Giacomo Leopardi (1798- 1837) : Les souvenirs / Le ricordanze
Les souvenirs
Belles étoiles de l’Ours, pouvais-je croire
Qu’un jour je reviendrais vous contempler
Scintillantes au-dessus du jardin de mon père,
Et deviser avec vous depuis les fenêtres
De cette demeure où j’habitais
Enfant et de mes joies connus la fin.
Alors, que de chimères, que de fables
Engendrait votre vision dans mon âme,
Avec celle des lumières vos compagnes !
Quand, silencieux, assis dans l’herbe,
J’aimais à passer grand-partie de mes soirs
A contempler le ciel en écoutant le chant
De la rainette, au loin, dans la campagne.
Et la luciole errait sur les massifs
Et sur la haie, sous le vent murmuraient
Les allées odorantes et les cyprès,
Là-bas, dans le bosquet. Sous le toit paternel
Raisonnaient les voix alternées et les tranquilles
Travaux des serviteurs. Que de tendres pensées,
Que de rêves immenses m’inspirait la vue
De cette mer lointaine, des cimes bleues
Que d’ici je découvre et que j’imaginais
Traverser un jour, mondes secrets, secret
Bonheur que je formais à ma vie !
Mais j’ignorais mon sort, et que souvent,
Cette vie douloureuse et déserte,
Je voudrais l’échanger contre la mort.
Ni mon cœur ne me disait qu’en ce bourg sauvage
De ma naissance je serais condamné
A perdre mon jeune âge, parmi des gens
Rustres et vils, pour qui science et savoir
Ne sont que noms étranges et souvent
Raison de se jouer, des êtres qui me fuient,
Me détestent, non par envie, ni pour me croire
Plus grand qu’eux, mais de penser que tel
Je me tiens en mon cœur, bien que jamais
Je n’en fasse montre à personne.
Là je passe mes années, obscur et délaissé,
Sans amour et sans vie, contraint de m’endurcir
Au milieu de cette misérable escorte :
Ici je me dépouille de pitié, de vertu,
Et j’en viens à mépriser les hommes
En approchant ce troupeau, cependant que s’envole
Le cher temps de ma jeunesse, oh ! plus cher
Que la gloire et le laurier, plus que la pure
Lumière du jour, le souffle de la vie !
Je te perds vainement, sans un plaisir,
Dans ce séjour inhumain, à travers les tourments,
O seule fleur de l’aride existence.
Voici le vent portant le son de l’heure
Depuis la tour du village. Cette voix,
Je me rappelle, consolait mes nuits d’enfant,
Lorsque dans les ténèbres de la chambre
Je restais éveillé par les terreurs coutumières,
Soupirant vers le jour. Ici, je ne puis rien
Voir ou sentir d’où ne retourne en moi-même
Une image, et ne surgisse un tendre souvenir ;
Tendre en soi, mais la douleur le suit
De penser au présent, et d’en vain désirer
Le passé, même triste, et de dire : je fus.
Là, ce balcon tourné vers les extrêmes
Rayons du jour et ces murs peints,
Ces troupeaux figurés, et le soleil qui naît
Sur des champs déserts furent les délices
De mes loisirs, quand allait près de moi,
Où que je fusse, et me parlait toujours
Ma puissance d’erreur. Dans ces salles antiques,
A la clarté des neiges, et quand le vent
Sifflait autour de ces vastes fenêtres,
Résonnèrent mes joies et le bruit
De mes jeux, dans ce temps où le mystère acerbe,
Le mystère indigne du monde apparaît
Plein de douceur ; alors, intacte et pleine,
L’adolescent comme un amant timide
Caresse en lui sa vie trompeuse
Et, s’inventant des beautés célestes, l’admire.
Espérance, ô espérances, charmantes chimères
De mon premier âge ! Toujours en parlant
Je reviens vers vous : bien que s’enfuie le temps,
Que changent les tendresses, les pensées,
Je ne sais vous oublier. Fantasmes, je le vois,
Sont la gloire et l’honneur ; les plaisirs et les biens,
Pur désir ; l’existence n’a pas de fruit,
Inutile détresse. Et bien que vides
Soient mes années, obscure et déserte
Ma condition mortelle, le sort m’enlève
Peu de choses, je le vois. Hélas, mais à vous
Que de fois je repense, ô mes espoirs anciens,
Comme à ce bien-aimé pouvoir d’imaginer !
