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Le bar à poèmes
6 mars 2024

Nazim Hikmet (1901 – 1963) : Les heures de Prague

 

Les heures de Prague

 

I

L’AUBE

 

Baroque

 

Dans Prague tandis que blanchit l’aube

La neige tombe

               liquide

                        d’un gris de plomb

Dans Prague doucement s’éclaire le baroque

                              Tourmenté lointain ;

Il tremble dans ses dorures une tristesse noircie

Sur le pont Charles les statues

       Sont les oiseaux venus d’une planète morte

 

Dans Prague le premier tramway a quitté le dépôt

Les vitres sont éclairées, jaune et chaudes

Mais je sais

                qu’il fait à l’intérieur un froid glacial

L’haleine du premier voyageur ne l’a point encore réchauffé

 

Dans Prague Pépik boit son café au lait

Dans la cuisine blanche la table de bois est toute propre...

Dans Prague tandis que blanchit l’aube

La neige tombe

               liquide

                        d’un gris de plomb

 

Dans Prague passe une voiture

               une charrette que traîne un seul cheval

                      devant le cimetière juif

 

La charrette est chargée

               de la nostalgie d’une autre cité

                      et le charretier c’est moi...

 

Dans Prague doucement s’éclaire le baroque

                              Tourmenté lointain

Il tremble dans ses dorures une tristesse noircie

 

Dans Prague au cimetière juif

La mort est silencieuse et muette

 

O mon amour O mon amour

L’exil est pire que la mort.

 

II

LE MATIN

 

Prague optimiste

 

1957, dix-sept janvier

A neuf heures sonnantes

Le froid ensoleillé qui ne sait pas mentir

Le froid est rose pâle

                         Le froid est bleu ciel

Mes moustaches rousses sont sur le point de geler.

La ville de Prague est gravée sur une coupe de verre

                         Gravée à la pointe du diamant

Elle résonnerait si j’y touchais

Rayée d’or, limpide et blanche

Il est neuf heures sonnantes

                         A toutes les tours

                                     comme à ma montre-bracelet

Le froid est ensoleillé et rose pâle

Le froid est bleu ciel.

Il est neuf heures sonnantes

 

En cette minute, à cet instant

                         pas un mensonge n’a été dit dans Prague

En cette minute, à cet instant

                               Les femmes ont enfanté sans douleur

Et dans toutes les rues

                         Il n’est passé aucun enterrement

En cette minute, à cet instant

                         Toutes les courbes ont monté

                               - sauf celles des malades –

En cette minute, à cet instant

                         Toutes les femmes étaient belles, tous les hommes intelligents

Les mannequins de cire sans tristesse

En cette minute, à cet instant

                         dans les écoles tous les enfants ont répondu

                         sans bégayer à toutes les questions.

 

En cette minute, à cet instant

                         Il y avait du charbon dans tous les poêles

           Tous les calorifères étaient chauds

Et le sommet de la Tour-Noire comme toujours recouvert d’or

 

En cette minute, à cet instant

           Les aveugles ont oublié leurs ténèbres           

                         Et les bossus leur bosse.

 

En cette minute, à cet instant

           Je n’ai pas un seul ennemi,

Et personne ne pourrait même imaginer

Que les jours révolus puissent revenir     

En cette minute, à cet instant

Venceslas est descendu de son cheval de bronze

                         S’est mêlé à la foule

                                   inconnu de tous

 

En cette minute, à cet instant

           tu m’aimais mon amour

Comme tu n’as jamais aimé personne.

 

En cette minute, à cet instant

           Le froid ensoleillé qui ne sait pas mentir

           Le froid est rose pâle

           Le froid est bleu ciel.

La ville de Prague est gravée sur une coupe de verre

                         Gravée à la pointe du diamant ;

Elle résonnerait si j’y touchais

           Rayée d’or, liquide et blanche.

                                                              19 janvier 1957.

 

III

MIDI

 

L’horloge de Maître Janus

 

Il s’est d’abord arrêté de neiger

                         Tout là-haut

                                 du côté du château

                                            de Prague

Puis tout à coup, limpide

           Coquette et fraîche une lumière bleue

                                 comme une vague

           est descendue sur les châtaigniers

           Elle y brille tout doucement.

 

Le poète en exil

           loin de son pays

                  tout déchiré de nostalgie

se tenait dans la vieille ville

               Ttout déchiré de nostalgie

Sur un mur gothique

           l’horloge de Maître Janus

                                 sonnait midi.

