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Le bar à poèmes
30 janvier 2016

Tomas Tranströmer (1931 - 2015 ) : 17 poèmes

 

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17 poèmes

I

Prélude

 

L’éveil est un saut en parachute hors du rêve.

Libéré du tourbillon qui l’étouffe, le voyageur

tombe dans les zones vertes du matin.

Les objets s’enflamment. Il distingue – dans la position

     palpitante

du pinson – les phares puissants d’un système radiculaire

qui tournoie dans les bas-fonds. Mais au-dessus de la terre

il y a – en un flux tropical – cette verdure aux

bras dressés, à l’écoute

des rythmes d’une pompe invisible. Et il

descend vers l’été, se laisse chuter

dans son cratère éblouissant, glisse

le long du puits d’ères vertes et humides

vibrant sous la turbine du soleil. Ainsi s’arrête

dans l’instant sa course verticale et les ailes se déploient

pour le repos d’un aigle pêcheur au-dessus des eaux qui filent.

Le son banni

d’une trompe de l’âge de bronze

reste accroché au-dessus de l’abîme.

Aux premières heures du jour, la conscience peut étreindre

     le monde

comme une main saisit une pierre chauffée par le soleil.

Le voyageur est sous l’arbre. Après

sa chute dans le tourbillon de la mort,

une grande lueur : va-t-elle s’étendre sur sa tête ?

 

II

Archipel en Automne

 

Tempête

 

Soudain, le randonneur croise là un vieux

chêne géant, pareil à un élan de pierre dont

la couronne large de plusieurs lieues fait face à la

     citadelle verdâtre de l’océan de septembre.

 

Tempête du nord. C’est alors que les grappes

de sorbe mûrissent. Eveillé, dans le noir, on entend

les constellations piaffer dans leurs stalles bien au-dessus

     des arbres.

 

Soir-matin

 

Le mât de la lune est pourri et la voile froissée.

Une mouette plane ivre par-delà les eaux.

Le lourd carreau de l’embarcadère a été calciné. Les ronces

     s’affaissent dans l’obscurité.

 

Je sors de la maison. L’aube frappe encore et encore

les barrières de pierre grise de la mer et le soleil crépite

au plus près du monde. Les dieux de l’été, à moitié

     étranglés, tâtonnent dans les brumes marines.

 

Ostinato

 

Sous le point immobile de l’épave qui tournoie,

l’océan s’ébroue et gronde dans la lumière,

ronge aveuglément son frein d’herbes marines et souffle

     de l’écume sur le littoral.

 

La terre se couvre d’une obscurité que les chauves-souris

mesurent. L’épave s’immobilise et se change en étoile.

L’océan avance en tonnant et souffle de l’écume sur le littoral.

 

 

III

 

Cinq strophes à Thoreau

 

En voici encore un qui a quitté l’enceinte des pierres

avides de la lourde cité. Et l’eau est limpide et salée

lorsqu’elle s’abat sur la tête des vrais exilés.

 

En un lent tourbillon, le silence est monté jusqu’ici,

du centre de la terre, pour prendre racine, pousser

et ombrager de son épais feuillage l’escalier d’un homme

     que chauffe le soleil.

*

Sans réfléchir, le pied a heurté un champignon. Un nuage de

     poussière

grandit à son bord. Comme des trompes de cuivre,

les racines repliées de l’arbre ont donné le ton et le feuillage

     s’est dispersé, effrayé.

 

La fuite éperdue de l’automne est son manteau léger

qui ondule jusqu’à ce qu’en meute, des journées plus calmes

renaissent du givre et de la cendre pour venir baigner leurs

     griffes dans l’eau de la source.

*

Et celui qui a vu un geyser et que personne ne croit avance,

échappé d’un puits comblé comme le fit Thoreau, et il sait

s’enfouir au fond de sa verdure intérieure, optimiste et malin.

 

Gogol

 

Un veston élimé comme des loups en bande.

