Léopold Congo Mbemba (1959 – 2013) : Le chant de Sama N'déye
I
Je sculptais mon désir à même la parole
Pour lui donner corps de femme:[...]
Sein dont le lait charnel enclôt l'immensité
Marc Alyn
L'Etat naissant
Avant que ne scintille
ta face à ma vue,
et que mes regards ne vacillent…
Avant que ne résonne d’émoi ton nom
et que la peur ne détonne en moi,
te redoutant en même temps que t’épiant,
je cherchais à ne rien perdre
de l’heure de cette rencontre…
Ecoute le chant de N’déye,
écoute mon chant.
Dans la nuit glaciale
du désert de l’absence,
du silence que blesse
le fil frêle d’un vain espoir,
un murmure sourd,
semblable à ta voix,
en sortant de ma bouche.
- Au cœur de ma solitude tu habites,
et dans l’écho de ta pensée
est mon séjour.
Ecoute le chant de N’déye,
écoute mon chant
J’ai interrogé la source,
pour éteindre mes souffrances.
L’eau fut claire à ma douleur,
les ablutions ont assoupi le feu,
elles n’ont pas éteint la vérité.
Et de ton visage,
la source a dit
que je ne serai jamais étanchée.
Ecoute le chant de N’déye,
écoute mon chant.
La source a dit encore :
tu ne vins de nulle part,
tu fus toujours là !
Sommeillant au fond de moi-même,
ta voix précéda dans ma vie
ton nom comme ton visage.
Tu t’éveillas avec
les bourgeonnements de mon corps,
je croissais et fleurissais
par ta possession de ma vie.
Ecoute le chant de N’déye,
écoute mon chant.
Je n’ai plus de souffle ni de battement
de sang,
que la muette oraison
des syllabes de ton nom.
Ecoute le chant de N’déye,
écoute mon chant.
Ramène-moi au sommeil d’innocence
dans lequel nous dormions unis,
et qu’aucun réveil
ne nous sépare plus.
Clos ensemble,
tu seras ma coquille et moi ta chair ;
nous serons l’escargot d’avant la peine
et nous habiterons en nous.
Ecoute le chant de N’déye,
écoute mon chant.
Si tu m’étais jamais étranger,
nous nous séparerions après l’étreinte
comme divorcent le feu et la cendre.
Tu me laisserais éteint et abusée,
songeuse et insipide,
dans l’étrangeté d’avoir aimé.
Ecoute le chant de N’déye,
écoute mon chant.
Or, brûlante dans ma chair,
ta pensée croît ;
de feu pendant ta présence,
et de glace durant ton absence.
Ecoute le chant de N’déye,
écoute mon chant.
Il me souvient ma chevelure
de nuit se tressant de désirs et de songes,
- et mes espérances, - et mes tentations,
tels de longs serpents nus et souffrants,
le corps brûlant de venin mûr,
ils baisaient mon sein de frais sifflements,
et dans la morsure consentie de ma chair,
ils éclataient
d’un ivresse aboutie
et toute recueillie.
Ecoute le chant de N’déye,
écoute mon chant.
Je m’enroulais dans une exquise solitude
au milieu de leurs caresses multipliées.
Et, mêlant mes transes
et leurs spasmes,
elles infusaient jusqu’à mes secrets
d’adolescente.
Ecoute le chant de N’déye,
écoute mon chant.
Hôtes fondus en moi,
je les portais au jour par mon corps,
vêtue du voile de pudeur.
Ecoute le chant de N’déye,
écoute mon chant.
Quelle ombre qui par ton absence
recouvre à présent le jour ?
Dans la clarté même de ma prière,
une soudaine amaurose
éteint mes yeux.
- Je t’attends dans la nuit.
Ecoute le chant de N’déye,
écoute mon chant.
Pour que tu retrouves
le lieu de mon attente,
j’ai fondu toutes les étoiles du ciel
dans mes larmes.
Une rivière de lumière coule,
à laquelle tu viendras boire.
Ecoute le chant de N’déye,
écoute mon chant.
Longe le bord de ma peau
jusqu’à ce que tu reviennes
à mes sources,
tu embraseras toutes les nuits du monde
par l’effleurement de mes lèvres.
II
-Tondisa bomoyi nanga na bandoto…
[-Remplis ma vie de songes…]
Carlito Lassa
Au milieu de mille images,
ton visage apparaît.
