Jules Supervielle (1884 – 1960) : Nocturne en plein jour
Nocturne en plein jour
Quand dorment les soleils sous nos humbles manteaux
Dans l’univers obscur qui forme notre corps,
Les nerfs qui voient en nous ce que nos yeux ignorent
Nous précèdent au fond de notre chair plus lente,
Ils peuplent nos lointains de leurs herbes luisantes
Arrachant à la chair de tremblantes aurores.
C’est le monde où l’espace est fait de notre sang.
Des oiseaux teints de rouge et toujours renaissants
Ont du mal à voler près du cœur qui les mène
Et ne peuvent s’en éloigner qu’en périssant
Car c’est en nous que sont les plus cruelles plaines
Où l’on périt de soif près de fausses fontaines.
Et nous allons ainsi, parmi les autres hommes,
Les uns parlant parfois à l’oreille des autres
*
Quand le flux de la nuit me coule sur les lèvres
Me couvrant le menton avec un sang tout noir,
Lentement soulevé par le bœuf du sommeil,
Je sens tourner en moi l'axe de mon regard.
J'entre dans le champ clos de ma chair attentive
Au pays qui respire et qui bat sous ma peau.
Mes os sont les rochers de ces plaines rétives
Où pousse une herbe rare appelée arlisane,
Et comme un voyageur qui arrive de loin
Je découvre en intrus mon paysage humain.
*
LE CORPS
Ici l'univers est à l'abri dans la profonde température de l'homme
Et les étoiles délicates avancent de leurs pas célestes
Dans l'obscurité qui fait loi dès que la peau est franchie
Ici tout s'accompagne des pas silencieux de notre sang
Et de secrètes avalanches qui ne font aucun bruit dans nos parages,
Ici le contenu est tellement plus grand
Que le corps à l'étroit, le triste contenant …
Mais cela n'empêche pas nos humbles mains de tous les jours
De toucher les différents points de notre corps qui loge les astres,
Avec les distances interstellaires en nous fidèlement respectées.
Comme des géants infinis réduits à la petitesse par le corps humain, où
il nous faut tenir tant bien que mal,
Nous passons les uns près des autres, cachant mal nos étoiles, nos vertiges,
Qui se reflètent dans nos yeux, seules fêlures de notre peau.
Et nous sommes toujours sous le coup de cette immensité intérieure
Même quand notre monde, frappé de doute,
Recule en nous rapidement jusqu'à devenir minuscule et s'effacer,
Notre coeur ne battant plus que pour sa pelure de chair,
Réduits que nous sommes alors à l'extrême nudité de nos organes,
Ces bêtes à l'abandon dans leur sanglante écurie.
*
Encore frissonnant
Sous la peau des ténèbres,
Tous les matins je dois
Recomposer un homme
Avec tout ce mélange
De mes jours précédents
Et le peu qui me reste
De mes jours à venir.
Me voici tout entier,
Je vais vers la fenêtre.
Lumière de ce jour,
Je viens du fond des temps,
Respecte avec douceur
Mes minutes obscures,
Épargne encore un peu
Ce que j’ai de nocturne,
D’étoilé en dedans
Et de prêt à mourir
Sous le soleil montant
Qui ne sait que grandir.
*
"Beau monstre de la nuit, palpitant de ténèbres,
Vous montrez un museau humide d'outre-ciel,
Vous approchez de moi, vous me tendez la patte
Et vous la retirez comme pris d'un soupçon.
Pourtant je suis l'ami de vos gestes obscurs,
Mes yeux touchent le fond de vos sourdes fourrures.
Ne verrez-vous en moi un frère ténébreux
Dans ce monde où je suis bourgeois de l'autre monde,
Gardant par-devers moi ma plus claire chanson.
Allez, je sais aussi les affres du silence
Avec mon coeur hâtif, usé de patience,
Qui frappe sans réponses aux portes de la mort.
- Mais la mort te répond par des intermittences
Quand ton coeur effrayé se cogne à la cloison
Et tu n'es que d'un monde où l'on craint de mourir."
