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Le bar à poèmes
30 janvier 2017

Tomas Tranströmer (1931 - 2015 ) : Secrets en chemin

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SECRETS EN CHEMIN

 

I

---------------------------------

 

CELUI QUI FUT REVEILLE PAR LES CHANTS

AU-DESSUS DES TOITS

 

Matin, pluie de mai. La ville est encore silencieuse

comme un chalet de montagne. Les rues le sont aussi.

                         Et dans

le ciel un moteur d’avion qui gronde en bleu et gris. –

                         La fenêtre est ouverte.

 

Le rêve où repose le dormeur

est alors transparent. L’homme s’agite, cherche

à tâtons les outils de l’attention – presque dans l’espace.

 

 

TABLEAU METEOROLOGIQUE

 

L’océan d’octobre scintille froidement

avec la nageoire dorsale de ses chimères.

 

Il n’y a plus rien qui rappelle

le vertige blanc des régates.

 

Une lueur ambrée sur le village.

Et tous les bruits en fuite lente.

 

Les hiéroglyphes d’un aboiement ont été dessinés

dans l’air au-dessus du jardin

 

où un fruit jaune a rusé

avec l’arbre et s’est laissé tomber.

 

 

LES QUATRE TEMPERAMENTS

 

 

L’œil scrutateur mue les rayons de soleil en matraques policières.

Et le soir : les rires d’une fête dans l’appartement du dessous

qui jaillissent comme des fleurs irréelles par les rainures du plancher.

 

Je roulais dans la plaine. Obscurité. La camionnette semblait ne pas

     vouloir quitter les taches.

Un contre-oiseau criait dans le vide étoilé.

Le soleil albinos se dressa au-dessus des lacs opaques et changeants.

 

*

 

Un homme tel un arbre arraché au feuillage croassant et un éclair au

     garde-à-vous virent un soleil aux odeurs de bête sauvage se lever

     parmi les ailes crépitantes de l’île rocheuse

 

et de l’univers pour jaillir derrière les drapeaux d’écume la nuit comme

le jour avec des oiseaux matins glapissant

sur le pont et tous avaient un billet pour le Désordre.

 

*

 

Il suffit de fermer les yeux pour entendre distinctement que les mouettes

     font tinter les cloches dominicales au-dessus des paroisses infinies de

     l’océan.

Une guitare pince la corde des ronces et le nuage avance

 

doucement comme le fait la luge verte du printemps

- où est attelée la lumière hennissante –

qui arrive en glissant sur les glaces.

 

*

 

Réveillé par les talons de l’amie qui claquaient dans le rêve

et dehors deux congères pareilles à des gants oubliés par l’hiver

alors que les tracts du soleil tombaient sur la ville.

 

La route ne prend jamais fin. L’horizon se hâte de filer.

Les oiseaux secouent les branches. Et la poussière danse autour de

     la roue.

Toutes ces routes qui tournent et réfutent la mort !

 

 

CAPRICHOS

 

La nuit tombe sur Huelva : des palmiers couverts de suie

le sifflement du train en fuite

des chauves-souris argentées.

 

Les rues se sont emplies de gens.

Et cette dame qui fend la foule pèse prudemment

les dernières lueurs du jour sur la balance du regard.

 

Les fenêtres des bureaux sont ouvertes. Où l’on entend

encore piétiner le cheval.

Le vieux cheval aux sabots tamponneurs.

 

Ce n’est qu’après minuit que les rues se vident.

Quand enfin les bureaux ont bleui.

 

Et là-haut dans l’espace :

galopant en silence, étincelante et noire,

invisible et libérée

une fois son cavalier désarçonné :

cette nouvelle constellation que j’appelle « Le Cheval »

 

 

II

 

SIESTE

 

La Pentecôte des rochers. Et les langues qui grésillent…

La ville est sans poids dans l’espace de midi.

Des mises au tombeau dans la clarté ardente. Un tambour couvre

les coups de poing de l’éternité séquestrée.

 

L’aigle monte monte au-dessus des dormeurs.

Un sommeil où la route du moulin se retourne comme l’orage.

Le galop d’un cheval dont les yeux sont bandés.

les coups de poing de l’éternité séquestrée.

 

Les dormeurs pendent comme des poids à l’horloge des tyrans.

L’aigle dérive, mort, dans les flots du torrent éclatant du soleil.

Et dans le temps résonnent – comme dans le cercueil de Lazare –

les coups de poing de l’éternité séquestrée.

 

IZMIR A TROIS HEURES

 

Peu avant la prochaine rue déserte

deux mendiants dont l’un n’a plus de jambes –

et que l’autre porte de-ci de-là sur le dos.

 

Ils s’arrêtent -  comme sur une route à minuit un animal

ébloui fixe les phares d’une voiture –

un instant puis continuent leur chemin

 

aussi vite que les écoliers d’une cour de récréation

et traversent la rue pendant qu’une myriade

d’horloges torrides tictaque dans l’espace de midi

 

Du bleu qui passe sur la rade en glissades incandescentes.

Du noir qui rampe puis s’estompe, œil hagard dans le roc.

Du blanc qui souffle en tempête dans le regard.