J’étreins la visite qui précède ton corps
et je remplis la maison qui t’attend
de chants d’accueil.
Le feu de mes appels
a brûlé leurs yeux,
les voyants sont devenus aveugles.
Et sur la natte de vérité,
les cauris qui ont roulé
se sont trompés.
- Ils prédisent des douleurs
quand mon cœur fleurit.
Ecoute le chant de N’déye,
écoute mon chant.
Je ne clame plus ton nom,
il résonne entre mes seins
dans le désarroi du sang.
Ecoute le chant de N’déye,
écoute mon chant :
- J’ai parfumé ma bouche,
je chante mes vœux.
J’ai rassemblé la beauté et l’amitié,
pour la fête qu’ont éveillée tes mains.
Que le vent s’empare de mon chant,
et l’ébruite jusqu’en cette contrée
qui te retient captif.
Ecoute le chant de N’déye,
écoute mon chant.
Suis ma voix et
remonte mon haleine,
jusqu’à ce que tu atteignes la source
d’où jaillissent mes appels.
Ecoute le chant de N’déye,
écoute mon chant.
Ma vie est toute dans cette voix,
il n’est tenu en réserve
que la chaleur de la terre
qui va t’accueillir.
Mon sang et mon âme s’offrent
dans cet appel.
Ecoute le chant de N’déye,
écoute mon chant.
Dans le bégaiement de la langue de l’oracle,
sensibles aux suppliques des cœurs meurtris,
j’ai entendu les morts
répondant à la détresse des vivants.
J’ai vu,
approchant l’enfant qui garde leur âme,
les morts rendant visite
aux orants.
- Je crois à la pluie qui répond aux appels
des terres que calcine la soif.
Ecoute le chant de N’déye,
écoute mon chant.
Je sais le songe
éclaircissant la nuit des veuves,
er versant dans leur sommeil
la vague sanguine des eaux maritales
dans le ressac des souvenirs.
Je sais dans le vent,
l’orpheline qui frissonne et se glace,
qui du père perdu sent la caresse
et entend la voix.
Mais à toi,
mes appels et mes prières vont,
comme au tombeau le message et la foi
des martyrs.
Et la terre demeure sourde…
Ecoute le chant de N’déye,
écoute mon chant.
Tes mains me ressusciteront
de la mort qui est devenue mienne,
parce que je veille sans trahir
la momie de ton absence.
Envahis mon corps
de baisers purs de tes lèvres,
rafraîchis-moi
où j’ai brûlé des soifs de l’attente,
et réchauffe cette part
que givre l’angoisse.
Mon corps,
comme la terre de ton règne…
Ecoute le chant de N’déye,
écoute mon chant.
Approche tes yeux
quand lumière nue et offerte,
je ne suis plus que puissance.
Ecoute le chant de N’déye,
écoute mon chant.
Brûle mon ventre !
embrase dans ton feu
le cri de mes seins !
Et portée aux crêtes de l’haleine,
tisse de lanières de ton étreinte,
à même mon corps,
mon habit d’offrande.
Ecoute le chant de N’déye,
écoute mon chant.
Que n’as-tu pas encore atteint
les confins de la terre ?
Arrête ta quête et retourne tes pas…
Ecoute le chant de N’déye,
écoute mon chant.
Dans l’abandon,
la femme seule est soleil de convoitise
du jour des hommes,
ils brûlent de sa lumière.
Et dans l’enfer de leurs regards
elle devient la proie
- mille fois réchappée,
mille fois fusillée.
Et dans la tourmente de leur nuit,
elle, chair d’une étoile nue,
déchirée des griffes de leurs rêves.
Ecoute le chant de N’déye
écoute mon chant.
Précipite ton retour
comme l’oiseau qui revient au nid.
Fais de l’éventail de tes ailes
le bouclier qui me couvre et m’abrite
des harpons de leurs désirs,
et que ton souffle couse
les blessures de ma fidélité.
Ecoute le chant de N’déye,
écoute mon chant
Ta voix
est le vêtement de mon âme ;
parle, et tu m’habilles,
et tu me déshabilles,
de plus près que ma peau.
De la chaleur de ton souffle
et de la vie de tes mains,
tisse pour l’offrande de mon corps
une tunique de guipure.
