Sur un thème de Walt Whitman
A François Chaumette
J’avance au-dedans de moi et me voilà très au-delà,
déjà largué plus loin que la mémoire, plus loin que ce
que je vois
comme un amnésique aux yeux éblouis qui filerait droit
en dansant
sur la ligne d’infini où la peau et les os s’accordent un vrai
baiser de sable.
Ce n’est pas rien d’être ce mouvement violent aux lèvres
du néant,
pas rien de changer le requiem de l’âme en murmure d’or
et de poussière,
en facéties d’atomes, en feulement d’herbes, de flammes ou
de pierres,
pas rien d’échapper au corps du grand repos.
(Tout est ici maintenant et dans la suite des âges intensité de
cri naissant,
ferveur et étreinte, ciel et fusion, tension d’amant, partage secret
de l’impossible…
Tout est cette mort qui s’efface
quand vient un amour face à face.)
Je suis dans l’éternelle errance avec ce qui restera toujours de
lumière.
de source de feu toujours
et de fille cavalière.
Je suis dans l’éternel présent, dans l’offrande du sol, des nerfs,
des caresses,
dans l’éloge des visages égarés, transparents,
dans le rire à pleines dents d’une vertu cannibale bien plus que
cardinale,
dans la beauté du réel absolu qui fut soif des songes
et dans le midi du monde.
Je me trouve quand je me perds,
quand je vis sur le départ, l’arête vite du premier pas, l’envol de
l’éphémère.
Je ne balance pas, je bascule
Je plonge dans le lait de l’aube, sous les braises du soir, avec la même
impatience de jour ou de nuit.
(Tout m’est éclair et éclair, archipel et steppe immense, bris de clôtures,
bris d’épaves, bris de brisures…
J’assemble ce qui me disperse, je sème ce qui ne donnera pas de fruit,
je veux jouir d’une eau aride, d’une terre sans freins ni frontières
jouer de la vitesse de mes visions
en connaissance de l’extase douce
d’un cavalier qui ralentit l’allure
à mesure que monte le soleil face à face.)
Je suis dans le souffle du vent d’Est mêlé aux migrations des chants
Je suis dans le souffle du Levant
et parle ma langue, et rêve mes rêves , mes désirs féroces, mes
abattements,
et parle ce que ma bouche a éprouvé, les accents et les tempes, les
sexes et la buée,
la saveur des voyelles comme des filles
de voyous biens balancés,
le goût des feuilles sèches
et les reins déclinés,
et parle ce qui s’inscrit avec les dents sur la chair pourrie de l’époque.
Je suis plus celui qui nie.
Je n’ai pas signé le pacte que tous ont signé.
Je regarde mes mains sans prier
et voudraient qu’elles soient énormes.
(Toute la morale que l’on nous vend,
avec ces longs cils de bébé – phoque, avec son rot d’évêque analysé,
avec sa camisole de farce télévisée,
toute la morale que l’on nous vend est un neuroleptique,
tisane du piètre, tison mourant, théine éventée et atone
qui changent le sang en cendre, la passion en passoire et le jus des
couilles en gomme pasteurisée.)
Je n’attends plus, ne reviens plus,
je suis dans le décalage de l’éternel retour
dans la spirale qui creuse le regard et le cœur
qui creuse les tombeaux de l’espèce,
tombeaux de vieille agonie où je ne veux plus penser
où je ne veux plus passer ni mourir
ni entendre de mélopée indiciaire ou molle,
de profession de foi, d’engagement pour l’avenir, de contrat de
confiance, de charte inaliénable…
Car la loi est le leurre suprême
le social châtiment à perpétuité au voisinage de la norme
mitoyenneté entre persécutés, entre persécuteurs, mitoyenneté
entre prisonniers et gardiens de prison.
Les hommes se reproduisent plus vite que leurs ombres
mais beaucoup moins que leur volonté d’impuissance, mais
beaucoup moins que les chiens et les rats.
Les hommes adoptent un profil bas,
Et le Livre des livres n’existe pas.
Il n’est plus temps que de se jeter à jamais
à l’assaut de soi
et partout sur les routes.
J’avance au-dedans de moi et me voilà très au-delà,
déjà vivant plus loin que la mémoire, plus loin que ce que
je vois
comme un archer aux yeux très clairs qui suivrait sa flèche
en dansant
dans la lumière, dans la lumière.
Du Gange à Zanzibar,
Editions Gallimard, 1993
Du même auteur :
Ein grab in der luft (15/10/2017)
Planisphères (15/10/2018)
Ce n’est pas pour ce monde-ci (15/10/2019)
Farine d’orge et feuilles de laurier (15/10/2020)
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çà cavale (II) (03/04/2022)
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