Un visage pareil à un éclat de marbre.

Assis au milieu de ses missives, dans ce bosquet qui frémit

de sarcasmes et de malentendus,

et son cœur s’envole tel un papier dans les passages inhospitaliers.

 

Maintenant, le coucher de soleil se coule tel un renard sur les terres

embrase les herbes en  un instant.

L’espace s’emplit de cornes et de griffes, et plus bas

la calèche glisse comme une ombre entre les jardins illuminés

de mon père.

 

Pétersbourg est au même degré de latitude que la désolation

(as-tu vu la belle dans sa tour penchée ?)

et à la périphérie des quartiers couverts de givre, ce malheureux

     plane encore

dans son manteau, comme une méduse.

Et,  drapé dans ses carêmes, voici celui qu’autrefois les hordes

     du rire cernaient,

elles qui longtemps sont parties dans des contrées bien au-delà

     de la limite des arbres.

 

La table branlante des hommes.

Vois combien la nuit consume la voie lactée des âmes.

Monte dans ton chariot de feu et quitte le pays !

 

Histoire de marins

 

Il y a des jours d’hiver sans neige où l’océan est parent

d’un pays de montagne, tapi dans sa parure de plumes

     grises,

un court instant en bleu, de longues heures avec des vagues

     comme des lynx

pâles, cherchant vainement un appui sur le gravier des plages.

 

Ces jours-là les épaves quittent l’océan pour chercher leurs

amateurs, s’installer dans le vacarme de la ville, et des équipages

de noyés s’envolent vers la terre, encore plus légers que la fumée

     des pipes.

 

(C’est dans le Nord que courent les vrais lynx, aux ongles affûtés

et aux yeux rêveurs. Dans le Nord, où le jour

habite dans une mine, de jour comme de nuit.

 

Où l’unique survivant peut s’asseoir

près du poêle de l’aurore boréale et écouter

la musique de ceux qui sont morts gelés.)

 

Strophe et antistrophe

 

Le cercle extérieur est celui du mythe. Où le taraudeur sombre debout

entre les dos de poissons étincelants.

Si loin de nous ! Lorsque le jour

se résume à une agitation suffocante parce que dénuée de vent –

comme l’ombre verte du Congo où les hommes

bleus retiennent leur haleine –

lorsque le bois flottant

s’amoncelle le long de la rivière

aux méandres paresseux du cœur.

Un soudain bouleversement : les entravés glissent sous le repos

     des corps célestes.

La poupe haute, dans une situation

désespérée, la coque du songe se détache, noire

sur le fond rouge clair de bande côtière. Délaissées,

les rames tombent vite

et sans bruit –telle l’ombre de la luge, pareille à un chien immense,

qui court sur la neige et

rejoint la forêt.

 

Méditation indignée

 

La tempête furieusement fait tourner les ailes du moulin

dans la nuit, et elle moud le néant. -  Telles sont les lois qui

     t’ôtent le sommeil.

Le ventre du requin gris est ta pâle lanterne.

 

Les souvenirs diffus tombent jusqu’au fond de l’océan

pour s’y figer en statues singulières. – Les algues ont verdi ta

     béquille. Ceux qui partent

en mer reviennent pétrifiés.

 

Les pierres

 

Les pierres que nous avons jetées, je les entends

tomber , cristallines, à travers les années. Les actes

incohérents de l’instant volent dans

la vallée en glapissant d’une cime d’arbre

à une autre, s’apaisent

dans un air plus rare que celui du présent, glissent

telles des hirondelles du sommet d’une montagne

à l’autre, jusqu’à ce qu’elles

atteignent les derniers hauts plateaux

à la frontière de l’existence. Où nos

actions ne retombent

cristallines

sur d’autres fonds

que les nôtres.