Et je regarde alors mon existence
Si pauvre et si dolente, et la mort seule,
De tant d’espoirs, qui me reste aujourd’hui :
Je sens se serrer mon cœur et je ne sais
Comment me consoler de mon destin.
Cependant, quand la mort implorée
Sera là, et que j’aurai rejoint le terme
De mon infortune, quand la terre me sera
Une étrangère vallée, que de mes yeux
S’enfuira l’avenir, de vous sans doute
Je me ressouviendrai, et cette image encore
Me fera soupirer, rendra plus acerbe
L’être vécu en vain, et mêlera la douleur
A la douceur du jour fatal.
Déjà dans ma jeunesse, au premier tumulte
De bonheur, d’angoisses et de désirs,
Souvent j’appelais la mort, et longuement
Je m’asseyais au bord de la fontaine,
A la pensée d’effacer dans cette eau
L’espoir et ma douleur. Puis par un mal
Aveugle, qui fit incertaine ma vie,
Je pleurai la belle jeunesse, je pleurai
La fleur de mes pauvres jours qui si tôt
S’en allait. Et souvent aux heures tardives,
Sur ma couche complice, écrivant
Sous la faible lampe, dans la douleur
Je pleurais avec la nuit et le silence
Mon souffle furtif, et dans cette langueur,
Je chantais à moi-même un chant funèbre.
Qui peut vous rappeler sans un soupir,
O premier seuil de la jeunesse, ô jours
Légers, jours ineffables quand les jeunes filles
Pour la première fois sourient à l’homme
Emerveillé ? Toute chose à l’entour
Lui semble sourire, l’envie se tait,
Dormeuse encore ou légère, et le monde
(Merveille sans renouveau !) lui tend presque
Une main secourable, pardonne
Ses erreurs, fête son entrée nouvelle
Dans la vie, et s’inclinant vers lui,
Montre qu’en seigneur il l’accueille et l’appelle.
O jours fuyants ! Aussi vifs que l’éclair
ils ont disparus, et quel mortel peut douter
Du malheur, si la belle saison déjà
S’est échappée de lui, si son temps le plus doux,
Si la jeunesse, hélas, la jeunesse est passée ?
Ô Nérine, et comment ne pas entendre
Ces lieux parler de toi ? Aurais-tu fui
De ma pensée ? Où t’en es-tu allée pour qu’ici
Je ne trouve de toi qu’un souvenir,
O ma douceur ? Notre terre natale
Ne te voit plus, et cette fenêtre,
Où c’était l’usage que tu me parles,
Et qui luit d’un triste rayon d’étoile,
Est déserte. Où es-tu ? Je n’entends plus
Sonner ta voix, comme en ces jours passés
Où l’accent le plus lointain de ta lèvre
Qui m’arrivait, toujours faisait pâlir
Mon visage ? Autres temps. Tes jours
Ne sont plus, mon doux amour. Tu es passée. D’autres
Ont reçu de passer aujourd’hui par la terre
Et d’habiter des collines odorantes.
Tu es passée, rapide, et comme un songe
Fut ta vie. Tu t’en allais dansante et la joie
Illuminait ton front, illuminait tes yeux
Ce rêve confident, cette lumière
De jeunesse, quand le Destin les as clos
Et que tu t’es couchée. Ah ! Nérine, en mon cœur
Règne l’amour ancien. Et si parfois encore
Je vais à quelques fêtes ou dans le monde,
Je me dis : O Nérine, tu ne vas plus
Dans le monde, plus ne te pares pour les fêtes.
Quand Mai revient, que les amants s’en vont
Porter aux jeunes filles rameaux et chants,
Je me dis : Ma Nérine, pour toi jamais
Le printemps ne revient, ne retourne l’amour.
A chaque jour serein, chaque pente fleurie
Que je vois, ou plaisir que j’éprouve,
Je dis : Nérine n’a plus de plaisir, les champs,
Les airs, elle ne les voit plus. Ah ! tu as fui,
Mon éternel soupir ! Tu as fui : désormais,
Pour compagne de mes belles chimères,
De tous mes tendres désirs, les chers et tristes
Elans du cœur, j’aurai ta souvenance amère.
