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Le bar à poèmes
8 janvier 2024

Jean-Paul Hameury (1933 – 2009) : L’Autre Rive

AVT_Jean-Paul-Hameury_125[1]

 

L’Autre rive

 

« ... nous voyageons jusqu’à la terre promise,

l’autre rive, et, lorsque nous sommes arrivés,

nous réalisons que nous y avons toujours été. »

                                                                                                                                                  Chögyam Trungpa

 

Hommes de tangence

hommes de gués

dures flèches frappant les cibles

qu’ils n’ont jamais briguées

hommes de souffle versés

là où gît le touffu

ils vont ouvrant quelques trouées

bornant les sentes secourables.

 

Et à l’orée des neiges

ils abandonnent ces lourds trépieds

qui nous invitent

tels des porches

et nous mettent en demeure.

 

 

Tout est là – offert –

qui pourtant se dérobe.

 

Or il arrive qu’une parcelle

morcelée se glisse dans la main

et pèse alors contre la paume

aussi fortement qu’une épaule de femme

autant qu’un nouvel astre

levé aux limites du monde.

 

Et le cercle se défait

et tout s’y vient placer

s’en échappe ou y demeure sereinement.

L’innombrable

infime

mesurable

se tient tout près du cœur.

 

Sans qu’on le veuille

ni le sache

les mains - prodigues –

ne tiennent plus à rien.

 

 

Insectes rongeurs du silence

tels nous sommes

laissant à la lisière

un peu de sang

une tache d’encre

pour donner sens à la forêt

- prétendant à plus de clarté

mais soufflant les lampes ferventes.

 

Malgré tout il arrive

que la rougeur d’une lucarne la nuit

alors que nous errons

que cette fleur sans nom

sur une épaule de campagne

ramènent l’horizon au bord du cœur

et que la plus peureuse bête

la plus oubliée

vienne se coucher familière

au pied de nos cheminées.

 

Soleil et pluie dès lors

ont même poids.

Dans nos paumes notre poitrine

ce visage coupant cette façade

dont la fenêtre s’est trop tôt fermée

tel moment de notre néant

tous ces instants si mal usés par le temps

lentement commencent à doucir.

Et les plus hautes herbes

rebelles à la faux humaine

se laissent coucher par les vents.

 

 

Etroit est le passage

entre la terre et le plus haut.

 

Et nous le perdons toujours.

 

Sous la foudre

les bêtes se terrent – patientes –

mais nous ôtés à la mesure

jetés dans des halliers brouillés

nous exigeons du ciel

un signe d’alliance !

 

Et le chemin

un peu plus se dissipe.

 

 

Oublierons-nous que l’âme

se tient dans le poing parfois

aussi fortement qu’une pierre ?

Que la fumée d’un feu

un souffle d’été

ces voix qu’emporte le vent

ces sourires bus par l’espace

ont été tout un temps comme la proue

lumineuse d’une barque

dans les eaux de la nuit ?

 

 

Plutôt que de vouloir

ces fragments pour demeure

cherchons leur double dans l’opaque.

Et tenons-nous dans le courant

de ces eaux mouvantes

où une main le regard d’un chien

la feuille humide d’un tremble

toutes choses gorgées d’offrandes

déchirent l’obscur soudainement

et nous livrent au-delà

des lieux que l’éclat consume.

 

 

Nomade ! nous n’en aurons pas moins tenu

ces anses aujourd’hui disjointes !

Nous aurons bu à ces sources

dont le nom s’est perdu !

 

Et toutes ces étincelles fugitives

éparses et qu’on voulait durables

elles étaient sur le vrai chemin

peintes sur l’air.

 

Nous n’aurons jamais d’autre terre

que celle-ci où les fumées des bêtes

pour que plus pur soit l’avenir

s’effacent à la première pluie.

 

 

D’autres vies passeront.

Maints fleuves iront encore

se perdre dans les mers

mais nous saurons demeurer

- paisibles oiseaux –

à la fourche du devenir.

 

Et si des eaux nous devons

quelque jour remonter une perle

nous rapporterons aussi

une poignée de terre ensanglantée

et nous l’offrirons au soleil

comme la part d’humaine chair

qui lui faisait défaut.

 

 

Le simple le terrestre

ne l’ont-ils pas perdu ceux-là

qui sont allés trop loin ?

Où sont-ils parvenus à garder une main

dans notre pénombre

à toucher tout comme nous

mais sans effroi et consentant au périssable

la fêlure le tesson

la tempe qui se ride ?

 

Peut-être l’ont-ils pu

mais revenir à nos atterrages

mais retourner à ce qui fut

dans la nuit désiré

cela ne leur est plus permis.

 

Désormais ils migrent avec les vents.

Trop fortes sont les vagues

qui les roulent dans un monde incurvé

sans île jamais

où le dos un instant

aimerait à se reposer.

