La silhouette de l’éclair
I
Ils avaient connu l’union jusqu’à cet instant où le Roc
Roulant du haut en bas de la colline du Commencement
Déchiqueta le noyau d’être en un million de lumières.
Wole Soyionka
Idanre
I, 1
Sur les rives du temps
n’exagère pas la force de l’homme ;
exalte l’effort,
persévère dans la foi.
Le ciel démembré,
tout descend bas.
Il n’y a plus rien que la nuit
n’atteigne pas.
Et nos destins en poussière
trouvent refuge
dans l’hospitalité des mousses.
C’est que de l’ombre
s’accomplit le royaume.
Ce jour s’éteint,
et avec lui tous les jours connus,
dont nous n’avons su accroître
la lumière.
Meurent les hauts ventres bleus,
naguère de vastes aplats
lacérés de lumière,
dont les fils d’incandescence tissaient
les nids de vie.
De rouge source à craie de lune
passe, désastre exsangue,
un soleil d’éteinte lumière,
et poussière gourde de cécité
s’effrite le jour.
Un voile d’aveugles pollens erre,
sciure qui s’amoncelle en dune de cendre
sur le bord de nos regards.
- Dehors et dedans les yeux,
c’est l’avancée de la nuit.
Mais toi,
cela que l’obscurité ensevelit,
n’interroge pas.
Va, marche et passe
- la nuit a conquis
Les ventres de la terre.
I, 2
Il n’y a plus nulle part
où élire domicile,
le pays de l’homme
c’est nous.
Ainsi,
parle bas.
Ta voix,
comme le ruissellement du serpent
sur le sable de nuit qui nous porte,
doit glisser,
inquiète mais lucide,
grave.
Des entailles apprêtent les escapes du ciel
à la chute,
parle bas.
Fut-elle jamais,
dans la gorge des foudres,
la demeure de ce que nous eûmes
de voix ?
Parle bas.
L’époque est du danger le plus grand,
et d’un filet de vent
nous sommes à présent la race.
Dans la mémoire de chaque miroir
croisant ta face au milieu
de notre nuit,
rehausse jusqu’à la chair
la trace des visages émaciés
qu’irradiaient des barbes blanches.
Ressuscite sur leurs lèvres
le silence clair qui fondait, jadis,
la profération,
des noms de l’homme.
Et de là, l’âme atteinte,
les yeux clos de douleur ou de joie,
quand fusionnent la voix et l’ouïe,
appelle-nous vers l’amont
de toutes paroles.
- Il n’y a plus de source au monde
que ta seule palpitation.
Chuchote ou murmure,
tu n’auras de respiration
qu’autant que tu donneras de toi-même
à cela qui ne souffle plus.
Lové dans la commissure
du baiser de la nuit au jour,
silencieux et invisible,
c’est toi le témoin partial
du bouche à bouche où s’affrontent
la vie et la mort.
Détermine quelles lèvres
doivent l’emporter.
I, 3
Dans les décombres et la poussière
de cela qui s’effrite du ciel,
grades, mérites et distinctions éteints,
les rétifs et les consentants,
dignes ou apeurés, prolixes ou muets,
nos voix concourent dans la résonance
du cantique de consomption.
Cela que n’ont pu asseoir
l’Eglise ou la République,
l’humaine égalité des riches et des pauvres
devant le souffle,
de vaine poudres l’accomplissent,
dans la noire volute où tout plonge
et chacun se dissout.
Mais toi,
cela que l’obscurité ensevelit,
n’interroges pas.
Va, marche et passe.
- Inexorable est en son exécution
la mort qui ne ment pas,
et jamais ne sera déloyale
la fin d’un monde.
I, 4
Lorsque la nuit est accomplie,
de la lumière disparue
garde la soif,
dans le poing du cœur
comme le grain des jours à semer
dans le labour de la foi.
Et là où il n’y aura plus rien,
tu verras sourdre l’éclair…
muet.
… l’éclair !
qui est lumière se brisant
dans la transparence sombre
de l’ambre de la nuit, en laquelle,
toutes choses liquéfiées,
coulant jusqu’à leur disparition,
infusent le néant.
