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Le bar à poèmes
13 janvier 2019

Jean / Hans Arp (1887 – 1966) : Place blanche

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Place blanche

 

Cette matinée ne place sur mon chemin que des bibelots de la mort.

Ce sont des objets futiles,

des photographies fanées,

des flacons vides,

des coquilles ramassées à la mer,

un miroir qui reflétait la sérénité, la pureté, la gaieté calme, la clarté que

     l’inéluctable ombre a englouti.

Je suis envoûté par ces objets,

qui appartenaient à des personnes mortes depuis longtemps.

Des gestes se détachent de ces objets

comme des vapeurs mates,

comme des couronnes d’haleine.

Ils me traversent confusément.

Les cloches sonnent des années dans chaque minute.

Chaque minute produit une telle effusion de souvenirs

qu’elle prend l’importance d’une année.

Ces minutes ressemblent à des paniers sombres débordant de fruits noirs.

Des années passent qui ont un éventail de fourmis sur la tête.

Tout en maintenant sa forme il grouille en soi et s’agite en même temps

     intensément

pour éventer une vie stérile, un désert gris.

Une matière calleuse, rougeâtre pullule dans ces chimères, dans ces années

et me donne la sensation du fourmillement humain sur la terre.

Des années passent qui ont une gueule végétale et des nageoires de génie.

Ces années sont des repaires verts.

Elles abritent des fées pendant leur temps de mue.

Dans ces années j’écrivais mes premiers poèmes,

et mes nageoires de génie se manifestaient alors sans égard pour mon

     voisinage.

Des années passent et chassent des petites années.

Sans pitié elles les abattent

et détruisent ainsi leur propre dissémination.

Et un système de rigidité de plus est légué en supplément au monde.

Indiquera-t-il le chemin vers l’ineffable rêve ?

 

Je fais partie d’un troupeau de poètes, de peintres,

pleins de soumission, d’obéissance à leur pâtre.

Comme des marionnettes ces poètes, ces peintres approuvent, inclinent leurs

     têtes,

rient avec dédain de ce qui était blanc jusqu’à présent

et qui vient d’être déclaré noir.

Le pâtre s’illumine.

Le pâtre s’illumine de plus en plus.

Il perd sa forme humaine,

mais j’entends sa voix parler de l’art.

Elle parle étrangement de faits divers.

La lumière de l’art parle du suicide piquant.

Je sais que je rêve.

Je ferme mes yeux et me trouve sur la place blanche.

L’eau de la place est agitée.

Des vagues énormes bondissent contre les maisons

et arrachent les lèvres

que les oiseaux ont disposés aux fenêtres.

J’ouvre les yeux.

Des crinières blanches s’envolent.

Des rêveurs qui se tiennent par la main comme des aveugles

traversent la place.

Le vent caresse les plantes apprivoisées.

Je ferme les yeux.

Il fait nuit.

Subitement dans la nuit je m’éveille.

Les oiseaux chantent.

Il fait jour.

Des montagnes liquides flottent par l’air.

J’ouvre les yeux et m’endors debout sur la place blanche.

L’ombelle des étoiles se couvre de lèvres.

 

Jours effeuillés.

Editions Gallimard, 1966

 

Du même auteur :

Joie noire (13/01/2020)

Quatre poèmes (13/01/2021)

Cuis-moi un tonnerre (13/01/2022)

Une goutte d'homme (22/01/2023)

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