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Le bar à poèmes
26 novembre 2018

Jean Mambrino (1923- 2012) : Clairière (16 - 30)

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Clairière

 

16

quand s’y arrête le voyageur

il lui semble que la clairière

se resserre comme un cœur

 

l’espace se fait intime

l’enveloppe et lui fait fête

le recueille sur lui-même

 

nul n’a bâti cette demeure

l’abrité n’y habite pas

l’ombre de ses murs est lumière

 

la migration est longue

de la naissance à la mort

c’est ici que le cœur se pose

 

un instant un seul instant

ce passage immobile et pur

le temps que respire une rose

 

17

on peut y bâtir sa maison

dans l’odeur des feuilles

et des choses passées

 

adossée contre les chênes

elle sort à demi de l’ombre

qui garde ses souvenirs

 

mais la clairière est son amie

le rayon de son regard

sa limpide haleine

 

ce n’est point la nuit des arbres

qui protège la maison

c’est la clairière pareille

 

au sommeil de notre enfance

18

dans les forêts de Carélie

aux lointains du lac Onéga

quand l’aube bleue hors de la nuit

affine lentement la brume

parmi les bouleaux infinis

où se perdent les cris d’ oiseaux

on peut voir des isbas chétives

dont chacune ouvre sur son seuil

un espace de solitude

 

au bout de la jungle malaise

entre Kuala et Penang

s’étendent à perte de vue

les tronc grêles des hévéas

sur un tapis d’aiguilles lisses

où des cases sur pilotis

laissent filtrer de loin en loin

dans la transparence de l’ombre

quelques flaques de silence

 

mais nul n’ose jamais bâtir

au milieu de la clairière

 

19

au centre exact de la clairière

une fois par millions d’années

la lumière toute se condense

 dans l’étincelle d’un papillon

 

20

si proche du promeneur

de l’exil rêvant

familière autant qu’une image

 

à demi effacée

 

elle demeure toujours

à ciel ouvert à ciel offert

à peine enveloppée

par le lin du jour

 

lieu de la surprise et dépliement

presque invisible en sa douceur

c’est là que l’errant avec stupeur

découvre sur une pierre

le graal plein de sang

 

dissimulé dans la lumière

 

21

l’étranger retrouve ici

sa patrie précaire

 

mon frère est l’étranger

 

mais l’abri lui-même a besoin

d’être protégé

 

et l’accueillante reste blottie

 

comment celui qui a faim

peut-il alors être nourri

 

par la dormeuse dépouillée.

 

22

la forêt fume     il a plu

sur l’empire des puissants

et les branches ne rampent plus

à l’assaut du château de nuit

 

car la forêt se retire

disparaît en elle-même

se fond dans le ciel

qui vient baiser la terre

 

jamais plus sensible

que dans la clairière

où son ombre se révèle

lumière de la lumière

 

c’est alors qu’elle est dévoilée

faite pour se taire et dormir

que l’orage transforme en soupir

la mer des feuilles en sérénité

 

23

lentement tourne le pré

autour d’une mésange

 

cette terre à peine foulée

a pris la couleur du hasard

 

l’herbe orpheline se mélange

aux fleurs privées de regard

 

trop fragile est la brise

pour les désaveugler

 

mais la menace est illusion

quand la confiance elle-même

 

a oublié son nom

 

24

comme on frappe un gong

pour créer des ondes

 

quelle main frappe ici

sur le gong du silence

 

25

les amants s’y creusent un lit

dans le bleu de l’herbe et du jour

 

leur dévoilement se mêle

à l’odeur amère du temps

 

plaisir tendresse recouverts

par la poussière du soleil

 

une épaule végétale

brille un instant dans la mêlée

 

l’éclat des yeux la gorge ronde

le ruisseau des flancs qui fuient

 

tout ce que le paradis

a conservé au fond du monde

 

26

 à force d’être immobile

le ciel tremble de silence

 

un fil de la vierge ondule

entre deux rais de soleil

 

invisiblement défilent

les souvenirs les semences

 

nul ne trouble le sommeil

de celle qu’un seul incante

 

si les papillons modulent

c’est la clairière qui chante

 

à force d’être immobile

l’air s’enchante de silence

 

27

l’ombre d’une hirondelle

suffit pour mesurer

la distance qui sépare

la clairière de la forêt

mais la distance est l’envers

confidence chuchotée

à l’orée du ciel

 

en son cœur est enfantée

la lumière des saisons

dont les arbres font leurs feuilles

à la rumeur immense

pendant que tourne le monde

et que les lointains se fondent

dans sa tendre proximité

 

28

nul horizon ici     hors

la muraille des arbres

qui sans fin s’entrebâille

pour le marcheur de l’ombre

éclat ou nappe diffuse

à peine un reflet de reflet

sur le miroir du souvenir

qui aspire le vagabond

toujours oublieux de

la clairière entr’aperçue

pendant que la forêt s’ouvre

vient à lui et se retire

pour qu’au bord de la nuit

une éclaircie enfin dévoile

dans un lac d’herbe et de lune

la fraîcheur de l’origine

et qu’à nouveau la forêt

soit à l’envers de l’horizon

 

29

dans l’œil rond de ce rapace

telle une ombre filante

se ramasse la forêt

immobile et violente

océan de silence

sans écume sans éclair

 

la mousse énorme refuse

toute lumière et moutonne

pour mieux dissimuler

les meurtres entrelacés

élytres becs mâchoires

sous le rêve noir des feuilles

 

mais le temple de la jungle

où victimes et bourreaux

communient dans l’holocauste

par la bouche des clairières

offre un oui aussi pur

que le ciel sur les eaux

 

30

ce creux ce cœur tout entouré

par tant d’ombres bruissantes

recueille en sa transparence

le ruissellement du ciel

 

le soleil dans la clairière

couleur d’herbe et de sommeil

brille comme la conscience

au fond des forêts de l’âme

 

mais à celui qui chemine

dans les méandres des feuillages

les ténèbres sont familières

il s’égare en son pays

 

l’énigme c’est la lumière

qui ne commence ni ne finit

 

Clairière,

Editions Desclée de Brouwer,1974   

Du même auteur : 

Le (26/11/2014)

Clairière (1 – 15) (26/11/2015)

L’aube (26/11/2016)

Le point du jour (21/11/2017)

Clairière (31 – 40) (26/11/2019)

Clairière (41 - 48) (26/11/2020)

Clairière (49 - 55) (26/11/2021)

Clairière (56 - 64) (26/11/2022)

Clairière (65 - 70) (26/11/2023)

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