 

Cohésion

 

Voyez cet arbre gris. Le ciel a pénétré

par ses fibres jusque dans le sol –

il ne reste qu’un nuage ridé quand

la terre a fini de boire. L’espace dérobé

se tord dans les tresses des racines, s’entortille

en verdure. – De courts instants

de liberté viennent éclore dans nos corps, tourbillonnent

dans le sang des Parques et plus loin encore.

 

 

Entrée le matin

 

 

Le goéland à manteau noir, ce marin du soleil, garde le cap.

Sous lui, la mer.

Le monde sommeille encore tel

une pierre multicolore qui repose dans l’eau.

Journée inexpliquée. Des jours –

pareils à l’écriture des Aztèques.

 

La musique. Et j’étais prisonnier

de sa haute lice,

les bras levés – comme une figure

de l’art populaire.

 

La paix règne dans l’étrave bouillonnante

 

Un matin d’hiver, je sentis combien cette terre

avance en roulant. Un souffle d’air

venu des tréfonds crépitait

aux murs de la maison.

 

Baignée par le mouvement : la tente du silence.

Et le gouvernail secret d’une nuée d’oiseaux migrateurs.

Le trémolo des instruments

cachés montait

 

de l’ombre de l’hiver. Comme lorsque nous voici

sous le grand tilleul de l’été, avec le vrombissement

de dizaines de milliers

d’ailes d’insectes au-dessus de nous.

 

Le jour chavire

 

Immobile, la fourmi fait le guet, scrute

le néant. Et le néant s’entend, au-delà des gouttes du feuillage

assombri et des murmures nocturnes des canyons de l’été.

 

Le sapin est debout, comme le curseur de l’horloge,

dentelé. La fourmi s’embrase à l’ombre de la montagne.

Cris d’oiseaux ! Et enfin. Doucement, le chariot des nuages s’est

     mis à avancer.

 

IV

Chant

 

La troupe blanche grandissait : mouettes et goélands

dans le costume de toile de ces vaisseaux défunts

qu’entachait la fumée des côtes interdites.

 

Alerte ! Alerte autour des ordures du caboteur !

Ils s’étaient rapprochés pour former un jeu d’enseignes

qui  devaient signaler « une prise par ici ».

 

Et les mouettes planaient sur des étendues d’eau

où les labours bleutés avançaient dans l’écume.

Une route de phosphore partait en biais vers le soleil.

 

Mais dans sa préhistoire, Väinämöinen progresse

sur l’étendue océane étincelant aux lueurs de jadis.

A cheval. Les sabots de sa monture ne sont jamais mouillés.

 

Et derrière lui : la verte forêt de sa mélopée.

Où le chêne entreprend un bond millénaire.

Le grand moulin est mû par le chant des oiseaux.

 

Et l’arbre est prisonnier de ses murmures.

Ses lourds pignons scintillent à la lune

lorsque le pin des terres lointaine s’allume tel un phare.

 

L’Autre se redresse alors dans son incantation

et la flèche s’enfuit les yeux grands ouverts,

en chantant, dans la baie, comme les migrateurs.

 

Un temps mort lorsque le cheval se cabre

et se brise au-dessus de la ligne des eaux tel

un nuage bleu sous l’antenne tactile de l’orage.

 

Et Väinämöinen tombe lourdement dans la mer

(ce drap de sauvetage que tendent les points cardinaux).

Alerte ! Alerte parmi les mouettes à l’instant de la chute !

 

Pareil à celui qui sans crainte aucune

reste ensorcelé au milieu du tableau de son bonheur,

prosterné avec onze boisseaux de blé.

 

Les cimes alpines de l’espérance fredonnent dans l’éther,

à trois mille mètres d’altitude, là où les nuages font

une régate. Le squale replet se vautre

 

dans un éclat de rire muet sous la surface de la mer.

(Mort et résurrection lorsque la vague arrive.)

Et le vent pédale paisiblement à travers le feuillage.

 

Alors l’orage tambourine sourdement à l’horizon

(comme un troupeau de buffles s’enfuit dans sa poussière).

