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Le bar à poèmes
12 août 2022

Michel Butor (1926 – 2016) : Paysages planétaires (11 -16)

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Paysages planétaires

(11-16)

 

11

(DALLAGE ARABESQUE)

 

     Les tulipes d’Ispahan

     les perles du grand Moghol

     les nigelles de Damas

     les ramages de Golconde

     les ombres des minarets

     les fontaines dans les cours

     les jalousies d’Istanbul

     les sourires sous les voiles

 

     Emportés par le vent d’ondulation en ondulation, nous survolons d’abord

Deir el-Qamar, le couvent de la Lune dans les montagnes du Liban, puis la

région des coptes dans la vallée du Nil où les vestiges de Tell al-Amarna, la

capitale maudite du pharaon hérétique Akhénaton, découverts par les

archéologues du siècle dernier, sont de nouveaux enfouis dans le sable. On a

goûté à quelques fruits de l’arbre du savoir.

 

     Les religions en colère

     les ramages de Golconde

     l’arrivée des caravanes   

     les fontaines dans les cours

     les colonnes de ténèbres

     les sourires sous les voiles

     les cèdres sur la montagne

     les perles du grand Moghol

 

     Nous faisons un détour jusqu’à la vallée du Gange, Bénarès avec ses

bûchers. Brillent maintenant sous notre tapis les briques émaillées d’Ispahan,

les carreaux de faïence d’Istanbul.

 

     Les ombres des minarets

     les prophètes affolés

     les jalousies d’Istanbul

     l’arc-en-ciel d’apaisement

     les tulipes d’Ispahan

     les palmiers des oasis

     les nigelles de Damas

     les faïences irisées

 

     Après un dernier virage au-dessus d’éboulis et de cratères, de chars

abandonnés, de statues en morceaux, nous nous posons sur une terrasse du

palais volant d’Haroun al-Rachid venu, brusquement réveillé de son sommeil

de délices, se lamenter sur ce qu’il est advenu de sa ville.

 

     Les colonnes des ténèbres

     l’arc-en-ciel d’apaisement

     les cèdres sur la montagne

     les palmiers des oasis

     les religions en colère

     les faïences irisées

     l’arrivée des caravanes   

     les prophètes affolés

 

12

(ETHIOPIE BRESILIENNE)

 

Le dimanche des Rameaux

     l’échappé de Charleville

     le triage du café

     bondissement des gazelles

     un haut-parleur déréglé

     la pluie sur les toits de tôle

     le passage des nomades

     les énigmes de la reine

 

     La procession dans les églises souterraines. On remplit les fonts baptismaux

où chacun plonge la main pour se signer. Le vent dans la montagne, les

craquements repris par les échos. Des files de cierges nous mènent d’un

monolithe à l’autre, de plus en plus profondément. On longe des forêts de

champignons phosphorescents.

 

     Mélanges de jus de fruits

     bondissement des gazelles

     jeux de ballons sur la plage

     la pluie sur les toits de tôle

     les processions en fanfare

     les énigmes de la reine

     l’approche du carnaval

     l’échappé de Charleville

 

     Puis de nouveau ce sont les escaliers de grès pourpre avec les flammes

tremblantes, les lyres et les encensoirs. Notre foule en traverse une autre avec

des torches, des éventails de plumes, des grelots sur toutes les coutures et des

miroirs qui se transmettent les uns aux autres les éclats du Soleil venus d’une  

toute autre direction.

 

     Le haut-parleur déréglé

     les cascades d’Iguazú

     le passage des nomades

     l’opéra dans la forêt

     le dimanche des Rameaux

     maracas et tambourins

     le triage du café

     la démarche des tatous

 

     Nous nous sommes frôlés sans nous mêler. Chacun continue sur sa lancée.

Nous sommes désormais complètement séparés. Les mères serrent leurs bébés

dans leurs bras en continuant la descente. Nous débouchons en pleine nuit sur

l’extérieur dans l’enchantement de la Lune.