Traduit de l’italien par Michel Orcel
In, Revue « Vagabondages, N° 28- 29, Mars/Avril 1981 »
Association « Paris-poète », 1981
Les souvenances
Vagues flammes de l’Ours, qui m’aurait dit
Que je viendrais vous contempler encore
Dans le jardin paternel scintillantes,
Et parler avec vous des fenêtres
De ce logis où j’habitais enfant
Et découvris la fin de mes bonheurs.
Que d’images en ce temps, que de fables
Semaient en ma pensée votre apparence
Et les clartés qui vous sont si proches ! alors
Qu’assis, sans voix, dans l’herbe fraîche,
Des soirées je passais un long temps
A contempler le ciel, en écoutant le cri
De la rainette invisible au fond des champs.
Et la luciole vaguait dessus les fleurs,
Près des buissons, et murmuraient au vent
Les allées odorantes et les cyprès,
Là-bas, dans la sylve ; sous le toit paternel
Sonnaient des voix alternées et les calmes
Travaux des serviteurs. Et quels pensers immenses,
Quels doux songes m’inspira la vision
De la lointaine mer, des cimes bleues
Que d’ici j’aperçois et que franchir un jour
J’imaginais, arcanes mondes, bonheur
Caché que je formais à mes jours,
Ignorant de mon sort et que souvent
Cette vie douloureuse et déserte,
Je voudrais l’échanger contre la mort.
Et mon cœur ne me disait que l’âge tendre,
Il me faudrait le consumer dans ce bourg
Sauvage de ma naissance, au milieu
D’êtres grossiers et vils, pour qui souvent
Toute la science n’est que raison de rire
Et mots étranges ; des êtres qui me fuient,
Me détestent, non par envie, pour me croire
Au-dessus d’eux, mais de penser que tel
Je me tiens en mon cœur, bien qu’au-dehors
Je n’en montre nul signe à personne.
Là, je passe les ans, abandonné, obscur,
Sans amour, et sans vie, chaque jour
Plus amer parmi ce peuple malveillant ;
Là, de pitié je me dépouille, et de force,
Et j’en viens à mépriser les hommes
En fréquentant ce troupeau - et cependant s’envole
Le temps aimé de la jeunesse, oh ! plus aimé
Que le laurier, la gloire, plus que la pure
Clarté du jour, et le souffle : je te perds
Sans un délice, absurdement, dans cette
Inhumaine demeure, au milieu des souffrances,
Ô, de la vie stérile, unique fleur !
Vient la brise portant le son du temps
Du sommet de la tour. Consolation
De mes nuits, cette note, il me souvient
Quand, tout enfant, dans le noir de la chambre,
Je veillais par les peurs coutumières,
Soupirant l’aube. Ici, rien que j’entende
Rien que je voie, d’où ne renaisse profonde
Une image, un tendre souvenir.
Tendre en soi, mais l’efface avec douleur
La pensée du présent, et le vacant désir
Du passé, bien que triste, et puis ce mot : je fus.
Là, ce balcon tourné vers les extrêmes
Rayons du jour, et ces murs peints,
Ces troupeaux figurés, le Soleil qui se lève
Sur des plaines désertes, étaient mille délices
Au temps de rêve, alors qu’à mes côtés
Sans cesse allait, parlante, où que je sois,
Ma puissance d’erreur. Dans ces salles antiques,
A la lueur des neiges, et le vent
Sifflant là, dans ces vastes fenêtres,
Résonnèrent les jeux et les bruyantes voix
De mes fêtes, dans ce temps où l’acerbe,
Le vil mystère du réel se montre à nous
Plein de douceur : tout entière intouchée,
Alors l’enfant, comme un amant timide
Tendrement rêve sa vie trompeuse,
Et se formant la Beauté, s’en émerveille.
Espérance, espérances, ô clairs mensonges
De mon âge premier ! sans fin, lorsque je parle,
Je retourne vers vous ; car dans l’aller du temps,
Par l’onde des passions, des pensées,
Je ne puis vous oublier. Fantasmes, je le sais,
Sont la gloire et l’honneur ; plaisirs et biens,
De purs désirs ; la vie n’a pas de fruit,
Inutile malheur. Et bien que vides
Soient mes années ; déserte, obscure,
Ma condition mortelle, je vois bien que le sort
Peu de choses m’enlève. Ah, mais à vous
Que de fois je repense, espérances lointaines,
Comme au premier, au cher pouvoir de rêver !
