Le chaudron de cuivre de Chardin (I)
Chardin n’arrête pas la vie
dans une posture flatteuse ;
il la saisit tout doucement
à l’instant le plus intime
de son accomplissement lent
parmi les choses les plus
simples.
Car
- mais s’en soucie-t-il ? –
« là aussi,
les dieux
sont
présents ».
La moindre manifestation de vie.
Dans le silence opaque de la cour,
l’aboiement de ce chien.
Un volet, simplement, qui claque.
Ou bien ces livres empilés
dans l’un des angles de la chambre.
Ce chaudron de Chardin
ou ce quintette de Schubert,
dans les tons bruns,
et pour deux violoncelles.
Tout ce qui, d’ordinaire,
va son train machinal
- et là soudain
c’est le bonheur aigu
qui diffuse à travers le corps
ses milliards de picotements.
Une bouteille verte sombrement,
ou brune comme ces mares
dont le sommeil, bercé par les rainettes,
remâche tel ou tel palais de fée.
Une bouteille dont l’étiquette
remémore les doigts agiles
des ouvrières sous-payées
du vieux bourg viticole
et historique plus ou moins.
Et c’est aussi, entre les peupliers
et les roseaux
cet affluent, vert bouteille, léger,
qui ramène à la table,
au soleil de l’ampoule
réchauffant l’odeur du vin ,
au choc des verres,
à l’amitié,
au livre mal assis
entre deux rêves,
aux yeux
qui en ont vu de toutes les couleurs
et qui se posent lentement sur chaque chose,
pour ne rien déranger de ce qui fait l’instant.
La voix du soir doucement
déroule son vieux discours.
Cinq étages plus bas,
la cour aiguise ses échos.
Toujours le chien,
et le remords des pas
dans les chambres de bonnes.
Un simple geste
remettrait tout en question.
Avoir donné à chaque chose
la parole
avant d’accepter le sommeil.
Le sommeil se fit vert
avec un surcroît de fraîcheur
à la hauteur des tempes.
Tout se passa comme si.
Non, la Lune n’est pas
le masque d’argent martelé
qui reflèterait nos questions.
Une île frangée d’écume
maintient à l’amarre
ces nefs de bois imputrescible.
Sur le journal
qui fait l’histoire à sa façon,
le monde est ramené à quelques chiffres,
et l’homme à quelques tics.
Que dire ? C’est la nuit.
Encore une fois, loin des herbes.
Demain, peut-être,
un autre jour.
Blanche, carrée ou presque,
la pièce, et le soleil par les persiennes,
qui raye de tiédeur le sol de carreaux rouges ;
blanche aussi, la musique,
dans le baquet, de la goutte
qui fuit sans précipitation
du robinet de métal blanc.
Dehors, la musique à deux temps
du chant torride des insectes
Sur un plateau de grès,
des ora nges, dans l’angle droit,
et l’une capte le rayon tombé
d’une persienne.
Le lit de fer, le dessus-de-lit rouge ;
très lente, la respiration.
C’est la réalité,
doucement augmentée.
Si quelqu’un vient me demander,
je ne suis là pour personne
Le vieux violoncelliste tousse comme son archet
La musique depuis les plus hautes montagnes,
lui tombe fraîchement sur la poitrine.
Dans sa tête, quelque sentier s’en va,
tout doucement, vers une pièce étroite,
où la chaleur des voix, parfumée de l’odeur
des arbres, des fumées, du fromage, de l’ail,
adoucit l’épiderme de l’air.
Pour lui, le temps ne passe pas ;
depuis longtemps, le temps n’existe plus.
Il joue, et c’est exactement
comme s’il n’était pas plus là
que vous et moi,
qui l’écoutons.
Il joue depuis longtemps
au-delà de sa mort,
exactement où nous-mêmes
sommes à l’écouter.
Au fond de sa musique,
un peu de vin dort du sommeil du dieu.
La pièce affectueuse respire la musique ;
odeur de source du bien-être,
santé diffuse de l’instant.
Pourquoi ne dirait-on pas aussi ce grave bonheur
qui prend à l’improviste,
au détour de la plus insignifiante des journées ?
Dans ces moments, la moindre flûte
est une étendue de roseaux
nés du regard vert des étangs ;
Et personne n’est là pour chasser les oiseaux
qui reviennent les ailes couvertes de Sud.
Personne n’est là pour faire trembler le cristal
des verres où danse le dieu,
personne pour froisser d’une voix étrangère
la pure étoffe musicale,
personne : vous pouvez parler,
je ne suis pas là.
La table, libérée par la lampe
des voix rauques de l’ombre,
retourne, disponible, à l’attente.
Toi. Par moments ton silence
se fraie un passage à travers le désert,
soulignant l’amitié des objets,
où ramenant quelque doux geste
depuis les contrées mal connues du logis.
Attentive, inclinée vers le rectangle de canson,
tu scrutes d’un pastel scrupuleux
la surface de ton regard,
sans cesse en route vers le fond,
approché semble-t-il par cette couleur,
puis à nouveau masqué par cette autre.
Dès cet instant, au lieu de contourner
cette apparence qui te mime,
te voilà t’enfonçant dans ta réalité muette :
grave simplicité de ton profil,
force, à travers ta sève, montée
jusqu’au bout de tes doigts .
Le silence fugué t’accompagne
à travers l’atmosphère jaunie
par la chaleur acide de la lampe.
Interminable, à l’infini
s’en va la chambre,
avec l’accord lancinant
du réveil.
(Et l’infini
dès lors n’est
que cette philosophique
unité de mesure
du jamais
et du nulle part)
Le mieux serait...
Mais on le sait déjà.
Et cependant cela continue
de parler comme si la serrure
allait par miracle s’ouvrir,
comme si on allait enfin
se voir venir là-bas
du bout de l’horizon
et s’entendre dire
d’une façon plausible :
« Bonjour, tout est clair
il est grand temps de s’éveiller ».
Un geste ne suffirait que trop,
dans la musique douce de la chambre,
pour chasser tout ce qui appelle
dehors.
Chassons le geste qui se referme
sur notre propre pouls.
Par la fenêtre ouverte,
écoutons le silence énorme de la ville.
Nos limites sont des vierges folles :
frontières à violer.
Rejoindre la chaleur sans date,
l’intime chaleur
du nulle part.
Un geste. Le jardin au repos
fait diverger ses couleurs,
et revoici le goût vert pâle des groseilles.
Voir, respirer : pénétrer
autant qu’on le peut.
Se taire jusqu’au degré
le plus profond,
écouter la danse
du dieu de sang et de feu,
qui lettre à lettre porte
notre nom secret.
Un autre geste. Le soleil
déchire l’odeur du tilleul,
l’enfance saute par-dessus le mur.
L’homme parle ?
Le vrai miracle serait
que son sang accouche de fleurs,
qu’il ait enfin à dire quelque
chose.
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Chronique du bois d’eucalyptus
Guy Chambelland éditeur, 1974
Du même auteur :
« Au bout de chaque jour… » (05/03/2015)
Hautes chaumes (I) (05/03/2016)
Sonnailles (05/03/2017)
Al-Kimiya, (05/03/2018)
« Fibres... » (04/03/2019)
Hautes chaumes (II) (05/03/2020)
Le chaudron de cuivre de Chardin (II) (05/03/2022)
La maison de demain (05/03/2023)