Clairière
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quand s’y arrête le voyageur
il lui semble que la clairière
se resserre comme un cœur
l’espace se fait intime
l’enveloppe et lui fait fête
le recueille sur lui-même
nul n’a bâti cette demeure
l’abrité n’y habite pas
l’ombre de ses murs est lumière
la migration est longue
de la naissance à la mort
c’est ici que le cœur se pose
un instant un seul instant
ce passage immobile et pur
le temps que respire une rose
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on peut y bâtir sa maison
dans l’odeur des feuilles
et des choses passées
adossée contre les chênes
elle sort à demi de l’ombre
qui garde ses souvenirs
mais la clairière est son amie
le rayon de son regard
sa limpide haleine
ce n’est point la nuit des arbres
qui protège la maison
c’est la clairière pareille
au sommeil de notre enfance
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dans les forêts de Carélie
aux lointains du lac Onéga
quand l’aube bleue hors de la nuit
affine lentement la brume
parmi les bouleaux infinis
où se perdent les cris d’ oiseaux
on peut voir des isbas chétives
dont chacune ouvre sur son seuil
un espace de solitude
au bout de la jungle malaise
entre Kuala et Penang
s’étendent à perte de vue
les tronc grêles des hévéas
sur un tapis d’aiguilles lisses
où des cases sur pilotis
laissent filtrer de loin en loin
dans la transparence de l’ombre
quelques flaques de silence
mais nul n’ose jamais bâtir
au milieu de la clairière
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au centre exact de la clairière
une fois par millions d’années
la lumière toute se condense
dans l’étincelle d’un papillon
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si proche du promeneur
de l’exil rêvant
familière autant qu’une image
à demi effacée
elle demeure toujours
à ciel ouvert à ciel offert
à peine enveloppée
par le lin du jour
lieu de la surprise et dépliement
presque invisible en sa douceur
c’est là que l’errant avec stupeur
découvre sur une pierre
le graal plein de sang
dissimulé dans la lumière
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l’étranger retrouve ici
sa patrie précaire
mon frère est l’étranger
mais l’abri lui-même a besoin
d’être protégé
et l’accueillante reste blottie
comment celui qui a faim
peut-il alors être nourri
par la dormeuse dépouillée.
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la forêt fume il a plu
sur l’empire des puissants
et les branches ne rampent plus
à l’assaut du château de nuit
car la forêt se retire
disparaît en elle-même
se fond dans le ciel
qui vient baiser la terre
jamais plus sensible
que dans la clairière
où son ombre se révèle
lumière de la lumière
c’est alors qu’elle est dévoilée
faite pour se taire et dormir
que l’orage transforme en soupir
la mer des feuilles en sérénité
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lentement tourne le pré
autour d’une mésange
cette terre à peine foulée
a pris la couleur du hasard
l’herbe orpheline se mélange
aux fleurs privées de regard
trop fragile est la brise
pour les désaveugler
mais la menace est illusion
quand la confiance elle-même
a oublié son nom
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comme on frappe un gong
pour créer des ondes
quelle main frappe ici
sur le gong du silence
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les amants s’y creusent un lit
dans le bleu de l’herbe et du jour
leur dévoilement se mêle
à l’odeur amère du temps
plaisir tendresse recouverts
par la poussière du soleil
une épaule végétale
brille un instant dans la mêlée
l’éclat des yeux la gorge ronde
le ruisseau des flancs qui fuient
tout ce que le paradis
a conservé au fond du monde
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à force d’être immobile
le ciel tremble de silence
un fil de la vierge ondule
entre deux rais de soleil
invisiblement défilent
les souvenirs les semences
nul ne trouble le sommeil
de celle qu’un seul incante
si les papillons modulent
c’est la clairière qui chante
à force d’être immobile
l’air s’enchante de silence
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l’ombre d’une hirondelle
suffit pour mesurer
la distance qui sépare
la clairière de la forêt
mais la distance est l’envers
confidence chuchotée
à l’orée du ciel
en son cœur est enfantée
la lumière des saisons
dont les arbres font leurs feuilles
à la rumeur immense
pendant que tourne le monde
et que les lointains se fondent
dans sa tendre proximité
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nul horizon ici hors
la muraille des arbres
qui sans fin s’entrebâille
pour le marcheur de l’ombre
éclat ou nappe diffuse
à peine un reflet de reflet
sur le miroir du souvenir
qui aspire le vagabond
toujours oublieux de
la clairière entr’aperçue
pendant que la forêt s’ouvre
vient à lui et se retire
pour qu’au bord de la nuit
une éclaircie enfin dévoile
dans un lac d’herbe et de lune
la fraîcheur de l’origine
et qu’à nouveau la forêt
soit à l’envers de l’horizon
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dans l’œil rond de ce rapace
telle une ombre filante
se ramasse la forêt
immobile et violente
océan de silence
sans écume sans éclair
la mousse énorme refuse
toute lumière et moutonne
pour mieux dissimuler
les meurtres entrelacés
élytres becs mâchoires
sous le rêve noir des feuilles
mais le temple de la jungle
où victimes et bourreaux
communient dans l’holocauste
par la bouche des clairières
offre un oui aussi pur
que le ciel sur les eaux
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ce creux ce cœur tout entouré
par tant d’ombres bruissantes
recueille en sa transparence
le ruissellement du ciel
le soleil dans la clairière
couleur d’herbe et de sommeil
brille comme la conscience
au fond des forêts de l’âme
mais à celui qui chemine
dans les méandres des feuillages
les ténèbres sont familières
il s’égare en son pays
l’énigme c’est la lumière
qui ne commence ni ne finit
Clairière,
Editions Desclée de Brouwer,1974
Du même auteur :
Le (26/11/2014)
Clairière (1 – 15) (26/11/2015)
L’aube (26/11/2016)
Le point du jour (21/11/2017)
Clairière (31 – 40) (26/11/2019)
Clairière (41 - 48) (26/11/2020)
Clairière (49 - 55) (26/11/2021)
Clairière (56 - 64) (26/11/2022)