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Le bar à poèmes
10 novembre 2023

Elias Lönnrot (1802 – 1884) : Le Kalevala. Chant 2

fipb028[1]

 

Le Kalevala

 

CHANT 2

Adonc Väinämöinen

gagne de pied ferme la lande

sur l’île rase aux reins des vagues,

terre nue, la terre sans arbres.

 

Il y demeure mainte année,

jour après jours coulant sa vie

dans l’île rase, île sans nom,

toute nue, la terre sans arbres.

 

Il songe, le sage, et resonge,

retourne l’idée dans son  crâne :

qui saura faire les semailles,

lancer les nuages de graines ?

 

Pellervo, le fils de la terre,

le fils petit du champ, Sampsa,

voilà l’homme pour les semailles

et les nuées de graines vives !

 

Dos courbe, il jette la semaille,  

sème en terre, sème en moullières *                             * marécages

il nappe les chablis sableux,

il ensème dru la rocaille.

 

Sur les collines, les pinèdes,

sur les tertres, les sapinières,

il sème la lande en bruyère,

en taillis tendres les vallons.

 

Puis les bouleaux en marécages,

en terres moullières les aulnes,

les merisiers en terres neuves,

et les marsaults en terres fraîches,

en terres sacrées les sorbiers,

dans les terres de crues les saules,

le genièvre en terres arides,

à l’orée du fleuve les chênes,

 

Poussée vive, les arbres lèvent,

hautes ramées, tendres ramilles.

 

Les sapins poussent, cimes rouges,

branches déployées les pins s’ouvrent.

 

Les bouleaux lèvent dans les noues, *                        * marécages

les aulnes par terres mouvantes,

les merisiers en terres fraîches

et le genièvre en terre aride,

du genièvre la jolie baie,

et le fruit bon du merisier.

 

Le vieux Väinämöinen,

barde sage vient regarder

la levée des grains de Sampsa,

les semailles de Pellervo.

 

Il voit les arbres déployés,

bourgeons levés, les pousses jeunes ;

seul manque aux semailles le chêne,

l’arbre Dieu n’a point ses racines

 

Il peste et maudit la canaille,

jure maint juron sur son sort ;

puis il attend trois nuits encore,

veille autant de jours, et patiente.

 

Puis il vient regarder l’ouvrage

après long temps, longue semaine :

nenni, n’a point poussé, le chêne,

pas une griffe à l’arbre Dieu.

 

Or donc il voit quatre pucelles,

les cinq fiancées de la gane*                         *étendue d’eau

 

Elles sont à faucher le pré,

elles fènent l’herbe en rosée

à la pointe du cap aux brumes,

au bout de l’île envaporée ;

coupent l’herbe, hersent l’andain,

râtellent par longues fanées.

 

Mais Tursas surgit de la mer,

franc gaillard levé de la vague.

 

Il jette au feu la fenaison,

à la troupe des flammes d’air,

la brûlant toute en fraisil noir,

il la ride en cendres grisâtres.

 

C’est un monceau de braise noire,

cendre sèche, une meule grise.

 

La feuille aimée s’y trouve prise,

la feuille aimée, le gland du chêne

d’où jaillit la très-belle pousse,

la brindille verte levée.

 

Frais tendre, elle sourd de terre,

elle pousse en fourche fragile.

L’arbre déploie ses branches grandes,

il s’étire en rameaux feuillus.

 

La cime se hisse aux nuages,

le ramage envahit le ciel,

brise la courre des nuages,

déchire les flocons pressés,

soleil étouffé, jour couvert,

il noie les lueurs de la lune.

 

Le vieux Väinämöinen,

lors songe, barbe sage, et pense :

qui saurait l’abattre, le chêne,

coucher l’arbre, le beau, le fier ?

 

Triste sera la vie pour l’homme,

pour les poissons, la nage affreuse

sans jour, sans le feu du soleil,

ni la lune aux blanches lueurs.

 

Il n’est de gaillard à la ronde,

bonhomme brave, il n’en est point

qui saurait abattre le chêne

et verser le cent-cimes fier.

 

Le vieux Väinämöinen,

chante alors les paroles sages :

 

« Kave ma mère, ma porteuse,

ventre de vie, fille du monde !

 

« Mande toute la gent des eaux

- car grande est la gent sous les eaux-

pour abattre le chêne grand,

l’arracher, l’arbre, le mauvais,

d’avant le grand feu du soleil,

les lueurs de la lune blanche ! »

 

Or un homme émerge des vagues,

un gaillard jaillit de la mer.

Il n’est point trapu le bonhomme,

ni malingre, le baud, ni maigre :

un pouce d’homme, c’est sa taille,

tout juste l’empan d’une femme.

 

Un casque en bronze à sa caboche,

à ses pieds les bottes de bronze,

bronze les moufles sur ses mains,

bronze les gravures des moufles,

bronze la ceinture à sa taille,

bronze la hache à sa ceinture,

le manche long juste d’un pouce,

la lame large comme l’ongle.