Des dorures sur leur tunique

Et le Très Saint Pierre à leur tête

De l’horloge sont sortis

           les douze apôtres, las.

           Crésus avec son escarcelle.

           Et la foi, et le mal, et l’oppression.

« Nous repartons ainsi que nous sommes venus »

Et un janissaire de pierre

                 En bas, triste et mélancolique.

Et la mort sonnant les cloches

Tout là-haut a chanté le coq.

Le poète, loin de son pays

tout déchiré de nostalgie

                 a regardé, songeur, autour de lui.

 

Coquette et fraîche une lumière bleue

                 Est descendue, se balançant

                 Sur la place à l’heure de midi.

                                                              29 décembre 1956.

 

IV

LE SOIR

 

Les vitrines de l’avenue Venceslas

 

Quand au-dessus du soir on voit les tours noircies

De la ville de Prague encapuchonnées d’ombre

Les univers peuplant les rêves s’illuminent

Avenu Venceslas au miroir des vitrines

 

Cuir et tissus, aciers, cristaux et pierres fines

La joie ou le chagrin, âge mur ou jeunesse

Comme jarre percée un appétit sans frein

Avenue Venceslas au miroir des vitrines

 

Au-delà des vitrines se tendent nos mains

Cherchant à y toucher nos âmes à la fin

C’est de nos propres yeux que nous contemplons

Avenue Venceslas au miroir des vitrines

 

La générosité comme la ladrerie

Notre douceur autant que notre brusquerie

Notre droiture autant que notre hypocrisie

Avenue Venceslas au miroir des vitrines

 

Le sabot de métal de notre patience

Et le turban à sept panaches de l’orgueil

Tout ce que l’on ajoute à son humble tartine

Avenue Venceslas au miroir des vitrines

 

L’admiration que l’on se porte à soi-même

Notre envie aussi bien que notre amour d’autrui

En un mot tout ce qui fait notre humanité

Avenue Venceslas au miroir des vitrines

 

Quand au-dessus du soir on voit les tours noircies

De la ville de Prague encapuchonnées d’ombre

Les univers peuplant les rêves s’illuminent

Avenu Venceslas au miroir des vitrines

 

            Sous les vitrines je m’arrête

            Tout un univers en jouets

            Ours charmants, loups, marionnettes,

            Avions qui ne tuent jamais

            Bateaux peints qui jamais ne coulent

            Autobus dorés et luisants.

 

            Un Memet vit à Istanbul

            Il a eu cette année six ans.

                                               Prague, 31 décembre 1956.

 

V

LA NUIT

 

La maison du docteur Faust

 

Très tard dans la nuit

Au pied des tours, sous les arcades

                       j’ai erré dans Prague.

Le ciel dans l’ombre est un alambic

                                 qui distille l’or

Une cornue d’alchimiste, dont la flamme est toute bleue.

Je suis descendu vers la place Charles

Au coin, tout près de la clinique

                       On trouve dans un jardin

                       La maison du docteur Faust.

Je frappe à la porte

Le docteur n’est pas chez lui

                                bien sûr....

Voici deux siècles

Par un trou dans la toiture

Par une nuit pareille à celle-ci

Le diable l’a emporté

Je frappe à la porte

                             En cette maison aussi

Je vais passer contrat avec le diable

Je le signerai moi aussi de mon sang

De lui, je n’attends

                       Ni or, ni savoir, ni jeunesse

La nostalgie m’a trop meurtri,

                       C’en est assez...

Mais qu’il m’emmène à Istanbul pour une heure...

Je frappe, je frappe encore

La porte demeure obstinément close

Pourquoi ?

Mon désir est-il irréalisable 

                                Méphisto ?

Ou bien alors mon âme en lambeaux

              ne vaut-elle pas la peine qu’on l’achète ?

La lune se lève sur Prague jaune citron

Je suis là devant la maison du docteur Faust

Et je frappe à la porte au milieu de la nuit

              A la porte qui ne saurait s’ouvrir.

 

                                            Tesenik, Tchécoslovaquie, 22 décembre 1956.

 

 

Traduit du turc par Hasan Gureh

In, « Nâzim Hikmet, anthologie poétique »

Scandéditions, 1993

Du même auteur :

La plus drôle des créatures (19/10/2015)

Peut-être que moi (19/10/2016)

La cigarette non-allumée (19/10/2017)

Lettres et poèmes (1942 – 1946) (06/03/2019)

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Sofia (06/03/2021)

Voyage à Barcelone, sur le bateau de Youssouf l’Infortuné (06/03/2022)

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