Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le bar à poèmes
12 novembre 2017

Jules Supervielle (1884 – 1960) : Nocturne en plein jour

cousinade_supervielle_1_1_

 

Nocturne en plein jour





Quand dorment les soleils sous nos humbles manteaux

Dans l’univers obscur qui forme notre corps,

Les nerfs qui voient en nous ce que nos yeux ignorent

Nous précèdent au fond de notre chair plus lente,

Ils peuplent nos lointains de leurs herbes luisantes

Arrachant à la chair de tremblantes aurores.

C’est le monde où l’espace est fait de notre sang.

Des oiseaux teints de rouge et toujours renaissants

Ont du mal à voler près du cœur qui les mène

Et ne peuvent s’en éloigner qu’en périssant

Car c’est en nous que sont les plus cruelles plaines

Où l’on périt de soif près de fausses fontaines.

Et nous allons ainsi, parmi les autres hommes,

Les uns parlant parfois à l’oreille des autres



*




Quand le flux de la nuit me coule sur les lèvres

Me couvrant le menton avec un sang tout noir,

Lentement soulevé par le bœuf du sommeil,

Je sens tourner en moi l'axe de mon regard.

J'entre dans le champ clos de ma chair attentive

Au pays qui respire et qui bat sous ma peau.

Mes os sont les rochers de ces plaines rétives

Où pousse une herbe rare appelée arlisane,

Et comme un voyageur qui arrive de loin

Je découvre en intrus mon paysage humain.

*

 

LE CORPS

 

Ici l'univers est à l'abri dans la profonde température de l'homme

Et les étoiles délicates avancent de leurs pas célestes

Dans l'obscurité qui fait loi dès que la peau est franchie

Ici tout s'accompagne des pas silencieux de notre sang

Et de secrètes avalanches qui ne font aucun bruit dans nos parages,

Ici le contenu est tellement plus grand

Que le corps à l'étroit, le triste contenant …

Mais cela n'empêche pas nos humbles mains de tous les jours

De toucher les différents points de notre corps qui loge les astres,

Avec les distances interstellaires en nous fidèlement respectées.

Comme des géants infinis réduits à la petitesse par le corps humain, où

     il nous faut tenir tant bien que mal,

Nous passons les uns près des autres, cachant mal nos étoiles, nos vertiges,

Qui se reflètent dans nos yeux, seules fêlures de notre peau.

Et nous sommes toujours sous le coup de cette immensité intérieure

Même quand notre monde, frappé de doute,

Recule en nous rapidement jusqu'à devenir minuscule et s'effacer,

Notre coeur ne battant plus que pour sa pelure de chair,

Réduits que nous sommes alors à l'extrême nudité de nos organes,

Ces bêtes à l'abandon dans leur sanglante écurie.

*

 

                    Encore frissonnant

                    Sous la peau des ténèbres,

                    Tous les matins je dois

                    Recomposer un homme

                    Avec tout ce mélange

                    De mes jours précédents

                    Et le peu qui me reste

                    De mes jours à venir.

                    Me voici tout entier,

                    Je vais vers la fenêtre.

                    Lumière de ce jour,

                    Je viens du fond des temps,

                    Respecte avec douceur

                    Mes minutes obscures,

                    Épargne encore un peu

                    Ce que j’ai de nocturne,

                    D’étoilé en dedans

                    Et de prêt à mourir

                    Sous le soleil montant

                    Qui ne sait que grandir. 

 

*

 

"Beau monstre de la nuit, palpitant de ténèbres,

Vous montrez un museau humide d'outre-ciel,

Vous approchez de moi, vous me tendez la patte

Et vous la retirez comme pris d'un soupçon.

Pourtant je suis l'ami de vos gestes obscurs,

Mes yeux touchent le fond de vos sourdes fourrures.

Ne verrez-vous en moi un frère ténébreux

Dans ce monde où je suis bourgeois de l'autre monde,

Gardant par-devers moi ma plus claire chanson.

Allez, je sais aussi les affres du silence

Avec mon coeur hâtif, usé de patience, 

Qui frappe sans réponses aux portes de la mort.

- Mais la mort te répond par des intermittences

Quand ton coeur effrayé se cogne à la cloison

Et tu n'es que d'un monde où l'on craint de mourir."

Et les yeux dans les yeux, à petits reculons, 

Le monstre s'éloigna dans l'ombre téméraire,

Et tout le ciel, comme à l'ordinaire, s'étoila.