 

 

Il faut que tout soit dérobé.

Que sur l’absence la main se poigne.

Il faut que l’eau s’en aille

au long des doigts

que chaque aube murmure la mort

du plus grand des oiseaux

que les yeux de l’unique maintes fois

vous traversent ainsi qu’on traverse

une pièce déserte

pour que de l’ombre enfin

monte le chant vainqueur du rossignol.

 

Salut donc à ce chant !

Salut aussi à la ténèbre qui la boit

plus stridente que le cri

du couteau sur l’os

et nécessaire autant que la vague

érodant les falaises

et les ruinant bientôt.

 

 

N’est-ce pas lorsque nous sommes

au pied de la dernière colline

- à tout jamais trop haute –

et ne voulant plus boire à d’autre fontaine

qu’à celle très pauvre du village

où s’abreuvent les sans-visage

les sans-nom

et ne disant ni oui ni non

mais répondant avec le corps

n’est-ce pas à ce moment

dans l’épars de la nuit

qu’une brèche se fraie

et que sur toute terre

une paix se déplie

ourlée de pluies

et de vents fécondants ?

 

Minuit soudain n’a plus de cris.

Et si chance est donnée

de goûter l’aube nouvelle

et puis cette autre

et puis cette autre encore

ce n’est pas pour voler la mort

- qui songerait à se voler soi-même ? –

mais pour passer debout dans le présent.

 

Le matin n’est plus ce furtif moment

où frissonnent les herbes jeunes

mais une sente où nous allons

sans crainte et s’estompant

comme s’en vont les vagues véritables

- parfaites- à l’heure du jusant.

 

 

Elle joue au loin.

Cours-tu bras ouverts

qu’elle s’envole

sans laisser d’adresse.

Et tant s’est joué le jeu

qu’à la fin tu fermes les yeux.

 

Demain viendra s’éveiller l’écho

mais tu baisseras les paupières.

Et cependant elle sera encore là

à même la place ronde          

à même le soleil

mouette lustrée par l’eau des matins.

 

Ah, ne cède plus à la vision

des plumes emperlées ou de l’œil.

Reste sur l’aire stérile.

Continue le fléau en main

de tourner en rond.

Frappe au vent !

Frappe à l’ombre !

 

Attends.

N’espère plus.

Acquiesce au plus grand tourment

et vois alors :

le si sauvage oiseau approche

et consent.

 

 

L’oiseau chantait si profondément

dans ma gorge

que je devins l’espace

où son chant résonnait.

En lui si loin je pénétrais

que je devins la gorge

puis son chant.

 

Je ne sus plus alors

si là où je vivais était

une chambre ou un arbre

les deux peut-être

ni l’un ni l’autre assurément

mais le vaste bien plus.

 

Et tout se dénoua si fortement

que tout entier devenu chant

et fil vivace

j’allai à une trame sans liséré

librement me fondre.

 

 

Ce sont là maintenant

les eaux où nous baignions jadis

avec leur moite parfum de sel

avec leurs algues

avec des clapotis mesurés du cœur.

Derrière nous tant de sombre

alors qu’ici soudain

cette nuit éclairante !

 

Quelque gardien des portes au passage

nous aurait-il d’un doigt crevé les yeux

ou nous a-t-il suffi de maîtriser la peur

alors qu’on maîtrise les chiens

patiemment obstinément

pour qu’une lueur aux regards

livre ce monde sans cloisons ?

 

 

Là-haut

dans les limites des jardins

tout ne saurait se dire.

 

Nous ne pourrons jamais décrire

le juste accord qu’au-delà de toute lisière

savent si bien parfaire

tant de lumière et tant de nuit.

 

Maintes pluies très douces

seront perdues

mais qu’un filet d’eau vive

éperon dans le vaste lancé

demeure

et ce sera assez.

 

 

Que reste-t-il de tous ces feux ?

 

Une braise indécise.

Un éclat que l’ombre dissipe.

Bien peu.

 

C’est le vent qui désormais

a tout pouvoir.

Et ces marges où l’on se terrait

dans l’espoir de voir le brasier durer

sont nulles désormais.

 

 

Le silence

bientôt

est comme les eaux mortes

où dorment d’étranges murmurants

qui disent à notre approche

la vraie parole.

 

Que l’on aille ensuite

par les chemins de l’autrefois

c’est tout autre

et vers d’autres terres.

Avec la bouche d’un dieu – presque –

et la démarche du parfait

dont la robe n’a plus de poches.

 

 

Cette autre rive

Editions Folle Avoine, 35850 Romillé, 1988

Du même auteur :

Ithaque et après (I) (16/09/2014)

Ithaque et après (II) (08/01/2020)

« Nous avons beau fermement tenir... » (08/01/2021)

L’Obscur (08/01/2022)

Passages (08/01/2023)

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