de ta lèvre le plus lointain accent

Qui me touchait décolorait à coups sûr

Mon visage ? Autres temps. Tes jours se sont

Perdus, mon doux amour. Tu es passée. A d’autres

Il revient aujourd’hui de passer sur la terre

Et d’habiter ces collines odorantes.

Tu es passée, rapide ; et comme un songe

Fut ta vie. Tu t’en allais dansante ; et la joie

Illuminait ton front, illuminait tes yeux

Ce beau rêve confiant, cette jeune

Lumière, quand le destin les ferma

Et que tu t’étendis. Ah ! Nérine, en mon sein

Règne l’antique amour. Et si parfois encore

Je vais à quelque fête ou dans le monde, en moi-même

Je dis : O Nérine, aux fêtes et dans le monde

Tu ne te pares plus et plus jamais ne vas.

Quand mai retourne et que rameaux et chants,

S’en vont porter aux filles les garçons,

Je dis : ô ma Nérine, printemps pour toi

Jamais ne s’en retourne, ne retourne l’amour.

A chaque jour serein, chaque pente fleurie

Que je croise, à tout plaisir éprouvé,

Je dis : Nérine est sans plaisir, ne voit plus

Les champs et l’air. Ah ! passé, mon éternel

Soupir, tu es passé : ores sera compagne

De mes vagues images, de toutes mes

Tendresses, les tristes et bien-aimés

Elans du cœur, ta souvenance amère.

 

Traduit de l’italien par Michel Orcel

in, « Anthologie bilingue de la poésie italienne »

Editions Gallimard (La Pléiade), 1994

 

Recordances

 

Etoiles de la Grande Ourse, aimables et belles,

Je ne pouvais songer qu’un jour je reviendrais

Vous contempler encore et comme de coutume,

Dés lors que vous brillez au-dessus du jardin

Paternel, et qu’avec-vous je deviserais,

M’accoudant aux fenêtres de cette demeure

- Celle de mon enfance où sont mortes mes joies.

Quand vous apparaissiez dans votre éclat brillant,

Vous, étoiles de l’Ourse et les autres étoiles,

Vos compagnes du ciel, jadis, que de pensées

Et que de rêveries hantèrent mon esprit !

Je n’étais qu’un enfant alors et en silence,

Assis sur le gazon, j’avais accoutumé

De passer mes soirées, pendant de longues heures,

En contemplant le ciel, en écoutant chanter

La grenouille lointaine au fond de la campagne !

La luciole errait parmi les plates-bandes

Et auprès des buissons et le vent bruissait

Dans l’allée odorante et les cyprès du parc

Au loin et entre-temps sous le toit paternel

J’entendais résonner les paroles qu’échangent

Les serviteurs vaquant sans nul bruit et sans hâte

Aux travaux ménagers. M’ont-elles inspiré

De douces songeries et des pensées immenses,

Cette mer tout au loin et ces montagnes bleues

Que je vois d’ici même et qu’un jour je pensais

Franchir, me forgeant pour aider à ma vie

Des mondes inconnus, un inconnu bonheur

Ne pouvant pressentir ce que serait mon sort

Et que je troquerais tant de fois de plein gré

Contre la mort ma vie meurtrie et désolée !

 

Nul présage en mon cœur que mes vertes années

Je serais condamné de les voir s’étioler

Dans ce village encor sauvage où je suis né

Et parmi ces croquants, ces gens sans qualité

Pour lesquels le savoir n’est qu’un mot inconnu

Et souvent un objet de leurs plaisanteries ;

Ce sont ces gens qui me fuient et me haïssent tous,

Mais non par envie ; je ne suis pas pour eux

Quelqu’un qui les dépasse ; ils pensent en revanche

Qu’en mon cœur je m’estime un être supérieur,

Encor que mes dehors ne le trahissent guère.

Je vis ici sans vivre, au fil de mes années,

Sans amour, ignoré, dans un noir abandon ;

A force de frayer avec des malveillants,

Je deviens, à mon tour et malgré moi, mordant ;

Je me décape ici de l’amour du prochain

Et de noblesse d’âme ; et mon vil entourage

M’a rendu contempteur de tout le genre humain :

Ma jeunesse, entre-temps, s’envole sans retour,

Jeunesse qui m’est chère, oh ! bien plus que la gloire,

Plus que la vie et plus que la pure lumière.

Jeunesse, tu t’en vas sans que j’aie pu cueillir

Un seul plaisir : ainsi vais-je te perdre en vain,

En proie à ma souffrance, en ce lieu inhumain,

Jeunesse, unique fleur de cette vie aride !