Le poing de l’ombre se referme sur l’arbre

 

et renverse soudain celui qui reste ensorcelé

au milieu du tableau de son bonheur lorsqu’il voit rougeoyer

le crépuscule sous le masque de sanglier des nuages.

 

Son sosie est maintenant jaloux

et passe des accords secrets avec sa femme.

Et l’ombre se rassemble en un raz-de-marée

 

obscur raz-de-marée que les mouettes chevauchent.

Et le cœur à bâbord bouillonne dans les brisants.

Mort et résurrection lorsque la vague arrive.

 

La troupe blanche grossissait : mouettes er goélands

dans le costume de toile de ces vaisseaux défunts

qu’entachait la fumée des côtes interdites.

 

Le goéland cendré : un harpon au dos de velours.

Vu de près, c’est une coque couverte de neige

dont le pouls caché lance des éclairs rythmés.

 

Ses nerfs d’aviateur en parfait équilibre. Il plane.

Il rêve sans appui suspendu dans le vent

un rêve de chasseur aux coups de bec mortels.

 

Doucement, il descend ailes avides vers la mer

et s’enroule autour de sa proie comme une socquette

avec quelques secousses. Puis il remonte, tel un esprit.

 

(La résurrection est un rapport de forces

plus mystérieuses          que la reptation de l’anguille.

La floraison de l’arbre invisible. Et à l’égal

 

du phoque gris qui au milieu de son sommeil sous-marin

remonte à la surface de l’eau, reprend son souffle

et replonge – toujours en dormant – vers les bas-fonds

 

le Dormeur en moi s’est secrètement

rallié à cette cause et il est revenu

alors que j’avais le regard fixé sur autre chose.)

 

Et le moteur diésel cogne sur l’essaim

le long des récifs obscurs, de la faille des oiseaux

où la faim a fleuri en gueules qui béaient.

 

On les entendait encore à la nuit tombante :

une musique née avant terme et comme jaillie

de la fosse d’orchestre avant que le concert ne débute.

 

Mais sur l’Océan de sa préhistoire, Väinämöinen dérivait

secoué par les moufles de la houle ou allongé

dans l’univers miroitant de l’accalmie d’où les oiseaux

 

ressortaient agrandis. Et d’une graine perdue, loin

des terres, à la fin de la mer, on vit surgir

des vagues, jaillir d’un banc de brume :

 

un arbre immense au tronc écailleux, aux feuilles

translucides, er derrière elles

les voiles blanches bombées de soleils lointains

 

qui avançaient comme en transe. Et déjà l’aigle s’envole.

 

V

Elégie

 

Le point de départ. Notre bande côtière drapée

de pinèdes s’étend, tel un dragon vaincu

dans la tourbière entre brumes et vapeurs. Et au loin :

deux cargos nous appellent du fond d’un rêve

 

enrobé de brouillard. Tel est le monde ici-bas.

Forêt inerte, surface immobile de l’eau,

et la main de l’orchidée qui se tend à travers le terreau.

De l’autre côté, au-delà du chenal

 

mais suspendu aux mêmes reflets : le navire

que le nuage accroche dans son espace d’apesanteur.

Et autour de l’étrave, l’eau reste sans mouvement,

comme posée sur l’embellie. Pourtant la tempête fait rage !

 

Et la fumée du bâtiment monte à l’horizontale –

là où le soleil ondule sous son emprise – et le vent

souffle fort au visage de ceux qui veulent accoster.

Remonter à bâbord de la Mort.

 

Un courant d’air soudain et les rideaux ondoient.

Le silence sonne comme un réveille- matin.

Un courant d’air soudain et les rideaux ondoient.

Jusqu’à ce qu’une porte claque dans le lointain,

 

très loin, en une toute autre année.

*

Ô terres aussi grises que le manteau de l’Homme des marais !

Et l’île noire flotte entre les vapeurs marines.

Où le silence règne, comme lorsqu’un radar se tourne

et se retourne dans la renonciation.