 

     Les processions en fanfare

     l’opéra dans la forêt

     l’approche du carnaval

     maracas et tambourins

     mélanges de jus de fruits

     la démarche des tatous

     jeux de ballons sur la plage

     les cascades d’Iguazú

 

13

(MELATLANTIDE)

 

     Les poitrines les genoux

     les mains et les chevelures

     les palissades les tombes

     gémissements percussions

     découpures et forêts

     éventails transpirations

     caresses baiser soupirs

     chasses fumées nostalgies

 

     Sur les pentes des Alpes les bouviers en culottes de cuir se font de grands

signes et se répondent en évoquant des voyages lointains : les grandes villes

d’Europe d’abord, avec leurs vacarmes et leurs concerts, leurs églises et leurs

musées.

 

     Les remparts et les colonnes

     gémissements percussions

     trières à grandes voiles

     éventails transpirations

     déclamations perspectives

     chasses fumées nostalgies

     les ventres et les regards

     les mains et les chevelures

 

     Puis au-delà des mers, après des heures d’avion, celles de l’Amérique d’une

côte à l’autre. Froissements de dollars, dégringolades de pièces.

 

     Découpures et forêts

     halètements discussions

     caresses baiser soupirs

     peintures perles cristaux

     les poitrines les genoux

     les lèvres et les chevilles

     les palissades les tombes

     ébranlements sifflements

 

     Dans les maquis de Corse les bergers soucieux d’indépendance imaginent

des pont-levis clandestins dont les piliers s’appuieraient sur îles et continents

pour faire communique Far-West et mers du Sud dans la jam-sessions des 

exclus.

 

     Déclamations perspectives

     peintures perles cristaux

     les ventres et les regards

     les lèvres et les chevilles

     les remparts et les colonnes

     ébranlements sifflements

     trières à grandes voiles

     halètements discussions

 

14

(LABRA D’OR)

 

     Le blizzard vient fustiger

     le village des igloos

     où les caribous s’endorment

     sous une vague de neige

     les chiens tirent les traîneaux

     jusqu’aux ports de la banquise

     où fument les cheminées

     des fabricants de conserves

 

     Le vent file sur la banquise en soulevant des tourbillons de neige fine et

soudain des blocs se détachent et tombent dans des chenaux en éclaboussant.

Les hommes remontent leurs kayaks et organisent leurs campements autour de

grosses lampes à huile de phoque, taillées dans la pierre tendre.

 

     Toutes les peaux nettoyées

     sous une vague de neige

     les loups hurlant sous la lune

     jusqu’aux ports de la banquise

     en quittant les entrepôts

     des fabricants de conserves

     le trappeur vient visiter

     le village des igloos

 

     Ils s’installent très loin les uns des autres, de telle sorte qu’ils n’aperçoivent

leurs lueurs que d’horizon à horizon, juste pour garder le contact. Une jeune

anthropologue courageuse dans ses fourrures dispose ses appareils pour

enregistrer les improvisations qui aident à passer la longue nuit.

 

     Les chiens tirent les traîneaux

     jusqu’aux faubourgs des cités

     où fument les cheminées

     des trafiquants de fourrures

     le blizzard vient fustiger

     la cabane de rondins

     où les caribous s’endorment

     dans la lumière des flammes

 

     Dans les bras du fleuve difficile à repérer sous la blancheur, un brise-glace

laboure son passage. Parvenu dans une espèce de lac assez bien dégagé,

l’équipage arrête les machines pour quelques heures de détente et beuveries

bien au chaud, puis dormir un peu.

 

     En quittant les entrepôts

     des trafiquants de fourrures

     le trappeur vient visiter

     la cabane de rondins

     toutes les peaux nettoyées

     dans la lumière des flammes

     les loups hurlant sous la lune

     jusqu’aux faubourgs des cités

 

15

(ANDES AFRONIPPONES)

 

     Le condor et l’urubu

     vont survoler les rochers

     traversant la chute d’eau

     propice aux méditations

     bondissant dans la ravine

     aspergeant de ses écailles

     fougères arborescentes

     singes serpents papillons

 

     Les flammes dévorent les herbes sèches. Ronflements et cris, craquements

d’écorce ; les animaux fuient. Nos musiques suffiront-elles à préserver nos

cabanes ? D’un horizon à l’autre les trompes se répondent pour avertir de

l’imminence du danger. Serait-ce le cataclysme annoncé ? Toute la province

est menacée, toute la nation, le continent même. Ne résistent que quelques îlots

d’humidité. Des fumées remplacent les brumes dans les roseaux.