 

Mais voici que le vent porte l’heure qui sonne

Au beffroi du village. Alors (il m’en souvient)

Ce même tintement venait me consoler,

Quand mes frayeurs d’enfant m’infligeaient des nuits blanches

Et que je soupirais dans le noir de ma chambre

Après le clair matin. Ici, il n’est pas un objet

Que j’entende ou que je voie sans qu’il évoque en moi

Une image et sans qu’affleure un doux souvenir.

Doux souvenir en soi ! Mais aussitôt se glissent

La pensée du présent, la vaine nostalgie

Du passé, quoique triste et « je fus » - ce soupir –

Tout cela me tourmente. Je revois la loggia

Qu’inonde le soleil de ses derniers rayons,

Ces fresques sur les murs, retraçant des troupeaux,

Un lever de soleil sur les champs solitaires.

Je revois tout cela dont furent enchantées

Mes heures de loisir pendant mes tête-à-tête

Avec ma rêverie et ses leurres puissants

Qui m’ont suivi partout, toujours à mes côtés.

Ces salles surannées et la clarté des neiges,

Ainsi que tout autour ces immenses fenêtres

Ont vu mes jeux bruyants et mes grands cris de joie

Se sont mêlés jadis aux sifflements des vents,

A l’âge où le mystère exécrable et cruel

Des choses à nos yeux se pare de couleurs

Qui sont charme et douceur ; l’enfant rêve et désire,

Aimant sans expérience, une vie mensongère

Dans son intégrité et sa virginité ;

La beauté qu’il admire est céleste et vit

Uniquement dans son imagination.

 

 

Qui peut vous rappeler sans plainte et sans regrets

Vous, ma jeunesse au seuil de la vie, à l’instant

Où vous êtres entrée, et vous, jours ineffables

Au charme sans pareil, lorsque les jeunes filles

Ravissent leur mortel par leur premier sourire ?

Tout sourit à l’envi et l’envie elle-même

Se montre bienveillante et n’ose pas parler,

Puisqu’encore en sommeil ; le monde quasiment

(Incroyable prodige !) accueille le jeune homme

Qui entre dans la vie avec élan et joie,

Il vole à son secours, excuse ses erreurs

Et semble l’honorer à l’égal d’un seigneur,

S’incliner devant lui, l’appeler à grands cris.

Ô jours, vous avez fui comme fuit un éclair.

Est-il un seul mortel à l’abri du malheur,

Dès lors que le bon temps et la belle saison

S’effacent pour chacun à jamais sans retour

Et une fois, hélas ! que sa jeunesse est morte ?

 

Ô Nerina, ces lieux ne me parlent-ils pas

De toi ? Peut-être ai-je pu t’oublier ?

Où donc es-tu allée, ô toi qui n’as laissé

Qu’un souvenir ici, Nerina, douce amie ?

La Terre qui t’a vu naître ne te voit plus :

Cette fenêtre d’où tu me parlais et où

Se brise tristement le rayon des étoiles,

Est maintenant déserte. Où donc es-tu ? Ta voix,

Je ne l’entends plus comme au temps où chaque mot,

La moindre inflexion qui tombait de tes lèvres

Et qui venait de loin, me faisait pâlir ? Las !

Ce temps est bien passé ; toi aussi, doux amour

Tu n’es plus ; après toi sur cette terre d’autres

Que le sort appela passeront à leur tour

Après leur séjour sur ces coteaux fleurant bon.

Mais toi, ma Nerina, tu es passée trop vite,

Ta vie fut comme un rêve et comme un pas de danse :

Tu n’as fait que passer, le front brillant de joie,

Et lorsque tu suivais la pente de tes rêves,

Tes yeux resplendissaient d’un éclat juvénile

Qu’un destin trop cruel a tout à coup éteint.

Et tu es morte, hélas ! Il brûle dans mon cœur

Mon amour d’autrefois. M’arrive-t-il encore

De rencontrer du monde et d’aller à des fêtes,

Je me dis à part moi : « Tout cela, Nerina,

Est bien fini pour toi qui ne mets plus d’atours

Pour aller à la fête et à des réunions. »

Lorsque mai nous revient et que les fiancés

Offrent des rameaux verts feuillus et des aubades

A leurs promises : « Non, ma chère Nerina,

Me dis-je, plus jamais le Printemps ni l’amour

Ne reviendront pour toi. » M’est-il donné de voir

Une plaine fleurie, une calme journée,

Je m’écrie aussitôt : « Nerina ne peut plus

Jouir de ces beautés ni contempler ce ciel,

Non plus cette campagne. Hélas, tu es passée !

Ô toi, mon éternel regret, tu es passée !