Révèle-moi !
par la magie du vertige
de ton sang !
Ecoute le chant de N’déye,
écoute mon chant.
Mon corps, comme un champ
labouré par ton nom… Sème
dans l’irrigation de mon sang,
et que soient mes veines les routes
où coulent tes racines.
Ecoute le chant de N’déye,
écoute mon chant.
Mon lait naîtra de ton eau,
tu n’échapperas pas à l’aube.
Il n’y a pas d’aurore
que la lueur de mon corps.
Ecoute le chant de N’déye,
écoute mon chant.
III
L’amour n’a point d’autre désir que de s’accomplir.
Mais si vous aimez et devez éprouver des désirs, que
ceux-ci soient les vôtres :
Fondre en un ruisseau qui chante sa mélodie dans la nuit.
Khalil Gibran
Le Prophète
L’étoile qui brûlait dans ma nuit
s’éteint,
ainsi qu’un cœur flétri de désirs
qui ne germent pas.
Tu n’es pas venu cette nuit,
le dernier soleil
s’est couché hier.
Ecoute le chant de N’déye
écoute mon chant.
Les jours qui se lèveront à présent
seront sans lumière.
Ils me trouveront épuisée,
alitée sur la cendre des rêves
consumés.
Désormais,
il reviendra à la nuit
d’héberger le temps.
Ecoute le chant de N’déye
écoute mon chant.
Je fais ma dernière toilette
les sanglots dans le sang,
amoureuse,
en face des noirs miroirs.
J’ai cueilli goutte après goutte
et j’ai tissé ma parure,
de diamants de mes larmes.
- Morte est ma vie.
Insoutenable est la douleur
où pleurent les enfants promis,
qui ne sont pas nés.
Je renonce aux bijoux de la joie
sur ma chair de douleur,
la tristesse m’habille et me va.
Que croisse le deuil,
et que ma peine mûrisse ;
- l’amour
se vêt de noir.
Ecoute le chant de N’déye
écoute mon chant.
Dans le feu du midi des sangs,
l’horizon a brûlé ;
l’ombre perdue,
je déploie le corps de dévotion.
Nue, prière toute,
je suis arbre de chair et de foi ;
ardente et vive,
je brûle devant le miroir de l’amour,
d’où j’attends que surgissent
du déchirement de la solitude,
les traits de ton visage.
Ecoute le chant de N’déye
écoute mon chant.
Pourquoi t’effraie cette rencontre
dans la terre de la croyante ?
Toi que réjouissent les formules du prêtre,
toi qui es quiet des rites vides d’eau,
pour n’avoir jamais dévêtu la langue
ni vu plus bas que la chaleur d’une peau,
luisance d’aube, ô la pure grossesse,
l’appel suppliant des mondes utérins
à naître de toi.
Ecoute le chant de N’déye
écoute mon chant.
Comment te dire cela qui grouille en moi ?
Comment te dire les naissances ?
Comment clamer par ma seule bouche
le chant de tes mille noms,
dans lequel s’embrasent mes sens ?
Ecoute le chant de N’déye
écoute mon chant.
Je m’adosse à la nuit, et l’aube en face,
fait face à mon ventre.
Etreints ma voix et mon sang !
De toutes tes forces, étouffe mes cris
qui ne nomment rien !
Blesse la nuit !
commande à la lumière
de jaillir ici !
et que je m’évanouisse à sa vue
dans le silence du vrai matin
Ecoute le chant de N’déye
écoute mon chant.
Tu disais :
« N’déye, Sama N’déye » ;
et depuis,
ma vie inlassablement te répond :
« Ecoute le chant de N’déye
écoute mon chant » ;
J’ai atteint ce lointain,
qui jamais en aucune langue
n’est proféré.
Ecoute le chant de N’déye
écoute mon chant.
Au coeur de la vie, l'amour;
si proche, la mort...
il ne reste de paroles
que les signes entre tes mains.
Après ton nom
est venu le silence.
Ecoute le chant de N’déye
écoute mon chant.
Là-bas,
franchissant une à une les terres,
le silence sans jamais se rompre,
a déplié les pages de ta lumière.
J’ai lu un livre très prestigieux,
le destin qu’aucune main n’osait écrire,
mais la tienne,
sur ma terre naissante.
Tu ne brilleras jamais
que par le lait de mes seins.