*

 

                    L’obscurité me désaltère, 

                    Elle porte de si beaux fruits

                    Plus murs que tous ceux de la terre,

                    J’aime les pêches de la nuit,

                    Sentir couler au fond de l’âme

                    Ce jus qui vient du fond des temps

                    Et laisse sans discernement

                    Comme après le vin ou la femme.

 

                    Obscurité non seulement

                   Du ciel mais de l’aveuglement.

                    Mon sang noirci d’un sombre éclat

                    A gros bouillons au fond de moi.

                    L’âme au loin dans tout son recul

                   S’étoile à de grandes distances

                    Avec la même confiance

                    Du ciel après le crépuscule.

 

                    O petits enfants de la nuit

                    Sous votre capuchon épais

                    Vous comprenez bien ce que c’est,

                    A demi-mot on se saisit.

                    Est-ce le maternel tombeau

                    Vivant dont vous vous souvenez,

                    Tout ce qui nous a précédés

                    Ou ce qui fait encore défaut ?

 
                    Morts, je demande un coup de main

                    Pour comprendre tout ce qui vient,

                    Mangeons ensemble les raisins

                    De la grande treille nocturne

                    Et retenons-en bien le grain

                    Pour le faire germer en nous.

                    Encore, encore de la nuit

                    Au fond des houles taciturnes.

 
                    Nous irons au loin, nous irons,

                    Nous nous immobiliserons

                    Dans la bonace inévitable

                    Et nous mangerons à la table

                    On l’on a pas besoin d’y voir

                    Où les mets entrent dans la bouche

                    Sans que nos pauvres mains ne les touchent,

                    Ou l’on ignore le sanglot

                    Sous la bannière du tombeau.

           

                     Je ne crois plus à la clarté

                     De l’après mort mais à du noir

                    Qui gagne encore sur le noir

                    Auquel j’étais habitué.

                    Ah ! par avance taisons nous

                    Afin d’être un peu préparés

                    Au grand silence fédéré

                    Entre les étoiles et nous.

 

*

Dans cette grande maison que personne ne connaît

Avec sa façade, ses murs qui restent à mi-chemin

Entre les pierres et l’homme,

Avec cet air qui l’entoure et toujours sur le point de palpiter

Avec la secrète vie qui fait battre une fenêtre

Ou bien la couvre de larmes,

Dans cette grande maison nuit et jour luit une lampe

Elle ne luit pour personne

Comme s’il n’y avait pas d’hommes sur la Terre

Ou si le monde était déjà distancé par l’espérance.

Et quand je veux aller très vite pour surprendre la lumière

Les jambes s’égarent sous moi

Et mon cœur un court instant

Connaît les glaces éternelles.

 

Mais peut-être qu’un jour la lampe

Prise enfin de mouvement comme la glace au dégel

Viendra luire d’elle-même auprès de moi pour montrer

A mon âme sa couleur

A mon esprit son ardeur

Et leurs formes véritables.

 

En attendant il me faut vivre sans prendre ombrage de tant d’ombre.

Ce qu’on appelle bruit ailleurs

Ici n’est plus que du silence,

Ce qu’on appelle mouvement

Est la patience d’un cœur,

Ce qu’on appelle vérité

Un homme à son corps enchaîné,

Et ce qu’on appelle douceur

Ah ! que voulez-vous que ce soit ?

*

                    Je suis seul sur l’océan

                    Et je monte à une échelle

                    Toute droite sur les flots,

                    Me passant parfois les mains

                    Sur l’inquiète figure

                    Pour m’assurer que c’est moi

                    Qui monte, c’est toujours moi.

                    Des échelons tout nouveaux

                     Me mettent plus près du ciel,

                    Autant que faire se peut

                    S’il ne s’agit que d’un homme.

                    Ah ! je commence à sentir

                    Une très grande fatigue,

                    Moi qui ne peut pas renaître

                    Sur l’échelle renaissante.

                    Tomberai-je avec ces mains

                    Qui me servent à comprendre

                    Encore plus que saisir ?

                    Je tombe ah ! je suis tombé

                    Je deviens de l’eau qui bouge

                    Ne cherchez plus le poète

                    Ni même le naufragé.

*

                    Puisque nos battements

                    S’espacent davantage,

                    Que nos cœurs nous échappent

                    Dans notre propre corps,

                    Viens, entr’ouvre la porte

                    Juste assez pour que passe

                    Ce qu’il faut d’espérance

                    Pour ne pas succomber.