Toutes mes rêveries qui pourront me charmer,

Les élans de mon cœur, à la fois chers et tristes,

Et toute ma tendresse auront pour compagnon,

Désormais et toujours, ce souvenir cruel. »

 

Traduit de l’italien par Sicca Vernier

in, « Poètes d’Italie. Anthologie, des origines à nos jours »

Editions de la Table Ronde, 1999

Du même auteur :

A Sylvia / A Silvia (30/12/2014)

Le coucher de la lune / Il tramonto della luna (20/12/2015)

Le soir du jour de fête /La sera del dì di festa (20/12/2016)

L’Infini / L’Infinito (20/1220/17)

A soi-même /A se stesso (20/12/2018)

A la lune / Alla luna (20/12/2020)

Le dernier chant de Sappho / Ultimo canto di Saffo (20/12/2021)

Le passereau solitaire / Il passero solitario (20/12/2022)

Le calme après l’orage / La quiete dopo la tempesta (20/12/2023)

 

Le ricordanze

 

 

          Vaghe stelle dell'Orsa, io non credea

Tornare ancor per uso a contemplarvi

Sul paterno giardino scintillanti,

E ragionar con voi dalle finestre

Di questo albergo ove abitai fanciullo,

E delle gioie mie vidi la fine.

Quante immagini un tempo, e quante fole

Creommi nel pensier l'aspetto vostro

E delle luci a voi compagne! allora

Che, tacito, seduto in verde zolla,

Delle sere io solea passar gran parte

Mirando il cielo, ed ascoltando il canto

Della rana rimota alla campagna!

E la lucciola errava appo le siepi

I viali odorati, ed i cipressi

Là nella selva; e sotto al patrio tetto

Sonavan voci alterne, e le tranquille

Opre de' servi. E che pensieri immensi,

Che dolci sogni mi spirò la vista

Di quel lontano mar, quei monti azzurri,

Che di qua scopro, e che varcare un giorno

Io mi pensava, arcani mondi, arcana

Felicità fingendo al viver mio!

Ignaro del mio fato, e quante volte

Questa mia vita dolorosa e nuda

Volentier con la morte avrei cangiato.

 

          Nè mi diceva il cor che l'età verde

Sarei dannato a consumare in questo

Natio borgo selvaggio, intra una gente

Zotica, vil; cui nomi strani, e spesso

Argomento di riso e di trastullo,

Son dottrina e saper; che m'odia e fugge,

Per invidia non già, che non mi tiene

Maggior di se, ma perchè tale estima

Ch'io mi tenga in cor mio, sebben di fuori

A persona giammai non ne fo segno.

Qui passo gli anni, abbandonato, occulto,

Senz'amor, senza vita; ed aspro a forza

Tra lo stuol de' malevoli divengo:

Qui di pietà mi spoglio e di virtudi,

E sprezzator degli uomini mi rendo,

Per la greggia ch'ho appresso: e intanto vola

Il caro tempo giovanil; più caro

Che la fama e l'allor, più che la pura

Luce del giorno, e lo spirar: ti perdo

Senza un diletto, inutilmente, in questo

Soggiorno disumano, intra gli affanni,

O dell'arida vita unico fiore.

 

          Viene il vento recando il suon dell'ora

Dalla torre del borgo. Era conforto

Questo suon, mi rimembra, alle mie notti,

Quando fanciullo, nella buia stanza,

Per assidui terrori io vigilava,

Sospirando il mattin. Qui non è cosa

Ch'io vegga o senta, onde un'immagin dentro

Non torni, e un dolce rimembrar non sorga.

Dolce per se; ma con dolor sottentra

Il pensier del presente, un van desio

Del passato, ancor tristo, e il dire: io fui.

Quella loggia colà, volta agli estremi

Raggi del dì; queste dipinte mura,

Quei figurati armenti, e il Sol che nasce

Su romita campagna, agli ozi miei

Porser mille diletti allor che al fianco

M'era, parlando, il mio possente errore

Sempre, ov'io fossi. In queste sale antiche,

Al chiaror delle nevi, intorno a queste

Ampie finestre sibilando il vento,

Rimbombaro i sollazzi e le festose

Mie voci al tempo che l'acerbo, indegno

Mistero delle cose a noi si mostra

Pien di dolcezza; indelibata, intera

Il garzoncel, come inesperto amante,

La sua vita ingannevole vagheggia,

E celeste beltà fingendo ammira.