Ecoute le chant de N’déye
écoute mon chant.
La fraîcheur du soir
tisse des écharpes de brumes,
qui me couvrent de froid.
Ecoute le chant de N’déye
écoute mon chant.
Je vois,
portés comme par des cous invisibles,
là-bas dans le crépuscule des collines,
et qui s’évanouissent
dans la nuit de solitude
où tu ne viendras pas,
les voiles d’haleine
de mes peines et sanglots.
Ecoute le chant de N’déye
écoute mon chant.
Mes mains sont ivres de l’attente
de l’effleurement des tiennes.
Ecoute le chant de N’déye
écoute mon chant.
Comment puis-je renoncer
au corps de force et de lumière,
que j’ai dessiné et forgé pour toi
dans l’atelier de mes rêves ?
Il suffira de l’approche de tes yeux
pour prendre possession de l’or
qu’en vain en tes travaux er conquêtes
tu poursuis.
Ecoute le chant de N’déye
écoute mon chant.
IV
Look
on me and be
renwed.
Mari Evans
I am a black woman
Je chante ce que je te garde,
toi à qui je ne prête rien
mais je fais don de la vie.
Ecoute le chant de N’déye
écoute mon chant.
Je garde en mon ventre
de la chaleur pour les hivers,
et je t’invite dedans,
au nid où tu écloras.
Ecoute le chant de N’déye
écoute mon chant.
Je nourrirai ton âme
avec le lait de mes seins.
Au creux de ma poitrine
je grillerai le sel de mon sang,
et sur la nappe de ma peau,
tout le long de mon corps,
j’offrirai à ta bouche de puiser
des forces pour la vie.
Ecoute le chant de N’déye
écoute mon chant.
Ainsi,
dans le périple de ton errance
et dans tes règnes éphémères,
tu parleras de ma terre ;
- l’autre terre,
où le soleil
est féminin.
Ecoute le chant de N’déye
écoute mon chant.
Le désir et la passion, même accompagnés d’or, sont
des choses éphémères, leur vie est l’heure brève, ils
n’arrivent que pour mourir.
Ecoute le chant de N’déye
écoute mon chant.
L’amour est chance donnée à la vie : assomption du
risque et du péril, marche et combat par les ravins et
les forêts de ronces, où l’homme qui naît d’abord vent,
roule, quêtant une terre, la femme, pour naître vie.
Ecoute le chant de N’déye
écoute mon chant.
Il s’est agi dans cette douleur, de plus que ton corps,
mais ma terre, mon eau et mon feu.
Ecoute le chant de N’déye
écoute mon chant.
J’ai voulu que de tout cela tu fasses glaise, et bâtisses ;
que tu sois architecte et maçon de l’oeuvre latente
dans ma terre, pour cesser d’être dehors.
Ecoute le chant de N’déye
écoute mon chant.
La femme offre son ventre, l’homme y bâtit dans la
forme, l’amour habite dedans.
Ecoute le chant de N’déye
écoute mon chant.
Je n’avais d’autre destin
que l’éclosion de ton sang ;
cela qui s’avorte dans l’attente,
c’était notre naissance !
Ecoute le chant de N’déye
écoute mon chant.
Je disperse au monde le sang
du trésor que tu n’as pas reçu ;
les forces de la terre ne m’atteignent plus,
ni les limbes ne plient
par la rosée de mes pleurs.
Ecoute le chant de N’déye
écoute mon chant.
Mon visage va
où l’ordonne le vent ;
à toutes choses,
je suis adéquate.
Ecoute le chant de N’déye
écoute mon chant.
Qu’au jour de mon absence
tu reviennes ici,
tu reconnaîtras mon lieu :
la lumière l’habita,
et la lueur d’écho de mon chant
en demeure la gardienne.
Ecoute le chant de N’déye
écoute mon chant.
« Ici,
le silence n’a plus d’innocence,
il est lourd de l’attente
de cela qui fut destiné,
à ton écoute ».
Ecoute le chant de N’déye
écoute mon chant :
« J’ai pris à la vie
toutes ses souffrances ;
où se tient ma face,
les peines se taisent ».
Le chant de Sama N’déye suivi de La Silhouette de l’Eclair,
Editions de L’Harmattan, 1999
Du même auteur :La Silhouette de l’Eclair (15/01/2016)