Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le bar à poèmes
12 novembre 2022

Jules Supervielle (1884 – 1960) : Mes légendes

Jules_Supervielle[1]Portrait de Jules Supervielle à 26 ans d’après une eau-forte de Fernand Sabatté.

 

Mes Légendes

 

PLEIN CIEL

Au milieu d’un nuage

Au dessus de la mer

Un visage de femme

Regarde l’étendue

Et les oiseaux-poissons

Fréquentant ces parages

Portent l’écume aux nues.

 

(Je connais cette femme

Où l’ai-je déjà vue ?)

 

Les chiens du ciel aboient

Dans un lointain sans terres,

Ce sont bêtes sans chair

Qui ne connaissent pas

Cette dame étrangère,

Et donnent de la voix

Avec leur âme austère.

 

(Elle a des yeux si noirs

Que je les cherche en moi.)

 

Silence tout à coup.

Visages dans les mains

Vont les sphères célestes

Qui retiennent leur souffle

Pour que ce chant modeste

Se fraye comme il faut

Son chemin jusqu’en haut.

 

(Et voici qu’elle a pris

Sa tête entre les mains.)

 

ECHANGES

Œil noir où courez-vous

Œil bleu que faites-vous ?

Et vite la jeunesse

Qui vous pousse et vous presse

Et la chair qui se hâte

Et craint un grand retard !

Ces visages si lisses

Qu’on dirait des miroirs,

Ces yeux dont le délice

Les empêche de voir.

Donnez-leur tout de même

Des montagnes, des lacs,

La France et l’Allemagne,

Le Mont-Blanc, les séracs

Car c’est dans les visages

Que toute la nature

De l’âme se décharge

Et trouve à s’émouvoir.

 

Un chêne ne savait,

Et ne pouvait un orme,

Une pierre n’osait,

Hésitait une roche,

Un fleuve allait toujours

Moins fort que son désir,

Et l’étoile filante

Trop lente pour son rêve.

Mais ils se retrouvèrent

Dans le feu d’une lèvre,

Dans le cours d’un regard,

Et si bien à leur place

Que longtemps ils pleurèrent.

Et la pierre eut des glands,

Et l’orme, des poissons,

Les rochers, des bourgeons,

Les fleuves, des montagnes,

Et l’étoile filante

Refusa de filer

Pour pouvoir regarder

Dans le calme d’un lac

L’étoile la plus belle

Sans savoir que c’est elle.

 

L’EMIGRANT

I

J’entends les pas de mon cœur

Qui me quitte et se dépêche.

Si je l’appelle il m’évite

Et veut disparaître au loin.

 

Où va-t-il si affairé

Sans voir le soir ni l’aurore,

Il s’en va si réservé

Que nous serons arrivés

Sans que je comprenne encore

Qu’il arrive et qu’il s’arrête

Il n’aura plus que la force

De souffler sur sa lumière.

Je ne saurai rien encore

Que laisser passer la mort

Qui doit être la première

A savoir et la dernière.

 

II

Tout seul sans moi, tout privé de visage

Et mendiant un petit peu de moi.

Mon moi est loin, perdu dans quel voyage.

Comment savoir même s’il rentrera.

 

Formons un tas de mes petites hardes

Et oublions ce maître si dur qui tarde.

Mais quand le moi est parti sans conteste

Comment ne pas trembler dans ce qui reste ?

 

Mince enveloppe où j’essaie d’avoir chaud

Tant bien que mal, loin de mes propres os.

 

LES FLEURS DE PAPIER DE TA CHAMBRE

Pour Anita.

« Nous sommes sur le mur

Et ne sommes pas dures,

Nous avons un parfum

Plus léger que nature

Et qui sent un jardin

Dans les pays futurs

Ou les pays anciens.

C’est là notre parure.

Et nous nous répétons

Du parquet au plafond,

Craintes d’être incomprises,

Parce que nous n’avons

Ni fraîcheur ni saisons,

Ciel, abeilles ni brises »

 

Une main sur le mur,

C’est l’enfant qui s’éveille.

Elle a grand peur, allume,

Le papier de la chambre

A soi-même est pareil,

Il veille et l’accompagne.

Le pied touche le bois

Du lit toujours sérieux

Qui lui dit dans ses voix :

« ce n’est pas l’heure encore

De partir pour l’école ».

Anita se rendort

Dans le calme parfum

De son papier à fleurs

Dont les belles couleurs

Ignorant le repos

Dans la nuit, à tâtons,

Sans se tromper jamais

 Elaborent l’aurore.

 

In, revue « Bifur, N°4 »

Editions du carrefour, 1929

Du même auteur :

 L’Allée (12/11/2014)   

Hommage à la vie (12/11/2015)

Le forçat (12/11/2016)

Nocturne en plein jour (12/11/2017)

Prière à l’inconnu (11/11/2018)

Trois poèmes de l’enfance (12/11/2019)

Les amis inconnus (12/11/2020)

Oublieuse mémoire (12/112021)

Le matin du monde (12/11/2023)

Publicité
Publicité
Commentaires
Le bar à poèmes
Publicité
Archives
Newsletter
100 abonnés
Publicité