Edmond Jabès (1921 - 1991) : Je vous écrit d’un pays pesant
Je vous écris d’un pays pesant
Aussi belle que la main de l'aimée
sur la mer.
Aussi seule.
J'écris pour vous. La douleur est un coquillage. On y écoute
perler le cœur.
J'écris pour vous, au seuil de l'idylle, pour la plante aux feuilles
d'eau, aux épines de flammes, pour la rose d'Amour.
J'écris pour rien, pour les mots luisants que trace ma mort, pour
l'instant de vie éternellement dû.
Aussi belle que la main de l'aimée
sur le signe.
Aussi seule.
J'écris pour tous. Je vous écris d'un pays, pesant, comme les pas
du forçat, d'une ville pareille aux autres, où les cris camouflés,
se tordent dans les vitrines ; d'une chambre où les cils ont détruits,
petit à petit, le silence.
Vous êtes, destinatrice prédestinée, ma raison d'écrire ; l'inspiratrice
joyeuse du jour et de la nuit.
Vous êtes le col du cygne assoiffé d'azur.
Aussi belle que la main de l'aimée
sur les yeux.
Aussi douce.
Je vous écris avec la chair des mots accourus, haletants et rouges.
C'est bien vous qu'ils entourent. Je suis tous les mots qui
m' habitent et chacun d'eux vous magnifie avec ma voix.
J'ai besoin de vous pour aimer, pour être aimé des mots qui
m'élisent. J'ai besoin de souffrir de vos griffes afin de survivre
aux blessures du poème.
Flèche et cible, alternativement. J'ai besoin d'être à votre merci
pour me libérer de moi-même.
Les mots m'ont appris à me méfier des objets qu'ils incarnent.
Le visage est le refuge des yeux pourchassés. J'aspire à devenir
aveugle.
Aussi belle que la main de l'aimée
sur le sourire de l'enfant.
Aussi transparente.
Je songe aux jouets de mes cinq ans. Une fois miens, ils furent
maîtres. Je croyais pouvoir, avant qu'on me les offrît, les manier
à ma fantaisie. Je m'aperçus très vite que je pouvais les détruire
au gré de mon humeur; mais si je les voulais vivants, que je devais
respecter leur mécanisme, leur âme immortelle.
Ainsi le langage.
Je dois aux mots la joie et les larmes de mes cahiers d'écolier, de mes
carnets d'adulte.
Et aussi ma solitude.
Je dois aux mots mon inquiétude. Je m'efforce de répondre à leurs
questions qui sont mes brûlantes interrogations.
L’écorce du Monde
Editions Seghers,1955
Du même auteur :
« Tu marches vers la mort... (03/08/2018)
Il m’a dit... (11/08/2020)