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Le bar à poèmes
12 août 2023

Michel Butor (1926 – 2016) : In Memoriam Paule Thévenin

f7082c2_30953-1hpm7gr[1]Michel Butor, le 5décembre 1964, à Paris. AFP

 

In Memoriam Paule Thévenin (*)

 

 

 

Je ne l’ai jamais rencontré

le grand écartelé vivant

le grand furieux le grand hurleur

mais j’ai toujours dans mon silence

son cri comme un glapissement

de bête acculée dans un piège

le foie mordu par un vautour

dans son débat avec la foudre

 

Et certes si j’ai beaucoup lu

depuis Le théâtre et son double

découvert je m’en souviens bien

sur la place de la Sorbonne

par une journée de soleil

au temps de la Libération

ses livres je m’en veux pourtant

de ne l’avoir assez fouillé

 

Mais je vous ai vue tant de fois

déchiffrer ces brouillons brûlants

et reprendre indéfiniment

pour mieux approcher de la flamme

abandonnant vos premiers jets

aux enfants de quelques amis

pour y dessiner leurs progrès

dans les fourrés de la croissance

 

J’ai même fait un cours sur lui

étant professeur à Genève

me disant que peut-être un jour

cela deviendrait quelque livre

parmi mes Improvisations

mais j’ai retardé retardé

craignant trop de vous décevoir

maintenant vos yeux sont fermés

 

Quand j’écrivais Mille et un plis

pour trouver des rêves “classiques”

j’ai scruté les surréalistes

puisqu’ils en avaient tant parlé

portant ma lampe de mineur

dans les strates de leurs ouvrages

et des siens en particulier

parmi les nappes de grisou

 

Quand je sens cette véhémence

quand j’entends sonner ce tocsin

un peu comme le battement


du coeur qu’entend le nourrisson

dès avant son accouchement

son débarquement dans le froid

son tympan percé par les flèches

de sons suraigus tout nouveaux

 

Je me demande un peu comment

vous avez pu me supporter

moi qui cherchais surtout le calme

à faire survivre les miens

parmi les sourires des loups

à éviter les chausses-trappes

que l’on me tendait çà et là

tout en gardant ma courtoisie

 

Mais vous avez su m’écouter

m’admettre auprès de ce grand frère

et de quelques autres toujours

apparemment pleine d’épines

prête à l’insulte comme si

vous cherchiez à manifester

le scandale d’une existence

dont vous exploriez le malheur

 

Impossible donc de penser

à lui sans penser aussitôt

à vous sa fille d’élection

à vous sans que ce grand fantôme

se dresse en agitant ses chaînes

éclairant de son rougeoiement

le château d’incarcération

qu’il promenait autour de lui

 

Nietzsche disait philosopher

à coups de marteau oui mais quand

on vous a privé de marteau

que reste-t-il pour éviter

de se casser la pauvre tête

contre les murs de la prison

quand les bourreaux qui vous possèdent

s’extériorisent en espions

 

Comme la langue fait défaut

tous les mots se révélant traîtres

on frappe désespérément

aux portes de la surdité

qui se durcissent s’épaississent

se couvrent de clous et tranchants

si bien qu’on a les mains en sang

dans le vertige du refus

 

Seigneur que j’aurais bien voulu

révérer comme mes parents

et professeurs me l’enseignaient

si vous existez dites-moi

comment avez-vous pu créer

vous qu’on déclarait tout-puissant

un monde où la souffrance est telle

et moi dans un tel désarroi

 

Car nous ne pourrons jamais croire

que c’est là le meilleur des mondes

avouez donc votre impuissance

tout aussi malheureux que nous

c’est vrai qu’on vous a crucifié

et vous vous êtes laissé faire

vous voyez ça n’a rien changé

il n’y a plus que des victimes

 

Mais alors les cérémonies

malgré leurs beautés que j’admire

mieux que quiconque ne sauraient

plus nous aider le moins du monde

je n’en veux plus je n’en peux plus

ce que je veux manifester

en m’aidant de leur liturgie

c’est la déchirure absolue

 

Ce n’est pas seulement le voile

du temple qui s’est déchiré

c’est le voile du monde entier

qui ne cesse de découvrir

dans un crépitement de guerres

des horreurs des beautés nouvelles

qu’il nous faut métamorphoser

dans un théâtre des merveilles

 

Où cela me mènera-t-il

je l’ignore je me débats

dans une forêt de mensonges

peuplée de singes faux acteurs

qui jouent sans s’en apercevoir

dans un faux décor et je frappe

les interminables trois coups

pour que le rideau se relève

 

Je prépare dans les coulisses

le plus sournois embrasement

qui fera jaillir la lumière

de toutes les erreurs anciennes

un bûcher pour tous les bûchers

canonisation des sorcières

dieux et démons venez m’aider

supplications suppliciations

 

Voyez ici le coup de dés

qui abolira le hasard

enfin le jugement premier

qui nous rouvrira les vantaux

de l’esquisse d’un paradis

d’où nous avons été chassés

iniquement mais attention

le spectacle va commencer

 

(*) PauleThévenin est l’éditrice des oeuvres compètes (en 28 volumes) d’Antoni Artaud (Editions Gallimard)

 

Seize Lustres

Editions Gallimard, 2006

Du même auteur :

 « Au-delà de l’horizon… » (12/08/2015)

 Le tombeau d’Arthur Rimbaud  (12/08/2016)

Vers l’été (12/08/2017)

Lectures transatlantiques (12/08/2018)

Les commissures du feu (12/08/2019)

Paysages planétaires (1-5) (12/08/2020)

Paysages planétaires (6 -10) (12/08/2021)

Paysages planétaires (11 -16) (12/08/2022)

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