 

Le vieux Väinämöinen,

songe, le sage, ainsi s’avise :

 

« Vrai, c’est un homme, à sa dégaine,

un gaillard au premier regard,

mais grand comme un pouce dressé,

la griffe d’un taureau, tout juste ! »

 

Il se gausse par ces paroles

et lui mande les mots qui suivent :

 

« Quelle engeance d’homme est la tienne,

miteux, quelle race de mâles ?

Guère plus fringant qu’un gisant

Et tout juste plus beau qu’un mort ! »

 

L’homme petit jailli de la mer

répond, le brave de la vague :

 

« Je suis homme pareil à l’homme,

gaillard petit, gent de la mer.

 

« Je suis venu casser le chêne

et fracasser l’arbre fragile. »

 

Le vieux Väinämöinen,

fait sa lippe et grogne en sa barbe :

 

« Fis ça, tu n’es point de lignage,

ni lignage ni force d’âge

à cogner bas le chêne gros,

fracasser l’arbre, le terrible ! »

 

Pour vrai le barde parle ainsi,

puis derechef il jette un œil :

le bonhomme a changé d’allure,

un gaillard, il a fait peau neuve !

 

Son pied trépigne sur le sol,

la tête agrippe les nuages ;

la barbe couvre les genoux,

les cheveux touchent les chevilles ;

l’écart des yeux vaut une brasse,

une brasse de braie à braie,

une et demie aux genouillères

et deux brasses de hausse à hausse.

 

Il affute son fer de hache,

lame lisse, aiguise le fil

à six meules de pierre dure,

à la roue de sept affiloirs.

 

Un pas, deux pas, il se dandine,

clopant clopin, il s’achemine,

hausses larges, vastes culottes,

jambes perdues dans les jambières.

 

Un premier pas de pirouette,

il touche au champ de grève fine ;

un second pas, bond de gambade,

il tombe au mitan des bruyères ;

à l’enjambée tierce il déboule

sur la souche du chêne torche.

 

Il frappe l’arbre par la hache

cogne d’ahan par le morfil.

 

Un coup cogne, cogne deux coups,

bientôt le tierce à la volée ;

le feu gerbe en flammes du fer,

le feu fuit l’entraille du chêne :

il se met à verser, le chêne,

l’arbre flanche, le roi flageole.

 

Ainsi donc, à la cognée tierce,

le chêne bronche et jà s’effondre,

l’arbre roi craque et se brésille,

l’arbre aux cent cimes s’agenouille.

 

Il boute sa grille à l’orient,

il couche la cime au ponant,

sa ramée vers le grand midi,

au norois ses branches lancées.

 

Lors, qui lui chaparde une branche

a pris le bonheur éternel ;

qui lui casse et cueille la cime

a pris le savoir éternel ;

qui coupe le rameau de feuilles

se taille l’amour éternel.

 

Or les esquilles parsemées,

les échardes jaillies du bois

au champ clair de la haute mer,

voir la houle de grosse vague,

le vent vente, le vent les berce,

la mer les malmène à sa houle

aux reins de l’eau, coques petites,

barque frêles parmi les vagues.

 

Le vent les porte à Pohjola.

 

La servante menue du nord

essange des guimpes, des coiffes,

elle guée dans l’eau les beaux linges

sur la rive, à la pierre d’eau,

aux brisants du cap, à la pointe.

 

Elle voit un copeau sur l’eau :

vite l’écope dans sa banne

et l’emporte dans sa bannette

à perdre haleine, en son logis ;

là le sorcier fera ses flèches,

l’archer mage, ses pointes d’arme.

 

Ainsi le grand chêne est brisé,

abattu, l’arbre, le vilain,

le jour est libre de briller,

la lune libre de luir’ blanche,

les nuages loin de courir,

les arcs au ciel se déploient libres

à la pointe du cap aux brumes,

au bout de l’île envaporée.

 

Les plaines se parent de vert,

puis à cœur joie les forêts se lèvent,

la feuille à l’arbre, l’herbe en terre,

les oiseaux dans l’arbre, haut chant,

les merles sifflent leur pagaille

et le coucou dessus roucoule.

 

Les buissons de baies poussent dru,

dru sur les buttes les fleurs jaunes :

les fleurs poussent, de tous pétales,

il en germe de maintes formes.

 

L’orge seul, l’orge reste en terre,

le grain de prix ne pousse brin.

 

Le vieux Väinämöinen

piétine en long, repense en large

sur le rivage du champ bleu,

à la frange de l’eau mouvante.

 

Il trouve six graines petites,

sept graines, sept pour la semaille

sur le rivage de la mer,

sur le champ de gravière fine.

 

Les fourre dans la peau de martre,

le fourreau d’écureuil d’été.

Et le voici qui sème en terre,

il éparpille la semaille

autour du puis de Kaleva,

au champ d’Osmo, sur la lisière.

 

La mésange trille dans l’arbre :

 

« Ne lèvera l’orge d’Osmo

ni l’avoine de Kaleva

si la forêt n’est pas soumise,

essartée, la terre, en brûlis,

par arsin de feu défrichée. »

 

Le vieux Väinämöinen

le sage affile sa cognée.