Puis je regarde ma vie même, si vaine
Et si dolente, et la mort à présent,
Qui d’un pareil d’espoir seule me reste ;
Je sens mon cœur se serrer, je sais qu’en rien
De mon destin je ne puis m’apaiser.
Mais lorsque cette mort implorée sera là,
Toute proche, et que j’aurai touché le terme
Du malheur ; lorsque la terre ne sera plus pour moi
Qu’insensible vallée ; que de mes yeux
Le futur s’enfuira : de vous, c’est sûr,
Je me ressouviendrai, et cette image encore
Me fera soupirer, me rendra plus amer
D’avoir en vain vécu, et la douceur
Du jour fatal mêlera de souffrance.
Au temps déjà du tout premier tumulte
De joies, d’angoisses et de désir,
Je réclamais la mort, et longuement
Je m’asseyais là-bas, à la margelle,
Pensant noyer dans le fond de ces ondes
L’espoir et ma douleur. Puis, plus tard,
Par un aveugle mal ma vie faite incertaine,
Je pleurai la splendide jeunesse et la fleur
De mes jours misérables, qui sitôt
Se couchait. Et souvent, aux heures de la nuit,
Sur la couche complice, à la lumière
Faiblissante, écrivant dans la douleur
Je lamentais avec la nuit et les silences
Mon souffle fugitif, et pour moi-même
Dans la langueur je chantais un chant funèbre.
Qui peut vous rappeler sans un soupir,
O premier seuil de la jeunesse, ô jours
Légers, inénarrables, quand au mortel
Emerveille pour la première fois sourient
Les jeunes filles ? Alentour, toute chose
Brille partout ; l’envie se tait, qui dort
Encore ou bien légère, et l’on dirait
(Miracle d’un seul jour) que le monde
Lui offre une main secourable, pardonne
Ses erreurs et fête sa venue nouvelle
Dans la vie, et s’inclinant vers lui,
Le reçoit en seigneur et l’appelle.
O jours fuyants ! tout semblables à l’éclair
Ils se dissipent. Et quel mortel peut ignorer
Le malheur, si déjà pour lui perdue,
La saison bien-aimée, le plus beau de son jour,
Si la jeunesse, ah ! la jeunesse est consumée ?
Ô Nérine, et de toi comment ne pas entendre
Ces lieux parler ? De ma pensée te serais-tu
Enfuie ? Où t’en es-tu allée pour qu’ici
Je ne trouve de toi que souvenance
Ô ma douceur ? Plus ne te voit
Cette terre natale - cette fenêtre,
Où l’usage voulait que tu me parles,
Et que blanchit, désolé, le rayon des étoiles,
Est déserte. Où as-tu fui, je n’entends plus
Sonner ta voix, comme en ces jours passés,
Où de ta lèvre le plus lointain accent
Qui me touchait décolorait à coups sûr
Mon visage ? Autres temps. Tes jours se sont
Perdus, mon doux amour. Tu es passée. A d’autres
Il revient aujourd’hui de passer sur la terre
Et d’habiter ces collines odorantes.
Tu es passée, rapide ; et comme un songe
Fut ta vie. Tu t’en allais dansante ; et la joie
Illuminait ton front, illuminait tes yeux
Ce beau rêve confiant, cette jeune
Lumière, quand le destin les ferma
Et que tu t’étendis. Ah ! Nérine, en mon sein
Règne l’antique amour. Et si parfois encore
Je vais à quelque fête ou dans le monde, en moi-même
Je dis : O Nérine, aux fêtes et dans le monde
Tu ne te pares plus et plus jamais ne vas.
Quand mai retourne et que rameaux et chants,
S’en vont porter aux filles les garçons,
Je dis : ô ma Nérine, printemps pour toi
Jamais ne s’en retourne, ne retourne l’amour.
A chaque jour serein, chaque pente fleurie
Que je croise, à tout plaisir éprouvé,
Je dis : Nérine est sans plaisir, ne voit plus
Les champs et l’air. Ah ! passé, mon éternel
Soupir, tu es passé : ores sera compagne
De mes vagues images, de toutes mes
Tendresses, les tristes et bien-aimés
Elans du cœur, ta souvenance amère.