 

Lorsque les sabots ont piétiné trois heures

l’obscurité cognait aux parois de lumière.

La ville rampait aux portes de la mer

 

Et scintillait dans la lunette du vautour.

 

III

 

SECRETS EN CHEMIN

 

La lumière du jour heurta le visage du dormeur.

Il fit un rêve plus agité

mais ne s’éveilla pas.

 

L’obscurité frappa le visage de celui qui marchait

parmi tous les autres sous les rayons impatients

d’un intense soleil.

 

Soudain le ciel noircit comme avant une averse.

J’étais dans un lieu renfermant tous les instants –

Un musée de lépidoptères.

 

Pourtant le soleil était aussi fort qu’auparavant.

Ses pinceaux impatients peignaient le monde.

 

 

TRACES

 

A deux heures du matin : clair de lune. Le train s’est arrêté

au milieu de la plaine. Au loin, les points de lumière d’une ville

qui scintillent froidement aux confins du regard.

 

C’est comme quand un homme va si loin dans le rêve

qu’il n’arrive à se souvenir qu’il y a demeuré

lorsqu’il retourne dans sa chambre.

 

Et comme quand quelqu’un va si loin dans la maladie

que l’essence des jours se mue en étincelles, essaim

insignifiant et froid aux confins du regard.

 

Le train est parfaitement immobile.

Deux heures : un clair de lune intense. Et de rares étoiles.

 

 

KYRIE

 

Parfois, ma vie ouvrait les yeux dans l’obscurité.

Comme de voir passer dans les rues des foules

aveugles et agitées, en route pour un miracle,

alors qu’invisible, je restai à l’arrêt.

 

Comme quand l’enfant s’endort, terrifié,

à l’écoute des pas lourds de son cœur.

Longtemps, longtemps, jusqu’à ce que le matin jette des rayons

     dans les serrures

et que s’ouvrent les portes de l’obscurité.

 

 

V

 

APRES L’ATTAQUE

 

Le garçon malade.

Confiné dans cette vision

où la langue est aussi raide qu’une corde.

 

Il est assis, le dos tourné au tableau d’un champ de blé.

Un bandeau sous le menton fait penser à une momification.

Ses lunettes sont épaisses comme celles d’un plongeur.

    Rien ne trouve réponse :

c’est aussi intense qu’un téléphone qui sonne dans le noir.

 

Mais le tableau derrière lui. Un paysage apaisant bien que les blés

     dorés suggèrent la tempête.

Un ciel vipérin et des nuages à la dérive. Et dessous, dans la houle

     jaune

quelques chemises blanches qui naviguent : les faucheurs

- ils ne jettent pas une ombre.

 

Au loin, sur le champ, quelqu’un semble regarder de ce côté.

Un chapeau à larges bords nous dissimule son visage.

Il semble observer la silhouette obscure dans la chambre peut-être

     pour l’aider.

Imperceptiblement le tableau a grandi et s’est ouvert derrière le malade

abîmé dans sa rêverie. Des étincelles et des coups de marteau. Tous les

     épis se sont allumés pour le réveiller !

L’autre – dans les blés – lui a fait signe.

 

Il s’est approché.

Mais nul ne l’a vu.

 

VI

 

LES FORMULES DU VOYAGE

(Dans les Balkans – en 55)

I

 

Des voix qui chuchotent après le laboureur.

Il ne se retourne pas. Des champs déserts.

Des voix qui chuchotent après le laboureur.

Peu à peu, les ombres se libèrent

et se lancent dans l’abîme du ciel de l’été.

 

II

 

Quatre bœufs avancent sous le ciel.

Rien de fier là-dedans. Et la poussière a l’épaisseur

de la laine. Les insectes font crisser leurs stylos.

 

Une cohue de chevaux aussi maigres que

sur une allégorie grisâtre de la peste.

Rien de doux là-dedans. Et le soleil fait tourner les têtes.

 

 

III

 

Un village aux odeurs d’étable et aux chiens efflanqués.

Le fonctionnaire du parti sur la place du marché

dans un village aux odeurs d’étable dont les maisons sont blondes.

 

Le ciel l’accompagne : il est étroit

et haut, comme dans un minaret.

Le village traîne des ailes au flanc de la montagne.

 

IV

 

La vieille maison s‘est brûlé la cervelle.

Dans le crépuscule, deux garçons poussent un ballon.

Une nuée d’échos rapides. – Soudain, la clarté des étoiles.

 

V

 

En route pour une longue nuit. Obstinément, ma montre

fait scintiller l’insecte prisonnier du temps.

 

Un compartiment bondé qu’épaissit le silence.

Dans la pénombre, les prairies passent en remous.

 

Pourtant, l’écrivain est à moitié dans son image

et s’y déplace, aigle et taupe à la fois.

 

Traduit du suédois par Jacques Outin

In, Tomas Tranströmer : Baltiques, Oeuvres complètes 1954 – 2004

Le Castor Astral / Editions Gallimard (Poésie), 1996 et 2004

Du même auteur :

17 poèmes (30/01/2016)

Ciel à moitié achevé. I (30/01/2018)

Prison (30/01/2019)

 

 

 

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