 

Il en ouvre de grands essarts,

rase des pans de terre énormes.

 

Tous il les brise, les beaux arbres,

il épargne juste un bouleau,

blanc reposoir pour les oiseaux,

pour les coucoulis du coucou.

 

L’aigle vole à travers le ciel,

l’oiseau dessus l’air et la terre .

 

Aile raide il descend pour voir :

 

« Qu’as-tu donc laissé la vie sauve

au bouillard, écorce épargnée,

branches graciées pour le bel arbre ? »

 

Väinö répond, barbe vieille :

 

« Entends donc pourquoi je l’épargne :

reposoir aux oiseaux sera,

et perchoir pour l’aigle de l’air. »

 

L’aigle lui crie, l’oiseau de l’air :

 

« Barbe de gris, c‘est bien agi :

laisse la vie sauve au bouleau,

le bel arbre, tronc blanc debout,

comme reposoir aux oiseaux

et perchoir à mes serres d’aigle. »

 

L’oiseau de l’air lance le feu,

crache en foudre ses flammes blanches :

le vent norois brûle l’essart,

le vent du levant le dévore,

brûle en fraisil tous les beaux arbres,

les ride en cendres rabougries.

 

Le vieux Väinämöinen

adonc prend six graines petites,

les sept grains, sept pour la semaille,

fors la peau décousue de la martre,

le fourreau d’écureuil d’été

patte brune, l’hermine brune ;

 

Puis il s’en part semer en terre,

il éparpille la semaille.

 

Il chante alors, paume à la ronde :

 

« Je sème, courbé, besogneux

entre les doigts du Créateur,

par la paume du tout-puissant

sur cette terre, la fertile,

la prairie de brûlis féconde.

 

« Dame du monde, sous la terre,

vieille en terre, mère du sol !

 

« Presse la tourbe à s’éreinter

la terre aigre à tresser les pouces !

 

« Force ne faut point à la terre

en nul âge, nulle saison,

quand elle a le gré des donneuses,

la merci des filles du monde.

 

« Terre, lève-toi de ta couche,

prairie de Créateur, debout !

 

« Mande la tige à tigeonner,

la paille creuse à pailloter !

 

« Fais lever les germes par mille,

disperse fourchons par centaines

sur mon labour, sur ma semaille,

dans le sillon de mes efforts !

 

« Ô Ukko, Dieu dessus les dieux,

père vieux par-dessus le ciel

poigne de puissance aux nuages

et maître des traînes pansues !

 

« Mande le haut conseil des nues,

le parlement clair des nuages !

 

« Fais germer la nuée de l’est,

lève au norois la toison blanche,

rameute du ponant les autres,

flocons houspillés du midi !

 

« Eclabousse l’aigue du ciel,

égoutte le miel des nuages

sur les bons grains d’orge levant,

sur le chuchotis des semailles ! »

 

Lors Ukko, dieu dessus les dieux,

père vieux par-dessus le ciel,

mande haut le conseil des nues,

le parlement clair des nuages.

 

Il fait germer la nuée d’est,

lève au norois la toison blanche,

il rameute au ponant les autres,

flocons houspillés du midi ;

les tasse en monceaux côte à côte,

flanc sur flanc les cahote en masse ;

Il éclabousse l’eau du ciel,

le miel des nuées, goutte à goutte

sur les bons grains d’orge levant,

sur le chuchotis des semailles.

 

L’orge barbé, l’orge se lève,

poilu comme souche, il se dresse

de la terre, le sillon tendre,

le champ sacré de Väino.

 

Adonc au jour de l’en-demain,

après deux nuits, bien trois nuitées,

passé enfin une semaine

le vieux Väinämöinen

le sage s’en vient regarder

par son labour et ses semailles,

par le sillon de ses efforts :

l’orge lève, l’orge à cœur joie,

six nattes de grains par épis,

les tiges de trois nœuds dressées.

 

le vieux Väinämöinen

tourne et lorgne, tourne et regarde ;

 

Le coucou vient, gorge en printemps,

il voit debout le bouleau blanc :

 

« Pourquoi l’as-tu donc épargné

le bouillard à l’écorche blanche ? »

 

Väino le vieux lui répond :

 

« Entends pourquoi j’ai laissé l’arbre.

Le bouillard ouvre sa ramée :

il sera ton arbre de chant.

 

« Coucou, viens-t-en piailler de gorge,

fais ton chant clair, gosier de sable,

gosier d’argent, ton cri limpide,

coule haut ta gorge d’étain !

 

« Coucoule aux soirs, bavarde à l’aube,

chante encore au mitan du jour,

crie, prodige en ces terres miennes,

joue mes forêts en tintamarre,

que le gibier vienne à mes rives

et les moissons à mes champagnes ! »

 

Traduit du finnois par Gabriel Rebourcet

in, Elias Lönnrot : « Le Kalevala. Epopée des Finnois »

Editions Gallimard (Quarto), 2010

Du même auteur : Le Kalevala. Chant 1(10/11/2022)

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