Traduit de l’italien par Michel Orcel
in, « Anthologie bilingue de la poésie italienne »
Editions Gallimard (La Pléiade), 1994
Recordances
Etoiles de la Grande Ourse, aimables et belles,
Je ne pouvais songer qu’un jour je reviendrais
Vous contempler encore et comme de coutume,
Dés lors que vous brillez au-dessus du jardin
Paternel, et qu’avec-vous je deviserais,
M’accoudant aux fenêtres de cette demeure
- Celle de mon enfance où sont mortes mes joies.
Quand vous apparaissiez dans votre éclat brillant,
Vous, étoiles de l’Ourse et les autres étoiles,
Vos compagnes du ciel, jadis, que de pensées
Et que de rêveries hantèrent mon esprit !
Je n’étais qu’un enfant alors et en silence,
Assis sur le gazon, j’avais accoutumé
De passer mes soirées, pendant de longues heures,
En contemplant le ciel, en écoutant chanter
La grenouille lointaine au fond de la campagne !
La luciole errait parmi les plates-bandes
Et auprès des buissons et le vent bruissait
Dans l’allée odorante et les cyprès du parc
Au loin et entre-temps sous le toit paternel
J’entendais résonner les paroles qu’échangent
Les serviteurs vaquant sans nul bruit et sans hâte
Aux travaux ménagers. M’ont-elles inspiré
De douces songeries et des pensées immenses,
Cette mer tout au loin et ces montagnes bleues
Que je vois d’ici même et qu’un jour je pensais
Franchir, me forgeant pour aider à ma vie
Des mondes inconnus, un inconnu bonheur
Ne pouvant pressentir ce que serait mon sort
Et que je troquerais tant de fois de plein gré
Contre la mort ma vie meurtrie et désolée !
Nul présage en mon cœur que mes vertes années
Je serais condamné de les voir s’étioler
Dans ce village encor sauvage où je suis né
Et parmi ces croquants, ces gens sans qualité
Pour lesquels le savoir n’est qu’un mot inconnu
Et souvent un objet de leurs plaisanteries ;
Ce sont ces gens qui me fuient et me haïssent tous,
Mais non par envie ; je ne suis pas pour eux
Quelqu’un qui les dépasse ; ils pensent en revanche
Qu’en mon cœur je m’estime un être supérieur,
Encor que mes dehors ne le trahissent guère.
Je vis ici sans vivre, au fil de mes années,
Sans amour, ignoré, dans un noir abandon ;
A force de frayer avec des malveillants,
Je deviens, à mon tour et malgré moi, mordant ;
Je me décape ici de l’amour du prochain
Et de noblesse d’âme ; et mon vil entourage
M’a rendu contempteur de tout le genre humain :
Ma jeunesse, entre-temps, s’envole sans retour,
Jeunesse qui m’est chère, oh ! bien plus que la gloire,
Plus que la vie et plus que la pure lumière.
Jeunesse, tu t’en vas sans que j’aie pu cueillir
Un seul plaisir : ainsi vais-je te perdre en vain,
En proie à ma souffrance, en ce lieu inhumain,
Jeunesse, unique fleur de cette vie aride !
Mais voici que le vent porte l’heure qui sonne
Au beffroi du village. Alors (il m’en souvient)
Ce même tintement venait me consoler,
Quand mes frayeurs d’enfant m’infligeaient des nuits blanches
Et que je soupirais dans le noir de ma chambre
Après le clair matin. Ici, il n’est pas un objet
Que j’entende ou que je voie sans qu’il évoque en moi
Une image et sans qu’affleure un doux souvenir.
Doux souvenir en soi ! Mais aussitôt se glissent
La pensée du présent, la vaine nostalgie
Du passé, quoique triste et « je fus » - ce soupir –
Tout cela me tourmente. Je revois la loggia
Qu’inonde le soleil de ses derniers rayons,
Ces fresques sur les murs, retraçant des troupeaux,
Un lever de soleil sur les champs solitaires.
Je revois tout cela dont furent enchantées
Mes heures de loisir pendant mes tête-à-tête
Avec ma rêverie et ses leurres puissants
Qui m’ont suivi partout, toujours à mes côtés.
