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Le bar à poèmes
7 septembre 2023

Lorand Gaspar (1925 – 2019) : Poèmes d’été à Sidi-Bou-Saïd

images[1]Photo de Sophie Daoud-Periac.

 

Poèmes d’été à Sidi-Bou-Saïd

 

à Jacques Réda

Criquouillet et Patte-Rose

ventre garni de poissons

dorment leur soûl, bienheureux –

 

le vent souffle de la mer

étrillant le dos des vagues

grincez, claquez vieux volets

 

le ressac couvre ses mots

ainsi jamais ne saurons

ce qu’il pense de la Chine

et de l’immortalité –

 

d’où et comment tant de hâte

au fond personne ne sait

 

le monde – disait Montaigne

n’est que branloire perenne

tout comme notre destin

et ce besoin de sans cesse

poser des questions à Dieu

pourquoi cela et ceci

sur ce qu’il nous faut penser

du mystère d’être là

puisque Dieu ne parle pas –

sauf peut-être à ceux qui savent

donner et ne rien demander -

 

j’entends les guêpiers c’est l’heure

la table des airs est mise

vaut mieux pas trop musarder

avec son dard dérisoire

quand on est corps comestible

doré face à l’Eternel –

 

et tu penses à la gaieté

de l’éclair dans l’eau, au rire

de la sterne au bec d’acier –

au goût exquis du rouget

grillé aux herbes sur braises

chacun de se demander

à quelle sauce il sera

mangé sur la table immense 

selon les lois éternelles –

 

tous ces jours cousus d’espoir

d’y voir un jour ô plus clair

 

et le soir venu il mange

un filet grillé de dinde

en écoutant la divine

musique d’Amadeus –

 

si le silence des mondes

jamais n’explose serait-ce

que la douleur et la joie

n’ont de sens que pour les hommes ?

l’amour sans bornes du Christ

le clair regard d’Epicure

la rigueur de Spinoza

chemins ardus s’il en fut

sont réponse sans répondre

notre seule béatitude –

 

en chemin vers l’inconnu

humain trop humain bien sûr

je puis tout de même aimer

serrer cette chose claire

tant que je peux dans ma nuit

aimer quand même dire oui

à une herbe à un caillou

à l’esprit au corps humains

cherchant un peu de lumière

malgré l’horreur la folie,

« oui » comme une lampe au soir –

 

l’air est criblé de cris minces

tout n’est que bonds et plongeons

glissements et rebonds de

corps lancés à toute allure

tel le pinceau de Wang Mo

le fou de l’encre qui vole

l’irruption des martinets

comme les fils d’un tissage

ivres d’un destin joyeux

absorbés totalement

par l’essentiel de vivre –

 

 

assis près de la fenêtre

la mer peu à peu sombrée

en ses fonds sans lieu, je vois

la blancheur de ses dessous

j’entends lentement dans le noir

sans rien penser d’autre que

ces riens parlant à mon âme

et ma vie vieillit encore

sans renoncer la lumière –

 

 

 

à Roger et Patricia Little

 

Ecriture ample, d’un seul trait qui démontre sa source et son élan – martinets –

se dépliant par d’immenses caresses, épousant les pleins, les creux et les failles

     du corps invisible des vents,

Tant de tiges qui s’élancent, se plient et se déplient, se cassent sans se rompre,

     d’un même mouvoir en lui-même enraciné,

mouvoir, telle une pensée lisible un instant sans mot et sans trace

coulé dans la pleine jouissance de son être indivis

tout un ciel d’afflux de sèves, de rumeurs d’éclosion

ô certitude d’être ici sans reste exprimé dans son faire !

 

Plongées et rejaillissements souples, toujours légers, infiniment légers,

torsades et dislocations tracées avec la même assurance fluide,

comme si le mouvement de la vie, sa trajectoire incalculable se dépliaient

dans la substance même d’une infrangible unité –

 

Le gracieux don de bâtir ces hautes voûtes éphémères où résonne

mêlé aux brefs appels pointus le bonheur du regard d’habiter

ces traits qui volent et dessinent leurs arcs innombrables lumière sur lumière –

 

C’est la seule écriture que tu puisses lire aujourd’hui

Comme si ta rétine et les neurones gris où s’élaborent

et se dissolvent ces dessins purs d’un seul élans tracés

(dans le bruissement discret de courants et de chimies)

comme si les plus fins rameaux de ton souffle et de ton sang

tout ce que ton esprit croit comprendre et ignore,

les espaces et une pensée infiniment ouverts

étaient fondus dans le même déploiement

en cette musique où chaque note est un cœur

au rythme, harmoniques et timbres singuliers –

 

Sois tolérant pour les failles et faiblesses,

accueille le silence dans les mots qui s’accroit

tout comme le dépouillement des vieux jours

rappelle-toi ce que tu as perçu d’invisible au désert –

 

la brise du petit matin cueille en passant

l’odeur des genêts et soulève le rideau –

 

 

Patmos et autres poèmes

Gallimard éditeur, 2001

Du même auteur :

La maison près de la mer, II (29/03/2016)

Patmos (29/03/2017)

Nuits (29/03/2018)

La maison près de la mer, I (29/03/2019)

Amandiers (29/03/2020)

Sidi-Bou-Saïd / Raouad / Linaria (29/03/2021)

Genèse (29/03/2022)

Sefar (07/09/2022)

Nuits et neiges (29/03/2023)

Fantaisie chromatique (29/03/2024)

 

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