Et les yeux dans les yeux, à petits reculons,
Le monstre s'éloigna dans l'ombre téméraire,
Et tout le ciel, comme à l'ordinaire, s'étoila.
*
L’obscurité me désaltère,
Elle porte de si beaux fruits
Plus murs que tous ceux de la terre,
J’aime les pêches de la nuit,
Sentir couler au fond de l’âme
Ce jus qui vient du fond des temps
Et laisse sans discernement
Comme après le vin ou la femme.
Obscurité non seulement
Du ciel mais de l’aveuglement.
Mon sang noirci d’un sombre éclat
A gros bouillons au fond de moi.
L’âme au loin dans tout son recul
S’étoile à de grandes distances
Avec la même confiance
Du ciel après le crépuscule.
O petits enfants de la nuit
Sous votre capuchon épais
Vous comprenez bien ce que c’est,
A demi-mot on se saisit.
Est-ce le maternel tombeau
Vivant dont vous vous souvenez,
Tout ce qui nous a précédés
Ou ce qui fait encore défaut ?
Morts, je demande un coup de main
Pour comprendre tout ce qui vient,
Mangeons ensemble les raisins
De la grande treille nocturne
Et retenons-en bien le grain
Pour le faire germer en nous.
Encore, encore de la nuit
Au fond des houles taciturnes.
Nous irons au loin, nous irons,
Nous nous immobiliserons
Dans la bonace inévitable
Et nous mangerons à la table
On l’on a pas besoin d’y voir
Où les mets entrent dans la bouche
Sans que nos pauvres mains ne les touchent,
Ou l’on ignore le sanglot
Sous la bannière du tombeau.
Je ne crois plus à la clarté
De l’après mort mais à du noir
Qui gagne encore sur le noir
Auquel j’étais habitué.
Ah ! par avance taisons nous
Afin d’être un peu préparés
Au grand silence fédéré
Entre les étoiles et nous.
*
Dans cette grande maison que personne ne connaît
Avec sa façade, ses murs qui restent à mi-chemin
Entre les pierres et l’homme,
Avec cet air qui l’entoure et toujours sur le point de palpiter
Avec la secrète vie qui fait battre une fenêtre
Ou bien la couvre de larmes,
Dans cette grande maison nuit et jour luit une lampe
Elle ne luit pour personne
Comme s’il n’y avait pas d’hommes sur la Terre
Ou si le monde était déjà distancé par l’espérance.
Et quand je veux aller très vite pour surprendre la lumière
Les jambes s’égarent sous moi
Et mon cœur un court instant
Connaît les glaces éternelles.
Mais peut-être qu’un jour la lampe
Prise enfin de mouvement comme la glace au dégel
Viendra luire d’elle-même auprès de moi pour montrer
A mon âme sa couleur
A mon esprit son ardeur
Et leurs formes véritables.
En attendant il me faut vivre sans prendre ombrage de tant d’ombre.
Ce qu’on appelle bruit ailleurs
Ici n’est plus que du silence,
Ce qu’on appelle mouvement
Est la patience d’un cœur,
Ce qu’on appelle vérité
Un homme à son corps enchaîné,
Et ce qu’on appelle douceur
Ah ! que voulez-vous que ce soit ?
*
Je suis seul sur l’océan
Et je monte à une échelle
Toute droite sur les flots,
Me passant parfois les mains
Sur l’inquiète figure
Pour m’assurer que c’est moi
Qui monte, c’est toujours moi.
Des échelons tout nouveaux
Me mettent plus près du ciel,
Autant que faire se peut
S’il ne s’agit que d’un homme.
Ah ! je commence à sentir
Une très grande fatigue,
Moi qui ne peut pas renaître
Sur l’échelle renaissante.
Tomberai-je avec ces mains
Qui me servent à comprendre
Encore plus que saisir ?
Je tombe ah ! je suis tombé
Je deviens de l’eau qui bouge
Ne cherchez plus le poète
Ni même le naufragé.