 

Il y a un carrefour dans chaque instant.

La mélodie des distances y afflue, s’y retrouve.

Tout s’y confond en un arbre touffu.

Où des villes disparues scintillent dans la ramure.

 

De partout et nulle part, une musique

telle celle des grillons durant la nuit d’août. Tacheté

comme un coléoptère, le voyageur assassiné sommeille

dans la tourbière, ici cette nuit. La sève fait remonter

 

ses pensées vers les étoiles. Et au fond

de la montagne : la caverne des chauves-souris.

Où s’accrochent en rangs serrés les actions, les années.

Et où elles sommeillent, les ailes repliées

 

Un jour, elles s’en iront. Quel tourbillon !

(A distance, une fumée s’échappant de la bouche de la grotte.)

Mais l’hibernation de l’été n’a pas encore cessé.

A quelque distance, l’eau murmure. Et dans l’arbre obscurci

 

une feuille se retourne.

*

Un matin d’été, la herse du paysan accroche

les os d’un mort et des habits en loques. – Il est

donc là depuis qu’ils ont drainé les marais

et  voilà qu’il se redresse et s’éloigne au grand jour.

 

Dans chaque canton, les grains dorés tournoient

autour d’un vieux péché. Un crâne cuirassé

dans la terre labourée. Un promeneur sur la route

et la montagne le suit du regard.

 

Dans chaque canton, le canon du chasseur murmure

aux coups de minuit lorsque les ailes s’ouvrent

et le passé grandit lors de sa chute,

plus noir que l’aérolite du cœur.

 

L’esprit qui se détourne rend l’écriture vorace.

Un pavillon a claqué, les ailes s’entrouvrent

autour de leur proie. Quel noble voyage !

où l’albatros vieillit en un nuage

 

dans la Gueule du Temps. La culture est une étape

pour chasseurs de baleine, où l’étranger qui se promène

entre les maisons blanches et les jeux des enfants

ressent chaque fois qu’il respire

 

la présence du géant assassiné.

*

La pariade des sphères célestes doucement se répercute.

La musique, innocente dans notre ombre,

comme l’eau de cette fontaine jaillissant parmi les bêtes sauvages

artistiquement pétrifiées autour d’un jet d’eau.

 

Avec des archets déguisés en forêt.

Avec des archets comme des agrès sous l’averse –

la cabine s’aplatit sous les coups de sabot de la pluie –

et au fond, dans la suspension du gyroscope, la joie.

 

Ce soir transparaît l’accalmie du monde

lorsque les archets se lèvent mais ne bougent pas.

Immobiles dans la brume, les arbres de la forêt

et la toundra de l’eau en multiples reflets.

 

La moitié silencieuse de la musique est là, comme le parfum

de résine entoure les pins que la foudre a blessés.

Un été dans les bas-fonds de chacun d’entre nous.

Où se défait, au croisement, une ombre

 

qui s’élance en direction des trompettes de Bach.

La grâce nous donne une soudaine assurance. Laisser

le costume du moi sur cette plage

où les vagues se retirent et se brisent, se retirent

 

et se brisent.

 

Epilogue

 

La Suède est un bateau qu’on a tiré

a terre, dégréé. Ses mâts se dessinent âprement

sur le ciel crépusculaire. Et le crépuscule dure plus longtemps

que le jour – le chemin qui y mène est caillouteux :

ce n’est que vers midi que la lumière arrive

et le colisée de l’hiver se redresse alors

dans la lumière de nuages fabuleux. Soudain,

une fumée monte des villages,

vertigineuse et blanche. Les nuages sont infiniment hauts.

Près des racines de l’arbre céleste, la mer laboure

distraite comme à l’écoute d’on ne sait quoi.

(Invisible, un oiseau passe au-dessus de la moitié

noircie et détournée de l’âme, et réveille

les dormeurs de son cri. Puis le réfracteur

pivote, capte une autre époque,

et soudain c’est l’été : les montagnes mugissent, repues

de lumière et le ruisseau soulève les étincelles du soleil

de sa main translucide… Mais tout cela s’en ira,

comme une pellicule photographique qui se casse dans le noir.)

