Le ventre de ma mère
C'est mon premier domicile
Il était tout arrondi
Bien souvent je m'imagine
Ce que je pouvais bien être...
Les pieds sur ton cœur maman
Les genoux tout contre ton foie
Les mains crispées au canal
Qui aboutissait à ton ventre
Le dos tordu en spirale
Les oreilles pleines les yeux vides
Tout recroquevillé tendu
La tête presque hors de ton corps
Mon crâne à ton orifice
Je jouis de ta santé
De la chaleur de ton sang
Des étreintes de papa
Bien souvent un feu hybride
Électrisait mes ténèbres
Un choc au crâne me détendait
Et je ruais sur ton cœur
Le grand muscle de ton vagin
Se resserrait alors durement
Je me laissais douloureusement faire
Et tu m'inondais de ton sang
Mon front est encore bosselé
De ces bourrades de mon père
Pourquoi faut-il se laisser faire
Ainsi à moitié étranglé?
Si j'avais pu ouvrir la bouche
Je t'aurais mordu
Si j'avais pu déjà parler
J'aurais dit :
Merde, je ne veux pas vivre!
Je suis debout sur le trottoir d'en face et contemple longuement la maison.
C'est la maison où fut écrit « le roman de la Rose ».
216 de la rue Saint-Jacques, « Hôtel des Étrangers ».
Au 218 est l'enseigne d'une sage-femme de 1ère classe.
Comme elle était au complet elle envoya ma mère coucher et accoucher à
l'hôtel d'à côté.
Cinq jours après je prenais le paquebot à Brindisi. Ma mère allant rejoindre mon
père en Egypte.
(Le paquebot — « packet-boat », le paquet, le courrier, la malle; on dit encore la
malle des Indes et l'on appelle toujours long-courrier le trois-mâts qui fait
croisière pour le cap Horn.)
Suis-je pélagien comme ma nounou égyptienne ou suisse comme mon père
Ou italien, français, écossais, flamand comme mon grand-père ou je ne sais
plus quel grand aïeul constructeur d'orgues en Rhénanie et en Bourgogne, ou
cet autre
Le meilleur biographe de Rubens?
Et il y en a encore eu un qui chantait au «Chat-Noir »,
m'a dit Erik Satie.
Pourtant je suis le premier de mon nom puisque c'est moi qui l'ai inventé de
toutes pièces.
J'ai du sang de Lavater dans les veines et du sang d'Euler,
Ce fameux mathématicien appelé à la cour de Russie par Catherine II et qui,
devenu aveugle à quatre-vingt-six ans, dicta à son petit-fils Hans, âgé de douze
ans,
Un traité d'algèbre qui se ht comme un roman
Afin de se prouver que s'il avait perdu la vue, il n'avait pas perdu sa lucidité
Mentale ni sa logique.
Je suis sur le trottoir d'en face et je regarde l'étroite et haute maison d'en face
Qui se mire au fond de moi-même comme dans du sang.
Les cheminées fument.
II fait noir. Jamais je ne vis de nuit plus sidérale. Les bombes éclatent. Les
éclats pleuvent.
La chaussée éventrée met à jour ce cimetière étrusque établi sur le cimetière
des mammouths mis à jour
Dans ce chantier où s'édifie 1' « Institut Océanographique» du prince de
Monaco
Contre la palissade duquel je recule et je chancelle et mecolle
Affiche neuve sur les vieilles affiches lacérées.
O rue Saint-Jacques ! vieille fente de ce Paris qui a la forme d'un vagin et dont
j'aurais voulu tourner la vie au cinéma, montrer à l'écran la formation, le
groupement, le rayonnement autour de son noyau,
Notre-Dame,
Vieille fente en profondeur, long cheminement
De la porte des Flandres à Montrouge,
O rue Saint-Jacques ! Oui, je chancelle, mais je ne suis pas frappé à mort, ni
même touché.
Si je chancelle, c'est que cette maison m'épouvante et j'entre
— Deuxième point de chute — dans cet « Hôtel desÉtrangers », où souvent
déjà j'ai loué une chambre à la journée
Ou pour la nuit, maman,
Avec une femme de couleur, avec une fille peinte, du d'Harcourt ou
du Boul'Mich'
Et où je suis resté un mois avec cette jeune fille américaine qui devait rentrer
dans sa famille à New York
Et qui laissait partir tous les bateaux
Car elle était nue dans ma chambre et dansait devant le feu qui brûlait
Dans ma cheminée et que nous nous amusions à faire
l'amour chaque fois que la fleuriste du coin nous apportait une corbeille de
violettes de Parme
Et que nous lisions ensemble, en allant jusqu'au bout, la « Physique de l'Amour
» ou le « Latin Mystique » de Remy de Gourmont.
Mais cette nuit, maman, j'entre seul.
Du monde entier au cœur du monde. Poésies complètes.
Editions Denoël, 1957.
Du même auteur :
Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France (11/05/2014)
Pâques à New –York (04/05/2015)
Portrait / Atelier (04/05/2016)
Le Panama ou les aventures de mes sept oncles (04/05/2017)