                    Ne crains pas de laisser

                    Entrer aussi la mort,

                    Elle aime mieux passer

                    Par les portes fermées.

*

Rien qu'un cri différé qui perce sous le cœur

Et je réveille en moi des êtres endormis. 

 Un à un, comme dans un dortoir sans limites, 

Tous, dans leurs sentiments d'âges antérieurs, 

Frêles, mais décidés à me prêter main forte. 

Je vais, je viens, je les appelle et les exhorte, 

Les hommes, les enfants, les vieillards et les femmes, 

La foule entière et sans bigarrures de l'âme

Qui tire sa couleur de l'iris de nos yeux 

 Et n'a droit de regard qu'à travers nos pupilles. 

 Oh ! population de gens qui vont et viennent, 

Habitants délicats des forêts de nous-mêmes, 

 Toujours à la merci du moindre coup de vent 

 Et toujours quand il est passé, se redressant. 

Voilà que lentement nous nous mettons en marche, 

Une arche d'hommes remontant aux patriarches 

Et lorsque l'on nous voit on distingue un seul homme 

 Qui s'avance et fait face et répond pour les autres. 

 Se peut-il qu'il périsse alors que l'équipage 

 A survécu à tant de vents et de mirages.

*

                    La Lenteur autour de moi

                    Met son filet sur les meubles

                    Emprisonnant la lumière

                    Et les objets familiers.

                    Et le Temps, jambes croisées,

                    Me regarde dans les yeux

                    Et quelquefois il se dresse

                    Pour me voir d’un peu plus près,

                    Puis il retourne à sa place

                    Comme un prince satisfait.

                    Et voici dans tout mon corps

                    Le Sentiment de la Vie,

                    Blanches et rouges fourmis

                    Composant un être humain.

                    Et l’Espace tourne autour de moi

                    Où chacun trouve sa place

                    Depuis les hautes étoiles

                    Jusqu’à ceux qui les regardent.

                    Et chaque jour que j’endure

                    Sous mes ombreuses pensées

                    Je vis parmi ces figures

                    Comme entre des Pyramides

                    Autour de moi étagées.

*

 

Ton sol intérieur est là avec ses golfes et ses terres sans merci,

Et tu es celui qui monte dans une barque et part tout seul dans le silence

       de lui-même,

Tu regardes passer tes propres falaises où tu ne vois pas âme qui vive

 Mais parfois des silhouettes noires prises de grande panique

 Comme les souvenirs éperdus d'une tête qu'on vient de trancher.

 Mais tu n'es pas un assassin et tu te nommes malheureux.

 Tu n'as jamais eu d'autre nom,

 Et c'est toute ta compagnie.

*

                    Nuit en moi, nuit au dehors,

                    Elles risquent leurs étoiles,

                    Les mêlant sans le savoir.

                    Et je fais force de rames

                    Entre ces nuits coutumières,

                    Puis je m’arrête et regarde.

                    Comme je me vois de loin!

                    Je ne suis qu’un frêle point

                    Qui bat vite et qui respire

                    Sur l’eau profonde entourante.

                    La nuit me tâte le corps

                    Et me dit de bonne prise.

                    Mais laquelle des deux nuits,

                    Du dehors ou du dedans?

                    L’ombre est une et circulante,

                    Le ciel, le sang ne font qu’un.

                    Depuis longtemps disparu,

                    Je discerne mon sillage

                    A grand peine étoilé.

*

                    La Lenteur, par la fenêtre,

                    Pénètre à pas comptés.

                    Dans ma chambre tout l'accepte

                    Et gagne en sérénité.

                    Mais mon coeur se multiplie

                    En détestables efforts

                    Pour la tenir loin de lui.

                    Coeur, tu connaîtras aussi

                    L'extrême lenteur des morts,

                    Leur bouclier invisible

                    Qui nous épargne les torts

*

                    C'est la couleuvre du silence

                    Qui vient dans ma chambre et s'allonge

                    Elle contourne l'encrier

                    Puis, se glissant jusqu'à mon lit,

                    S'enroule autour de mon coeur même,

                    Mon coeur qui ne sait pas crier,

                    Lui qui du grand bruit de l'espace

                    Fait naître un silence habité,

                    Lui qui de ses propres angoisses

                    Façonne un songe ensanglanté. 

*

 

Quand le sombre et le trouble et tous les chiens de l'âme 

Se bousculent au bout de nos longs corridors, 

Quand le dis-qui-tu-es et le te-tairas-tu 

S'insultent à travers des volets sans rainures, 

Un homme grand, barbu et plusieurs fois lui-même 

Les fait taire un à un d'un revers de la main 

Et je reste interdit sur des jambes faussées 

Comme si j'étais lui sans espoir de retour. 