 

 

          O speranze, speranze; ameni inganni

Della mia prima età! sempre, parlando,

Ritorno a voi; che per andar di tempo,

Per variar d'affetti e di pensieri,

Obbliarvi non so. Fantasmi, intendo,

Son la gloria e l'onor; diletti e beni

Mero desio; non ha la vita un frutto,

Inutile miseria. E sebben vóti

Son gli anni miei, sebben deserto, oscuro

Il mio stato mortal, poco mi toglie

La fortuna, ben veggo. Ahi, ma qualvolta

A voi ripenso, o mie speranze antiche,

Ed a quel caro immaginar mio primo;

Indi riguardo il viver mio sì vile

E sì dolente, e che la morte è quello

Che di cotanta speme oggi m'avanza;

Sento serrarmi il cor, sento ch'al tutto

Consolarmi non so del mio destino.

E quando pur questa invocata morte

Sarammi allato, e sarà giunto il fine

Della sventura mia; quando la terra

Mi fia straniera valle, e dal mio sguardo

Fuggirà l'avvenir; di voi per certo

Risovverrammi; e quell'imago ancora

Sospirar mi farà, farammi acerbo

L'esser vissuto indarno, e la dolcezza

Del dì fatal tempererà d'affanno.

 

          E già nel primo giovanil tumulto

Di contenti, d'angosce e di desio,

Morte chiamai più volte, e lungamente

Mi sedetti colà su la fontana

Pensoso di cessar dentro quell'acque

La speme e il dolor mio. Poscia, per cieco

Malor, condotto della vita in forse,

Piansi la bella giovanezza, e il fiore

De' miei poveri dì, che sì per tempo

Cadeva: e spesso all'ore tarde, assiso

Sul conscio letto, dolorosamente

Alla fioca lucerna poetando,

Lamentai co' silenzi e con la notte

Il fuggitivo spirto, ed a me stesso

In sul languir cantai funereo canto.

 

 

          Chi rimembrar vi può senza sospiri,

O primo entrar di giovinezza, o giorni

Vezzosi, inenarrabili, allor quando

Al rapito mortal primieramente

Sorridon le donzelle; a gara intorno

Ogni cosa sorride; invidia tace,

Non desta ancora ovver benigna; e quasi

(Inusitata maraviglia!) il mondo

La destra soccorrevole gli porge,

Scusa gli errori suoi, festeggia il novo

Suo venir nella vita, ed inchinando

Mostra che per signor l'accolga e chiami?

Fugaci giorni! a somigliar d'un lampo

Son dileguati. E qual mortale ignaro

Di sventura esser può, se a lui già scorsa

Quella vaga stagion, se il suo buon tempo,

Se giovanezza, ahi giovanezza, è spenta?

 

 

          O Nerina! e di te forse non odo

Questi luoghi parlar? caduta forse

Dal mio pensier sei tu? Dove sei gita,

Che qui sola di te la ricordanza

Trovo, dolcezza mia? Più non ti vede

Questa Terra natal: quella finestra,

Ond'eri usata favellarmi, ed onde

Mesto riluce delle stelle il raggio,

E' deserta. Ove sei, che più non odo

La tua voce sonar, siccome un giorno,

Quando soleva ogni lontano accento

Del labbro tuo, ch'a me giungesse, il volto

Scolorarmi? Altro tempo. I giorni tuoi

Furo, mio dolce amor. Passasti. Ad altri

Il passar per la terra oggi è sortito,

E l'abitar questi odorati colli.

Ma rapida passasti; e come un sogno

Fu la tua vita. Ivi danzando; in fronte

La gioia ti splendea, splendea negli occhi

Quel confidente immaginar, quel lume

Di gioventù, quando spegneali il fato,

E giacevi. Ahi Nerina! In cor mi regna

L'antico amor. Se a feste anco talvolta,

Se a radunanze io movo, infra me stesso

Dico: o Nerina, a radunanze, a feste

Tu non ti acconci più, tu più non movi.

Se torna maggio, e ramoscelli e suoni

Van gli amanti recando alle fanciulle,

Dico: Nerina mia, per te non torna

Primavera giammai, non torna amore.

Ogni giorno sereno, ogni fiorita

Piaggia ch'io miro, ogni goder ch'io sento,

Dico: Nerina or più non gode; i campi,

L'aria non mira. Ahi tu passasti, eterno

Sospiro mio: passasti: e fia compagna

D'ogni mio vago immaginar, di tutti

I miei teneri sensi, i tristi e cari

Moti del cor, la rimembranza acerba.

 

Canti

Felice Le Monnier editore, Firenze, 1845

Poème précédent en italien :

Giovambattista Marino ; Ciel et mer / Tranquillita notturna (22/11/2020)

Poème suivant en italien :

Dino Campana: Jardin automnal (Florence) / Giardino autunnale (Firenze) (01/02/2020)

 

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