Maintenant,  l’étoile du berger pénètre le nuage.

Les arbres, les clôtures, les maisons grandissent, poussent

dans l’avalanche obscure qui croule dans le silence.

Et sous l’étoile, on voit de plus en plus nettement

ce paysage caché qui mène l’existence

des contours de la plaque radiographique de la nuit.

Une ombre tire sa luge entre les maisons.

Qui attendent

 

               Et le vent arrive à 18 heures.

Il galope à grand bruit dans les rues du village,

dans la pénombre telle une horde de cavaliers. Que

ces noirs émois peuvent gronder avant de disparaître !

Les maisons restent prisonnières d’une danse immobile,

dans un vacarme semblable à ceux du rêve. Un coup de vent

après l’autre court sur la baie jusqu’à

la haute mer qui se jette dans la nuit.

Dans l’espace, les étoiles pavoisent le désespoir.

Elles s’allument et s’éteignent aux nuages qui avancent

et ne prouvent leur existence qu’au moment où ils masquent

la lumière, comme les nuages du passé

parcourent les âmes. Lorsque je longe

le chemin des écuries, j’entends dans le tonnerre

piétiner un cheval malade, à l’intérieur.

Et la tempête donne le signal du départ, près d’une

barrière endommagée qui cogne et cogne encore, une lanterne

qui tangue au bout d’un bras, un animal qui caquette

terrifié dans la montagne. Le départ lorsque gronde ce qui

ressemble à un orage au-dessus des étables, lorsque bourdonnent

les fils du téléphone, résonnent des sifflements stridents

et que l’arbre désemparé jette son branchage.

 

Un son qui se dégage des cornemuses !

Le son de cornemuses qui défilent

libérateur. Une procession. Une forêt en marche !

Tout cela jaillit autour de l’étrave et l’obscurité progresse,

les terres et les eaux voyagent. Et les morts

qui sont en cale, ils sont avec nous,

sur notre route : un voyage en mer, une pérégrination

nullement effrénée, mais plutôt rassurante.

Et l’univers ne cesse de lever

le camp. Un jour d’été, le vent s’empare

du gréement du chêne et projette la terre en avant .

En cachette, le nénuphar pagaie avec son pied palmé

dans l’étreinte obscure d’un étang qui s’enfuit.

Le bloc erratique s’en va dans les salles de l’espace.

Au crépuscule, en été, on voit les îles décoller

à l’horizon. Les vieux villages ont pris

la route, s’enfoncent toujours plus loin dans la forêt,

sur la roue des saisons, avec le crissement de l’agace.

Lorsque d’un coup de pied, l’année se défait de ses bottes

et le soleil grimpe encore, les arbres se couvrent

de feuilles, se gonflent de vent et naviguent en toute liberté.

Au pied de la montagne se dresse le ressac de la pinède,

mais la longue houle tiède de l’été s’annonce, elle

passe doucement sur la cime des arbres, s’y repose

un instant, puis se retire –

ne subsiste alors qu’une côté effeuillée. En fait,

l’esprit divin ressemble au Nil : il inonde

et retombe à un rythme calculé

à différentes époques dans les textes.

 

Mais Il est aussi intemporel

et c’est pourquoi on ne l’a que rarement aperçu par ici.

Il croise le parcours de la procession par le biais.

 

Comme le navire traverse la brume

sans qu’elle ne le remarque. Silence.

La pâle lueur du fanal est son signal.

 

Traduit du suédois par Jacques Outin

Baltiques, Oeuvres complètes 1954 – 2004

Editions Gallimard (poésie), 2004

 

Du même auteur :

Secrets en chemin (30/01/2017)

Ciel à moitié achevé. I (30/01/2018)

Prison (30/01/2019)

 

 

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