Allons, te tairas-tu, cruelle malfaçon, 

Faite de chair, de cris, de poils et de rancune. 

Debout sur le plus bas degré des nuits sans lune 

Je veux voir affleurer ma sereine saison.  

 

Le silence approchant les objets familiers, 

Voyez-le comme il rôde et craint de nous toucher. 

Reviendra-t-il demain décidé à tuer ? 

En attendant il nous lance les pierres sourdes 

Qui tombent dans l'étang de notre cœur troublé

Puis s'éloigne, songeant que ce n'est pas le jour

*

 

                    Le silence cherche un abri 

                    Et tout lui semble plein de bruit

                    Ah même la biche envolée 

                    Et le lièvre au bout de l'allée 

                    Ou l'arbre d'un pays sans vent 

                    À plusieurs lieues de l'océan. 

                    Mais peut-être qu'une cabane 

                    Au fond d'une âme diaphane  

                    Ou bien quelque masque terreux 

                    Avec deux grands trous pour les yeux 

                    Et le front sans une pensée 

                    Offrant sa matière glacée, 

                    A moins que l’oreille d’un mort 

                    Où les bruits n’osent plus entrer 

                    Et forment le cercle au dehors 

                    Avec un maussade respect ? 

                    Mais il préfère s’attarder 

                    Aux lèvres d’un clairon de pierre 

                    Où il feint de se déchirer 

                    Pour son ivresse solitaire. 

*    

 

Arbres malgré les évènements,

Et toi, cèdre, plus cèdre que jamais malgré les menaces de la guerre

Toi dont la tête émerge au-dessus des soucis de l’homme

Et toi, herbe qui pousses si drue tant est grande ton indifférence,

Sans parler des oiseaux, des insectes qui sont aussi loin de nous

Dans la paume de nos mains qu’au fond inhumain du ciel,

Sans parler de la Terre à nos pieds qui ne fait pas attention,

Sûre de se retrouver après toutes les catastrophes,

La Terre, dont la terre bouleversée et lancée en l’air finit par boucher

     tous les trous.

Et ne parlons pas de nos organes qui ne comprennent pas ce qui se passe

Recevant les messages indéchiffrables de nos nerfs, 

Laissant au cerveau le soin de secouer son angoisse, 

Comme un chien tout mouillé l’eau coulant de ses poils,

Mais le cerveau vit caché et retiré en lui-même

Seul exposé à tous les coups dans la petite boîte du crâne,

Et condamné nuit et jour à fabriquer du silence

Même avec les idées furieuses et vociférantes

Qu’on n’entend jamais du dehors où vont et viennent les hommes.

 

*

                    Celui qui chante dans ses vers,

                    Celui qui cherche dans ses mots,

                    Celui qui dit ombres sur blanc,

                    Et blancheurs comme sur la mer

                    Noirceurs sur tout le continent,

                    Celui qui murmure et se tait

                    Pour mieux entendre la confuse

                    Dont la voix peu à peu s’éclaire

                    De ce que seule elle a connu,

                    Celui qui sombre sans regret

                    Toujours trompé par son secret

                    Qui s’approche un peu et s’éloigne

                    Bien plus qu’il ne s’est approché,

                    Celui qui sait et ne dit pas

                    Ce qui pèse au bout de ses lèvres

                    Et, se taisant, ne le dira

                    Qu’au fond d’une blafarde fièvre

                    Aux pays des murs sans oreilles,

                    Celui qui n’a rien dans les bras

                    Sinon une grande tendresse,

                    O maîtresse sans précédent,

                    Sans regard, sans cœur, sans caresses,

                    Celui-là vous savez qui c’est

                    Ce n’est pas lui qui le dira.

 

 La Fable du monde

Editions Gallimard, 1938

Du même auteur :

 L’Allée (12/11/2014)   

Hommage à la vie (12/11/2015)

Le forçat (12/11/2016)

Prière à l’inconnu (12/11/2018)

Trois poèmes de l’enfance (12/11/2019)

Les amis inconnus (12/11/2020)

Oublieuse mémoire (12/112021)

Mes légendes (12/11/2022) 

Le matin du monde (12/11/2023)

Publicité
Publicité
Commentaires
Le bar à poèmes
Publicité
Archives
Newsletter
96 abonnés
Publicité