Ces salles surannées et la clarté des neiges,
Ainsi que tout autour ces immenses fenêtres
Ont vu mes jeux bruyants et mes grands cris de joie
Se sont mêlés jadis aux sifflements des vents,
A l’âge où le mystère exécrable et cruel
Des choses à nos yeux se pare de couleurs
Qui sont charme et douceur ; l’enfant rêve et désire,
Aimant sans expérience, une vie mensongère
Dans son intégrité et sa virginité ;
La beauté qu’il admire est céleste et vit
Uniquement dans son imagination.
Qui peut vous rappeler sans plainte et sans regrets
Vous, ma jeunesse au seuil de la vie, à l’instant
Où vous êtres entrée, et vous, jours ineffables
Au charme sans pareil, lorsque les jeunes filles
Ravissent leur mortel par leur premier sourire ?
Tout sourit à l’envi et l’envie elle-même
Se montre bienveillante et n’ose pas parler,
Puisqu’encore en sommeil ; le monde quasiment
(Incroyable prodige !) accueille le jeune homme
Qui entre dans la vie avec élan et joie,
Il vole à son secours, excuse ses erreurs
Et semble l’honorer à l’égal d’un seigneur,
S’incliner devant lui, l’appeler à grands cris.
Ô jours, vous avez fui comme fuit un éclair.
Est-il un seul mortel à l’abri du malheur,
Dès lors que le bon temps et la belle saison
S’effacent pour chacun à jamais sans retour
Et une fois, hélas ! que sa jeunesse est morte ?
Ô Nerina, ces lieux ne me parlent-ils pas
De toi ? Peut-être ai-je pu t’oublier ?
Où donc es-tu allée, ô toi qui n’as laissé
Qu’un souvenir ici, Nerina, douce amie ?
La Terre qui t’a vu naître ne te voit plus :
Cette fenêtre d’où tu me parlais et où
Se brise tristement le rayon des étoiles,
Est maintenant déserte. Où donc es-tu ? Ta voix,
Je ne l’entends plus comme au temps où chaque mot,
La moindre inflexion qui tombait de tes lèvres
Et qui venait de loin, me faisait pâlir ? Las !
Ce temps est bien passé ; toi aussi, doux amour
Tu n’es plus ; après toi sur cette terre d’autres
Que le sort appela passeront à leur tour
Après leur séjour sur ces coteaux fleurant bon.
Mais toi, ma Nerina, tu es passée trop vite,
Ta vie fut comme un rêve et comme un pas de danse :
Tu n’as fait que passer, le front brillant de joie,
Et lorsque tu suivais la pente de tes rêves,
Tes yeux resplendissaient d’un éclat juvénile
Qu’un destin trop cruel a tout à coup éteint.
Et tu es morte, hélas ! Il brûle dans mon cœur
Mon amour d’autrefois. M’arrive-t-il encore
De rencontrer du monde et d’aller à des fêtes,
Je me dis à part moi : « Tout cela, Nerina,
Est bien fini pour toi qui ne mets plus d’atours
Pour aller à la fête et à des réunions. »
Lorsque mai nous revient et que les fiancés
Offrent des rameaux verts feuillus et des aubades
A leurs promises : « Non, ma chère Nerina,
Me dis-je, plus jamais le Printemps ni l’amour
Ne reviendront pour toi. » M’est-il donné de voir
Une plaine fleurie, une calme journée,
Je m’écrie aussitôt : « Nerina ne peut plus
Jouir de ces beautés ni contempler ce ciel,
Non plus cette campagne. Hélas, tu es passée !
Ô toi, mon éternel regret, tu es passée !