*
Puisque nos battements
S’espacent davantage,
Que nos cœurs nous échappent
Dans notre propre corps,
Viens, entr’ouvre la porte
Juste assez pour que passe
Ce qu’il faut d’espérance
Pour ne pas succomber.
Ne crains pas de laisser
Entrer aussi la mort,
Elle aime mieux passer
Par les portes fermées.
*
Rien qu'un cri différé qui perce sous le cœur
Et je réveille en moi des êtres endormis.
Un à un, comme dans un dortoir sans limites,
Tous, dans leurs sentiments d'âges antérieurs,
Frêles, mais décidés à me prêter main forte.
Je vais, je viens, je les appelle et les exhorte,
Les hommes, les enfants, les vieillards et les femmes,
La foule entière et sans bigarrures de l'âme
Qui tire sa couleur de l'iris de nos yeux
Et n'a droit de regard qu'à travers nos pupilles.
Oh ! population de gens qui vont et viennent,
Habitants délicats des forêts de nous-mêmes,
Toujours à la merci du moindre coup de vent
Et toujours quand il est passé, se redressant.
Voilà que lentement nous nous mettons en marche,
Une arche d'hommes remontant aux patriarches
Et lorsque l'on nous voit on distingue un seul homme
Qui s'avance et fait face et répond pour les autres.
Se peut-il qu'il périsse alors que l'équipage
A survécu à tant de vents et de mirages.
*
La Lenteur autour de moi
Met son filet sur les meubles
Emprisonnant la lumière
Et les objets familiers.
Et le Temps, jambes croisées,
Me regarde dans les yeux
Et quelquefois il se dresse
Pour me voir d’un peu plus près,
Puis il retourne à sa place
Comme un prince satisfait.
Et voici dans tout mon corps
Le Sentiment de la Vie,
Blanches et rouges fourmis
Composant un être humain.
Et l’Espace tourne autour de moi
Où chacun trouve sa place
Depuis les hautes étoiles
Jusqu’à ceux qui les regardent.
Et chaque jour que j’endure
Sous mes ombreuses pensées
Je vis parmi ces figures
Comme entre des Pyramides
Autour de moi étagées.
*
Ton sol intérieur est là avec ses golfes et ses terres sans merci,
Et tu es celui qui monte dans une barque et part tout seul dans le silence
de lui-même,
Tu regardes passer tes propres falaises où tu ne vois pas âme qui vive
Mais parfois des silhouettes noires prises de grande panique
Comme les souvenirs éperdus d'une tête qu'on vient de trancher.
Mais tu n'es pas un assassin et tu te nommes malheureux.
Tu n'as jamais eu d'autre nom,
Et c'est toute ta compagnie.
*
Nuit en moi, nuit au dehors,
Elles risquent leurs étoiles,
Les mêlant sans le savoir.
Et je fais force de rames
Entre ces nuits coutumières,
Puis je m’arrête et regarde.
Comme je me vois de loin!
Je ne suis qu’un frêle point
Qui bat vite et qui respire
Sur l’eau profonde entourante.
La nuit me tâte le corps
Et me dit de bonne prise.
Mais laquelle des deux nuits,
Du dehors ou du dedans?
L’ombre est une et circulante,
Le ciel, le sang ne font qu’un.
Depuis longtemps disparu,
Je discerne mon sillage
A grand peine étoilé.
*
La Lenteur, par la fenêtre,
Pénètre à pas comptés.
Dans ma chambre tout l'accepte
Et gagne en sérénité.
Mais mon coeur se multiplie
En détestables efforts
Pour la tenir loin de lui.
Coeur, tu connaîtras aussi
L'extrême lenteur des morts,
Leur bouclier invisible
Qui nous épargne les torts
*
C'est la couleuvre du silence
Qui vient dans ma chambre et s'allonge
Elle contourne l'encrier
Puis, se glissant jusqu'à mon lit,
S'enroule autour de mon coeur même,
Mon coeur qui ne sait pas crier,
Lui qui du grand bruit de l'espace
Fait naître un silence habité,
Lui qui de ses propres angoisses
Façonne un songe ensanglanté.
