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Le bar à poèmes
3 août 2017

Edmond Jabès (1921 - 1991) : Je vous écrit d’un pays pesant

 

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Je vous écris d’un pays pesant

 

 

Aussi belle que la main de l'aimée

sur la mer.

Aussi seule.

 

J'écris pour vous. La douleur est un coquillage. On y écoute

     perler le cœur.

J'écris pour vous, au seuil de l'idylle, pour la plante aux feuilles   

     d'eau, aux épines de flammes, pour la rose d'Amour.

J'écris pour rien, pour les mots luisants que trace ma mort, pour

     l'instant de vie éternellement dû.

 

Aussi belle que la main de l'aimée

sur le signe.

Aussi seule.

 

J'écris pour tous. Je vous écris d'un pays, pesant, comme les pas

     du forçat, d'une ville pareille aux autres, où les cris camouflés,

     se tordent dans les vitrines ; d'une chambre où les cils ont détruits,

     petit à petit, le silence.

Vous êtes, destinatrice prédestinée, ma raison d'écrire ; l'inspiratrice

     joyeuse du jour et de la nuit.

Vous êtes le col du cygne assoiffé d'azur.

 

Aussi belle que la main de l'aimée

sur les yeux.

Aussi douce.

 

Je vous écris avec la chair des mots accourus, haletants et rouges.

C'est bien vous qu'ils entourent. Je suis tous les mots qui

     m' habitent et chacun d'eux vous magnifie avec ma voix.

     J'ai besoin de vous pour aimer, pour être aimé des mots qui

     m'élisent. J'ai besoin de souffrir de vos griffes afin de survivre

     aux blessures du poème.

Flèche et cible, alternativement. J'ai besoin d'être à votre merci

     pour me libérer de moi-même.

Les mots m'ont appris à me méfier des objets qu'ils incarnent.

Le visage est le refuge des yeux pourchassés. J'aspire à devenir

     aveugle.

 

Aussi belle que la main de l'aimée

sur le sourire de l'enfant.

Aussi transparente.

 

Je songe aux jouets de mes cinq ans. Une fois miens, ils furent

     maîtres. Je croyais pouvoir, avant qu'on me les offrît, les manier

     à ma fantaisie. Je m'aperçus très vite que je pouvais les détruire

     au gré de mon humeur; mais si je les voulais vivants, que je devais

     respecter leur mécanisme, leur âme immortelle.

Ainsi le langage.

Je dois aux mots la joie et les larmes de mes cahiers d'écolier, de mes

     carnets d'adulte.

Et aussi ma solitude.

Je dois aux mots mon inquiétude. Je m'efforce de répondre à leurs

     questions qui sont mes brûlantes interrogations.

 

L’écorce du Monde

Editions Seghers,1955

 

Du même auteur :

« Tu marches vers la mort... (03/08/2018)

Il m’a dit... (11/08/2020)

 

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