… l’éclair !
qui est flèche de flamme
dans l’hiver noir du ciel,
éraflant du cri de lumière
la froidure muette…
… trait rapide,
brisé de pointes violentes,
forant l’opaque, perçant le rude,
giclant et injectant ses fissures
dans le marbre sourd du silence.
Mais dans tes yeux, arrêté et capturé,
tu verras l’éclair, l’appel ardent
dans l’antre des immobilités
de la mort.
Tu verras l’éclair,
pulsant de sa respiration incandescente
le mouvement du sang,
la dilatation des artères.
-Tu verras l’éclair, le cœur commençant !
Puis, à la clôture du vertige,
symétrique au souvenir,
comme des racines surprises nues
dans le sol devenu transparent,
tu verras l’éclair,
grelottant de ses arachnéennes ramilles,
clair arbre effeuillé par le froid,
planté à la renverse dans le ciel.
- Tu verres l’éclair, le germe du jour.
II
Nous sommes des créatures crées,
mais aussi des crées créateurs.
Nous n’avons pas failli sur la route.
Hamadou Hampaté Ba,
Kaïdira
II, 1
Tout sera alors prêt
pour que tu accomplisses
ta naissance.
Invisible dans la nuit,
ainsi que s’attise le feu de voyance,
tu souffleras sur toi-même.
De ce geste naîtront et se révèleront,
la terre et sa flamme.
Mais quelle parole transmettras – tu ?
Ta langue sera fragile papillon,
voletant sur la rosée de sang
des fleurs nées du déchirement
dans l’épouvante
au paroxysme de la nuit.
Dans l’aube encore fumante
des vapeurs roses
du combat de sa naissance,
malhabilement, ta langue…
frêle… ainsi que tremble en cet œil
le scintillement de l’étoile…
Il te faudra bâtir en terre
la demeure qu’habitera la lumière,
pour asseoir l’écoute.
Dehors, rien n’est jamais audible,
pas même le tonnerre !
II, 2
Après l’orage, tu sortiras de la mort.
Sur la latérite nouvelle et humide
tu suivras la silhouette de l’éclair.
C’est la pointe de sa flèche, le sens.
Dans tes rencontres dans les brumes
du matin, tu choisiras les amitiés
par l’aptitude à distinguer
parmi les gémissements de la terre,
l’exhalation de la rose qui meurt
du murmure de la graine qui éclot.
Là-bas
au recommencement de la terre,
s’ouvre le porche aux trois couleurs
de l’enceinte du ciel.
Baisse-toi !
Courbe ta haute taille !
Hâte-toi de l’arracher,
ô !
de l’ornière, de l’attelage
du croque-mort.
Fais attention dans ta marche,
le pas prochain
brisera la bulle.
Il éclora des semences de soleil ;
la terre saupoudrée de pollen de lumière
portera le filigrane de nos pas,
et la lueur de la route naîtra
du prisme de nos corps.
Le labyrinthe sera résolu
dans lequel s’égarait le temps ;
rien ne sera plus otage
de l’errance des éphémérides.
La vie sera lumière ;
et de l’écoute, et de la parole,
l’œil
sera l’organe.
Le silence sera pur de toute ombre,
les salutations circuleront
dans la transparence de nos paumes.
Les nuits anciennes ne renonceront pas,
certes,
à vouloir tenir captives
les sources de clarté.
Elles dilateront, à coup sûr,
la forêt de la mort,
la fleurissant de mille meutres.
Elles voudront pour horizon
une clameur de pleurs,
écarlate,
ainsi qu’un soir de sang…
Mais déjà,
nous serons en d’autres corps,
habitant dans les demeures nouvelles
bâties sur ta foi.
Déjà le matin sera lueur de ton visage.
Déjà, les piliers du jour jailliront
de tes yeux.
Déjà, un halo de lumière sera le ciel
de notre terre.
Déjà, il fera jour ;
déjà,
il fera ton corps.
Je serai dans midi de ta chair,
le porteur de cette heure.
Obélisque de cristal érigé
dans la transparence mûre et adulte,
mesure du zénith et
nu de toute ombre,
je serai de ce jour premier
le gnomon de pur éclat.
Le Chant de Sama N’déye suivi de La Silhouette de l’Eclair
L’Harmattan éditeur, 1999
Du même auteur : Le Chant de Sama N’déye (15/01/2015)