D’autres planètes
ARP INCOGNITA
Chevalet du peintre
On n’a rien trouvé de vivant par là ; je veux dire rien qui se trahisse. Nulle
part on ne découvre de ces fumures, de ces saletés que le règne animal, qui est
nôtre, laisse derrière soi. Rien non plus de ces orgueils ni de ces désastres dont
nous sont coutumiers. C’est une belle terre pure, minérale, baignée de lumière
et d’un vent calme. Des formes singulières s’y déplacent, s’emboîtent, s’émeuvent,
s’apaisent, se séparent en silence, glissant à la surface du temps – lourde sphère
polie, obscure et paisible. Formes douces, imprévisibles, figures sans visage, sans
accident, sans névrose – monde lisse, harmonie qui nous récuse. Arp Incognita.
KÔYASAN
Très haut, très loin perché vous trouverez un peuple de pierre, un peuple gris
entassé sous les cryptomères et la fougère géante. Peuple impavide et froid qui
ne se remue pas. Ou ne se remue plus. Définitif. Assis aux marches de l’infini.
Qu’il se couche ou qu’il se brise, cela n’est plus de son fait. On le croirait occupé
à mâcher, puis à recracher la brume, indifférent aux désordres de ses assises et au
tumulte du monde. Mais la seule voix des gongs – bulles cuivrées qui montent du
fond des années et viennent mourir ici dans le silence -, la voix des gongs parle-t-elle
seulement du monde ?
On accède à leur domaine par une vallée que borne l’inutilité de lanternes vides
et d’autels sans offrande. La pensée par là nourrit de grands corbeaux pouilleux. Ils
volent pour elle. Ils lui rapportent, dociles, en partage, la paille et l’écorce insanes
de l’en-delà.
PLUTON
On les appelle les Îles de l’Archipel-qui-tousse. Respirez, respirez de
la mer peu profonde qui les afflige les buées rances comme le chlore ! On
dit que ces eaux recouvrent un empire qui continuerait d’exhaler l’haleine
de ses morts. Regrets perdus ! On ne sait, on ne sait la couleur du ciel, ni
celle du temps. Car tout est détrempé, plus ou moins poitrinaire, arbres
creux, pétales blêmes, longs vers livides aussi habiles dans les branches
qu’à fouir la tourbe gluante.
Le soir, qui ne revient qu’après sept lunes, pousse dehors un brouillard
encore plus malade. Il s’installe, se suspend aux bronches. Surgit alors la
nuit à peau de raie, affreuse et qui s’étale. Mieux vaut partir. Pourtant, elles
sont douces au toucher, les Îles, même si elles ne sont pas belles.
SIBIL
Chevelure de Bérénice
On a du mal à le croire : les fleurs en prennent à leur aise. Elles s’élèvent
par essaims dans l’air du matin. Quelle qu’en soit l’espèce, oxynaire, orties
blanches, fleurs de courge, dahlias à bajoues, elles bondissent doucement
vers des soleils pâles peu capables de nuire. On ne sait si, par principe, elles
reviennent le soir à la tige mère, ou si elles se posent au hasard sur l’une ou
l’autre, vacante et dépourvue de préjugé. S’il pleut, elles se cachent, se
ferment sous l’aile du toit, l’aisselle de l’arbre. Sinon, si plat, si calme, le
ciel est tapissé – odeurs, couleurs ! – selon les caprices du vent.
SOPHIA DE CENTAURE
Le vent est prince de ces Terres. Il ne cesse d’aller et venir, traînant
partout son manteau limpide. Il a soin de tout et ne laisse en paix ni les
déchets ni les morts. Aux arbres qu’il fréquente viennent des Livres de
connaissance. On y apprend debout les raisons de la race et ses lois, la
futilité qui les gouverne, l’entêtement des gênes. A peines lues, le vent
emporte leurs feuilles, sans appel. Personne ici n’a droit deux fois au
savoir. Chacun naît avec son arbre, dont l’ombre s’éclaire à mesure que
le sang, au cœur de celui qui apprend, s’épaissit et s’enténèbre.
L’arbre à sec, défolié, fournit le bois les bûchers qu’avive le vent,
prince de ses Terres. Le bas de son manteau balaiera la cendre des morts
avec celle des mots.
VENUS
On avance le long des strates analogues aux fibres du bois, butant,
maladroits, sur des nids, des nœuds, des failles. La terre suppure une espèce
de sève où ce qui s’aventure s’englue et se fait digérer vivant. Le ciel a des
couleurs violentes, fiel, fièvre, pourpre. Les fleuves n’existent pas. On ne voit
que des lacs, qui disparaissent le soir, aspirés dans leur entonnoir, et que
l’aube un peu hâve recrache comme des glaires au fond d’un pot. Drôles de
lacs ! On ne voudrait pas y tenter la brasse. Drôle de monde. D’entre les fibres
du sol, un peu partout, surgissent des psoques, des gamases, énormes, étourdiment,
et qui laissent, sur leur passage, des salissures de pensées envieuses.
Poèmes du fond de l’œil
Editions Gallimard, 1989
Du même auteur :
La mémoire du sel (11/04/2015)
Manhattan and C° (01/06/2016)