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Le bar à poèmes
2 juin 2017

Claude Michel Cluny (1930 -2015) : D’autre planètes

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D’autres planètes

 

ARP INCOGNITA

Chevalet du peintre

 

     On n’a rien trouvé de vivant par là ; je veux dire rien qui se trahisse. Nulle

part on ne découvre de ces fumures, de ces saletés que le règne animal, qui est

nôtre, laisse derrière soi. Rien non plus de ces orgueils ni de ces désastres dont

nous sont coutumiers. C’est une belle terre pure, minérale, baignée de lumière

et d’un vent calme. Des formes singulières s’y déplacent, s’emboîtent, s’émeuvent,

s’apaisent, se séparent en silence, glissant à la surface du temps – lourde sphère

polie, obscure et paisible. Formes douces, imprévisibles, figures sans visage, sans

accident, sans névrose – monde lisse, harmonie qui nous récuse. Arp Incognita.

 

 

KÔYASAN

 

     Très haut, très loin perché vous trouverez un peuple de pierre, un peuple gris

entassé sous les cryptomères et la fougère géante. Peuple impavide et froid qui

ne se remue pas. Ou ne se remue plus. Définitif. Assis aux marches de l’infini.

Qu’il se couche ou qu’il se brise, cela n’est plus de son fait. On le croirait occupé

à mâcher, puis à recracher la brume, indifférent aux désordres de ses assises et au

tumulte du monde. Mais la seule voix des gongs – bulles cuivrées qui montent du

fond des années et viennent mourir ici dans le silence -, la voix des gongs parle-t-elle

seulement du monde ?

     On accède à leur domaine par une vallée que borne l’inutilité de lanternes vides

et d’autels sans offrande. La pensée par là nourrit de grands corbeaux pouilleux. Ils

volent pour elle. Ils lui rapportent, dociles, en partage, la paille et l’écorce insanes

de l’en-delà.

 

PLUTON

 

     On les appelle les Îles de l’Archipel-qui-tousse. Respirez, respirez de

la mer peu profonde qui les afflige les buées rances comme le chlore ! On

dit que ces eaux recouvrent un empire qui continuerait d’exhaler l’haleine

de ses morts. Regrets perdus ! On ne sait, on ne sait la couleur du ciel, ni

celle du temps. Car tout est détrempé, plus ou moins poitrinaire, arbres

creux, pétales blêmes, longs vers livides aussi habiles dans les branches

qu’à fouir la tourbe gluante.

     Le soir, qui ne revient qu’après sept lunes, pousse dehors un brouillard

encore plus malade. Il s’installe, se suspend aux bronches. Surgit alors la

nuit à peau de raie, affreuse et qui s’étale. Mieux vaut partir. Pourtant, elles

sont douces au toucher, les Îles, même si elles ne sont pas belles.

 

SIBIL

Chevelure de Bérénice

 

     On a du mal à le croire : les fleurs en  prennent à leur aise. Elles s’élèvent

par essaims dans l’air du matin. Quelle qu’en soit l’espèce, oxynaire, orties

blanches, fleurs de courge, dahlias à bajoues, elles bondissent doucement

vers des soleils pâles peu capables de nuire. On ne sait si, par principe, elles

reviennent le soir à la tige mère, ou si elles se posent au hasard sur l’une ou

l’autre, vacante et dépourvue de préjugé. S’il pleut, elles se cachent, se

ferment sous l’aile du toit, l’aisselle de l’arbre. Sinon, si plat, si calme, le

ciel est tapissé – odeurs, couleurs ! – selon les caprices du vent.

 

SOPHIA DE CENTAURE

 

     Le vent est prince de ces Terres. Il ne cesse d’aller et venir, traînant

partout son manteau limpide. Il a soin de tout et ne laisse en paix ni les

déchets ni les morts. Aux arbres qu’il fréquente viennent des Livres de

connaissance. On y apprend debout les raisons de la race et ses lois, la

futilité qui les gouverne, l’entêtement des gênes. A peines lues, le vent

emporte leurs feuilles, sans appel. Personne ici n’a droit deux fois au

savoir. Chacun naît avec son arbre, dont l’ombre s’éclaire à mesure que

le sang, au cœur de celui qui apprend, s’épaissit et s’enténèbre.

     L’arbre à sec, défolié, fournit le bois les bûchers qu’avive le vent,

prince de ses Terres. Le bas de son manteau balaiera la cendre des morts

avec celle des mots.

 

VENUS

 

     On avance le long des strates analogues aux fibres du bois, butant,

maladroits, sur des nids, des nœuds, des failles. La terre suppure une espèce

de sève où ce qui s’aventure s’englue et se fait digérer vivant. Le ciel a des

couleurs violentes, fiel, fièvre, pourpre. Les fleuves n’existent pas. On ne voit

que des lacs, qui disparaissent le soir, aspirés dans leur entonnoir, et que

l’aube un peu hâve recrache comme des glaires au fond d’un pot. Drôles de

lacs ! On ne voudrait pas y tenter la brasse. Drôle de monde. D’entre les fibres

du sol, un peu partout, surgissent des psoques, des gamases, énormes, étourdiment,

 et qui laissent, sur leur passage, des salissures de pensées envieuses.

 

Poèmes du fond de l’œil

Editions Gallimard, 1989

Du même auteur :

La mémoire du sel (11/04/2015)

Manhattan and C° (01/06/2016)

 

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