 

     Tandis que l’exclamation

     propice aux méditations

     éveille tous les échos

     aspergeant de ses écailles

     baobabs et cerisiers

     singes serpents papillons

     l’ibis l’aigrette et la grue

     vont survoler les rochers

 

     Enfin le vent apporte la pluie et même la grêle. Les foyers s’espacent. On

mesure l’étendue du désastre. Les flûtes saluent l’apaisement. Les autorités

civiles et religieuses rivalisent de cérémonies à grand spectacle pour fêter les

nouveaux espoirs. Les mères réussissent enfin à consoler leurs enfants apeurés.

 

     Bondissant dans la ravine

     faisant briller et trembler

     fougères arborescentes

     les hommes et leurs bestiaux

     le condor et l’urubu

     s’enfuyant parmi les nuages

     traversant la chute d’eau

     des amateurs de vertige

 

     En fait le feu ne s’est pas éteint, mais il a changé de nature. Il est devenu

respirable, habitable, maniable. On est passé de l’autre côté du feu, dans son

envers. On marche sur des braises fraîches entre des arbres de flammes. Nous

buvons aux sources du feu ; nous rivalisons d’éclat avec les oiseaux. La nuit,

tout notre corps devenu paupières ou cendres, couvre les tisons de nos cœurs.

 

     Baobabs et cerisiers

     les hommes et leurs bestiaux

     l’ibis l’aigrette et la grue

     s’enfuyant parmi les nuages

     tandis que l’exclamation

     des amateurs de vertige

     éveille tous les échos

     faisant briller et trembler

 

16

(CHAMANES SAHELIENS)

 

     Le crissement de la glace

     les roulements des tambours

     pour aller jusqu’à la transe

     et trouver le talisman

     nous permettant de guérir

     les fiévreux et les hagards

     et d’assurer les naissances

     pour la migration d’été

 

     Nous laissons derrière nous la ville avec ses muezzins fantômes. Méandre

après méandre, le fleuve alimente les marais. Dans une région plus sèche nous

croisons un campement et même un village avec ses antennes. Les tambours

battent le rappel des esprits.

 

     Pour pénétrer le secret

     et trouver le talisman

     permettant de renforcer

     les fiévreux et les hagards

     en améliorant la vue

     pour la migration d’été

     les éboulements du sable

    les roulements des tambours

 

     Voici les faubourgs d’une autre ville aux maisons très basses, mais avec

quelques grands immeubles déjà délabrés autour d’une place à fontaines et

mosquées.

 

     Nous permettant de guérir

     les enfants et les vieillards

     et d’assurer les naissances

     jusqu’aux horizons célestes

     le crissement de la glace

     percussions et rotations

     pour aller jusqu’à la transe

     et deviner l’élixir

 

     Tout cela disparaît à son tour comme des nuages emportés par le vent

d’ondulation en ondulation, et nous reprenons notre progression difficile

à travers les marais grouillant de la foule des morts.

 

     En améliorant la vue

     jusqu’aux horizons célestes

     les éboulements du sable

     percussions et rotations

     pour pénétrer les secrets

     et deviner l’élixir

     permettant de renforcer

     les enfants et les vieillards

 

Seize lustres. Poésie

Editions Gallimard, 2006

Du même auteur :

 « Au-delà de l’horizon… » (12/08/2015)

 Le tombeau d’Arthur Rimbaud  (12/08/2016)

Vers l’été (12/08/2017)

Lectures transatlantiques (12/08/2018)

Les commissures du feu (12/08/2019)

Paysages planétaires (1-5) (12/08/2020)

Paysages planétaires (6 -10) (12/08/2021)

In Memoriam Paule Thévenin (12/08/2023)

 

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