Toutes mes rêveries qui pourront me charmer,
Les élans de mon cœur, à la fois chers et tristes,
Et toute ma tendresse auront pour compagnon,
Désormais et toujours, ce souvenir cruel. »
Traduit de l’italien par Sicca Vernier
in, « Poètes d’Italie. Anthologie, des origines à nos jours »
Editions de la Table Ronde, 1999
Du même auteur :
A Sylvia / A Silvia (30/12/2014)
Le coucher de la lune / Il tramonto della luna (20/12/2015)
Le soir du jour de fête /La sera del dì di festa (20/12/2016)
L’Infini / L’Infinito (20/1220/17)
A soi-même /A se stesso (20/12/2018)
A la lune / Alla luna (20/12/2020)
Le dernier chant de Sappho / Ultimo canto di Saffo (20/12/2021)
Le passereau solitaire / Il passero solitario (20/12/2022)
Le calme après l’orage / La quiete dopo la tempesta (20/12/2023)
Le ricordanze
Vaghe stelle dell'Orsa, io non credea
Tornare ancor per uso a contemplarvi
Sul paterno giardino scintillanti,
E ragionar con voi dalle finestre
Di questo albergo ove abitai fanciullo,
E delle gioie mie vidi la fine.
Quante immagini un tempo, e quante fole
Creommi nel pensier l'aspetto vostro
E delle luci a voi compagne! allora
Che, tacito, seduto in verde zolla,
Delle sere io solea passar gran parte
Mirando il cielo, ed ascoltando il canto
Della rana rimota alla campagna!
E la lucciola errava appo le siepi
I viali odorati, ed i cipressi
Là nella selva; e sotto al patrio tetto
Sonavan voci alterne, e le tranquille
Opre de' servi. E che pensieri immensi,
Che dolci sogni mi spirò la vista
Di quel lontano mar, quei monti azzurri,
Che di qua scopro, e che varcare un giorno
Io mi pensava, arcani mondi, arcana
Felicità fingendo al viver mio!
Ignaro del mio fato, e quante volte
Questa mia vita dolorosa e nuda
Volentier con la morte avrei cangiato.
Nè mi diceva il cor che l'età verde
Sarei dannato a consumare in questo
Natio borgo selvaggio, intra una gente
Zotica, vil; cui nomi strani, e spesso
Argomento di riso e di trastullo,
Son dottrina e saper; che m'odia e fugge,
Per invidia non già, che non mi tiene
Maggior di se, ma perchè tale estima
Ch'io mi tenga in cor mio, sebben di fuori
A persona giammai non ne fo segno.
Qui passo gli anni, abbandonato, occulto,
Senz'amor, senza vita; ed aspro a forza
Tra lo stuol de' malevoli divengo:
Qui di pietà mi spoglio e di virtudi,
E sprezzator degli uomini mi rendo,
Per la greggia ch'ho appresso: e intanto vola
Il caro tempo giovanil; più caro
Che la fama e l'allor, più che la pura
Luce del giorno, e lo spirar: ti perdo
Senza un diletto, inutilmente, in questo
Soggiorno disumano, intra gli affanni,
O dell'arida vita unico fiore.
Viene il vento recando il suon dell'ora
Dalla torre del borgo. Era conforto
Questo suon, mi rimembra, alle mie notti,
Quando fanciullo, nella buia stanza,
Per assidui terrori io vigilava,
Sospirando il mattin. Qui non è cosa
Ch'io vegga o senta, onde un'immagin dentro
Non torni, e un dolce rimembrar non sorga.
Dolce per se; ma con dolor sottentra
Il pensier del presente, un van desio
Del passato, ancor tristo, e il dire: io fui.
Quella loggia colà, volta agli estremi
Raggi del dì; queste dipinte mura,
Quei figurati armenti, e il Sol che nasce
Su romita campagna, agli ozi miei
Porser mille diletti allor che al fianco
M'era, parlando, il mio possente errore
Sempre, ov'io fossi. In queste sale antiche,
Al chiaror delle nevi, intorno a queste
Ampie finestre sibilando il vento,
Rimbombaro i sollazzi e le festose
Mie voci al tempo che l'acerbo, indegno
Mistero delle cose a noi si mostra
Pien di dolcezza; indelibata, intera
Il garzoncel, come inesperto amante,
La sua vita ingannevole vagheggia,
E celeste beltà fingendo ammira.
O speranze, speranze; ameni inganni
Della mia prima età! sempre, parlando,
Ritorno a voi; che per andar di tempo,
Per variar d'affetti e di pensieri,
Obbliarvi non so. Fantasmi, intendo,
Son la gloria e l'onor; diletti e beni
Mero desio; non ha la vita un frutto,
Inutile miseria. E sebben vóti
Son gli anni miei, sebben deserto, oscuro
Il mio stato mortal, poco mi toglie
La fortuna, ben veggo. Ahi, ma qualvolta
A voi ripenso, o mie speranze antiche,
Ed a quel caro immaginar mio primo;
Indi riguardo il viver mio sì vile
E sì dolente, e che la morte è quello
Che di cotanta speme oggi m'avanza;
Sento serrarmi il cor, sento ch'al tutto
Consolarmi non so del mio destino.
