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Le bar à poèmes
24 août 2017

Jean Genet (1910 – 1986) : Le pêcheur du Suquet

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Le pêcheur du Suquet

 

Tu veux pêcher à la fonte des neiges

Dans mes étangs de bague retenus

Ah dans mes beaux yeux plonger tes bras nus

Que d’acier noir deux rangs de cils protègent

Sous un ciel d’orage et de hauts sapins

Pêcheur mouillé couvert d’écailles blondes

Dans tes yeux mes doigts d’osier mes pâles mains

Voient les poissons les plus tristes du monde

Fuir, de la rive où j’émiette mon pain.

 

Tremble. Au sommet de toi seul balancé

Ton talon rose accroche à la ramure

Le soleil levant. Tremble ton murmure

Frissonne sur mes dents. Tes doigts cassés

Peignent l’azur et déchirent l’écorce

Ô tremble qui te fait doux et frangé

De neige. Erige, exige ce torse

Blessé profond mais de plume allégé.

A s’épanouir mes lèvres le forcent.

 

Quand le soleil allume la bruyère

Lentement sur vos pentes beaux mollets

Je vais par les rocs d’où tu me parlais

Spahi blond à genoux dans la lumière.

Un serpent s’éveille à la voix des morts.

Sous mon pied crevé des perdrix s’envolent.

Au couchant je verrai les chercheurs d’or

Faire leur travail sous la lune folle.

Les briseurs de tombeaux tirer au sort.

 

Que d’ombre à tes pieds tes souliers vernis !

Tes pieds, glacés dans mes étangs de larmes

Tes pieds poudrés et déchaussés de Carme

Eclaboussés de ciel tes pieds bénis

Marqueront ce soir mes blanches épaules

(Forêts que la lune peuple de loups)

Ô mon pêcheur à l’ombre de mes saules,

Bourreau couvert d’étoiles et de clous

Debout, tenu par le bras blanc du môle.

 

A l’arbre vert dressé – ton front penché

(Animal d’amour arbre d’or à deux têtes)

Sur ton feuillage – enlacé chaude bête

Par un seul pied tu restes accroché,

Sonne dans l’azur une valse lente

A l’harmonica mais tes yeux voient-ils

Du mât de misaine une voûte étonnante ?

Ô pêcheur nu de l’arbre au cœur subtil

Descends, descends, crains mes feuilles qui chantent.

 

Adieu Reine du Ciel, adieu ma Fleur

De peau découpée dans ma paume.

Ô mon silence habité d’un fantôme,

Tes yeux, tes doigts, silence. Ta pâleur.

Silence encor ces vagues sur les marches

Où chaque fois ton pied pose la nuit.

Un angélus clair tinte sous son arche.

Adieu soleil qui de mon cœur s’enfuit

Sur une atroce et nocturne démarche.

 

Mon pêcheur descendait le soir des maisons bleues

Et je le recevais sur mes deux mains tendues.

Il souriait. La mer nous tirait par les pieds.

 Pendu à sa ceinture et les cheveux mouillés

Une grappe dorée de huit têtes de filles

(Sa ceinture est cloutée et sous la lune brille)

Le reproche dans l’œil, s’étonnaient de leur mort.

Le pêcheur se mirait dans le ciel, près du port.

 

Enfouis sous vos pieds les trésors de la nuit

Sur des chemins de braise allez en souplesse.

La paix est avec vous.

Dans les orties, les ajoncs, les prunelliers, les forêts votre pas

Dépose des mesures de ténèbres.

Et chacun de vos pieds, chaque pas de jasmin

M’ensevelit dans une tombe de porcelaine.

Vous obscurcissez le monde.

 

Les trésors de cette nuit : l’Irlande et ses révoltes,

les rats musqués fuyant dans les landes, une arche

de lumière, le vin remonté de ton estomac, la

noce dans la vallée, au pommier en fleur un

pendu qui se balance, enfin cette région que

l’on aborde le cœur dans la gorge, dans ta culotte

protégée d’une aubépine en fleur.

 

De toutes parts les pèlerins descendent.

Ils contournent tes hanches où le soleil se couche,

Gravissent avec peine les pentes boisées de tes cuisses

Où même le jour il fait nuit.

 

Par d’herbeuses landes, sous ta ceinture

Débouclée nous arrivons la gorge sèche

L’épaule et les pieds las, auprès de Lui.

Dans son rayonnement le Temps même est voilé

d’un crêpe au-dessus duquel le soleil, la lune,

et les étoiles, vos yeux,  vos pleurs brillent peut-être.

Le Temps est sombre à son pied.

Rien n’y fleurit que d’étranges fleurs violettes

De ces bulbes rugueux.

A notre cœur portons nos mains jointes

Et les poings sur nos dents.

 

Qu’est-ce t’aimer ? J’ai peur de voir cette eau couler

Entre mes pauvres doigts. Je n’ose t’avaler.

Ma bouche encor modèle une vaine colonne.

Légère elle descend dans un brouillard d’automne.

J’arrive dans l’amour comme on entre dans l’eau,

Les paumes en avant, aveuglé, mes sanglots

Retenus gonflent d’air ta présence en moi-même

Où ta présence est lourde, éternelle. Je t’aime.

 

Poèmes

Editions de l’Arbalète, 1948

Du même auteur :

Le condamné à mort (02/06/2014)

 La Galère (24/08/2015)

Un chant d’amour (24/08/2016)

 

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