*
Quand le sombre et le trouble et tous les chiens de l'âme
Se bousculent au bout de nos longs corridors,
Quand le dis-qui-tu-es et le te-tairas-tu
S'insultent à travers des volets sans rainures,
Un homme grand, barbu et plusieurs fois lui-même
Les fait taire un à un d'un revers de la main
Et je reste interdit sur des jambes faussées
Comme si j'étais lui sans espoir de retour.
Allons, te tairas-tu, cruelle malfaçon,
Faite de chair, de cris, de poils et de rancune.
Debout sur le plus bas degré des nuits sans lune
Je veux voir affleurer ma sereine saison.
*
Le silence approchant les objets familiers,
Voyez-le comme il rôde et craint de nous toucher.
Reviendra-t-il demain décidé à tuer ?
En attendant il nous lance les pierres sourdes
Qui tombent dans l'étang de notre cœur troublé
Puis s'éloigne, songeant que ce n'est pas le jour
*
Le silence cherche un abri
Et tout lui semble plein de bruit.
Ah même la biche envolée
Et le lièvre au bout de l'allée
Ou l'arbre d'un pays sans vent
À plusieurs lieues de l'océan.
Mais peut-être qu'une cabane
Au fond d'une âme diaphane
Ou bien quelque masque terreux
Avec deux grands trous pour les yeux
Et le front sans une pensée
Offrant sa matière glacée,
A moins que l’oreille d’un mort
Où les bruits n’osent plus entrer
Et forment le cercle au dehors
Avec un maussade respect ?
Mais il préfère s’attarder
Aux lèvres d’un clairon de pierre
Où il feint de se déchirer
Pour son ivresse solitaire.
*
Arbres malgré les évènements,
Et toi, cèdre, plus cèdre que jamais malgré les menaces de la guerre
Toi dont la tête émerge au-dessus des soucis de l’homme
Et toi, herbe qui pousses si drue tant est grande ton indifférence,
Sans parler des oiseaux, des insectes qui sont aussi loin de nous
Dans la paume de nos mains qu’au fond inhumain du ciel,
Sans parler de la Terre à nos pieds qui ne fait pas attention,
Sûre de se retrouver après toutes les catastrophes,
La Terre, dont la terre bouleversée et lancée en l’air finit par boucher
tous les trous.
Et ne parlons pas de nos organes qui ne comprennent pas ce qui se passe
Recevant les messages indéchiffrables de nos nerfs,
Laissant au cerveau le soin de secouer son angoisse,
Comme un chien tout mouillé l’eau coulant de ses poils,
Mais le cerveau vit caché et retiré en lui-même
Seul exposé à tous les coups dans la petite boîte du crâne,
Et condamné nuit et jour à fabriquer du silence
Même avec les idées furieuses et vociférantes
Qu’on n’entend jamais du dehors où vont et viennent les hommes.
*
Celui qui chante dans ses vers,
Celui qui cherche dans ses mots,
Celui qui dit ombres sur blanc,
Et blancheurs comme sur la mer
Noirceurs sur tout le continent,
Celui qui murmure et se tait
Pour mieux entendre la confuse
Dont la voix peu à peu s’éclaire
De ce que seule elle a connu,
Celui qui sombre sans regret
Toujours trompé par son secret
Qui s’approche un peu et s’éloigne
Bien plus qu’il ne s’est approché,
Celui qui sait et ne dit pas
Ce qui pèse au bout de ses lèvres
Et, se taisant, ne le dira
Qu’au fond d’une blafarde fièvre
Aux pays des murs sans oreilles,
Celui qui n’a rien dans les bras
Sinon une grande tendresse,
O maîtresse sans précédent,
Sans regard, sans cœur, sans caresses,
Celui-là vous savez qui c’est
Ce n’est pas lui qui le dira.
La Fable du monde
Editions Gallimard, 1938
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