E quando pur questa invocata morte
Sarammi allato, e sarà giunto il fine
Della sventura mia; quando la terra
Mi fia straniera valle, e dal mio sguardo
Fuggirà l'avvenir; di voi per certo
Risovverrammi; e quell'imago ancora
Sospirar mi farà, farammi acerbo
L'esser vissuto indarno, e la dolcezza
Del dì fatal tempererà d'affanno.
E già nel primo giovanil tumulto
Di contenti, d'angosce e di desio,
Morte chiamai più volte, e lungamente
Mi sedetti colà su la fontana
Pensoso di cessar dentro quell'acque
La speme e il dolor mio. Poscia, per cieco
Malor, condotto della vita in forse,
Piansi la bella giovanezza, e il fiore
De' miei poveri dì, che sì per tempo
Cadeva: e spesso all'ore tarde, assiso
Sul conscio letto, dolorosamente
Alla fioca lucerna poetando,
Lamentai co' silenzi e con la notte
Il fuggitivo spirto, ed a me stesso
In sul languir cantai funereo canto.
Chi rimembrar vi può senza sospiri,
O primo entrar di giovinezza, o giorni
Vezzosi, inenarrabili, allor quando
Al rapito mortal primieramente
Sorridon le donzelle; a gara intorno
Ogni cosa sorride; invidia tace,
Non desta ancora ovver benigna; e quasi
(Inusitata maraviglia!) il mondo
La destra soccorrevole gli porge,
Scusa gli errori suoi, festeggia il novo
Suo venir nella vita, ed inchinando
Mostra che per signor l'accolga e chiami?
Fugaci giorni! a somigliar d'un lampo
Son dileguati. E qual mortale ignaro
Di sventura esser può, se a lui già scorsa
Quella vaga stagion, se il suo buon tempo,
Se giovanezza, ahi giovanezza, è spenta?
O Nerina! e di te forse non odo
Questi luoghi parlar? caduta forse
Dal mio pensier sei tu? Dove sei gita,
Che qui sola di te la ricordanza
Trovo, dolcezza mia? Più non ti vede
Questa Terra natal: quella finestra,
Ond'eri usata favellarmi, ed onde
Mesto riluce delle stelle il raggio,
E' deserta. Ove sei, che più non odo
La tua voce sonar, siccome un giorno,
Quando soleva ogni lontano accento
Del labbro tuo, ch'a me giungesse, il volto
Scolorarmi? Altro tempo. I giorni tuoi
Furo, mio dolce amor. Passasti. Ad altri
Il passar per la terra oggi è sortito,
E l'abitar questi odorati colli.
Ma rapida passasti; e come un sogno
Fu la tua vita. Ivi danzando; in fronte
La gioia ti splendea, splendea negli occhi
Quel confidente immaginar, quel lume
Di gioventù, quando spegneali il fato,
E giacevi. Ahi Nerina! In cor mi regna
L'antico amor. Se a feste anco talvolta,
Se a radunanze io movo, infra me stesso
Dico: o Nerina, a radunanze, a feste
Tu non ti acconci più, tu più non movi.
Se torna maggio, e ramoscelli e suoni
Van gli amanti recando alle fanciulle,
Dico: Nerina mia, per te non torna
Primavera giammai, non torna amore.
Ogni giorno sereno, ogni fiorita
Piaggia ch'io miro, ogni goder ch'io sento,
Dico: Nerina or più non gode; i campi,
L'aria non mira. Ahi tu passasti, eterno
Sospiro mio: passasti: e fia compagna
D'ogni mio vago immaginar, di tutti
I miei teneri sensi, i tristi e cari
Moti del cor, la rimembranza acerba.
Canti
Felice Le Monnier editore, Firenze, 1845
Poème précédent en italien :
Giovambattista Marino ; Ciel et mer / Tranquillita notturna (22/11/2020)
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