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Le bar à poèmes
10 mars 2024

Pentti Holappa (1927- 2017) : Poème de Noël 95

 

Poème de Noël 95

(écrit et lu à la radio)

 

Tu es toi-même, tu m’entends, je te tutoie.

C’est à toi que je parle. Tais-toi juste un instant. Tu entends ma voix, n’est-ce

     pas.

Tu te souviens comme nous avons été proches jadis, plus proches encore, tout

     près l’un de l’autre. 

Nous dormions tête contre tête, nous veillions la main dans la main.

 

Une fois encore tu es loin. Je suis à nouveau très loin, quand la blancheur

     descend parmi l’ombre.

On a balayé les photons sur le plancher du ciel comme des ordures et on les a

     déversés par-derrière l’horizon.

 

Ainsi donc il fait nuit, il ne peut faire plus sombre. Ce savoir est une blancheur

     dans le cœur de l’obscurité.

Vient éclore une fleur noire, grande aux feuilles pesantes, elle a le parfum de la

     nuit,

le parfum du regret et de l’espoir. De ta peau s’exhale une forêt de pins, dans

     ton souffle une décade

dont les nuages sont traversés par un vol d’oiseaux qui se posent sur ta poitrine

     dénudée.

 

Je t’écris une fois encore, je ne parle qu’à toi. Je chuchote et je me tais.

Je veux dire que tu es le sens, par qui l’eau gèle sur les rivages et fait rage au

     large.

Les êtres unicellulaires se retirent dans leur coquille au fond de la terre gelée,

     dans le sable de la côte, ou dans la vase.

L’organisation biologique s’entraîne pour l’ère glaciaire, longue et lente.

Elle se rapproche à pas de géant, elle est déjà là, sur le seuil, dans la salle, dans

     le studio de location ou dans la maison de famille, mais l’homme est un

     animal parmi les animaux, et le feu brûle au fond de lui.

L’horloge des cellules scande le temps nerveusement dans les corps vivants.

 

On écrit des poèmes pour la forme poétique. Le téléphone est déjà inventé.

Je t’ai appelé hier. Tu avais une forte fièvre.

Tu manges des fruits et du miel. Dors bien, fais de beaux rêves sains !

Dans l’obscurité l’homme doit se débrouiller seul.

Personne ne peut le faire pour lui. Mes rêves sont des vêtements

poisseux, en lambeaux, dont on fait des serpillières,

il n’est plus possible de les laver, mais peu m’importe, d’autres souffrent plus

     que moi.

A ma façon je suis en bonne santé, définitivement malade.

 

La poésie donne des droits. On peut marcher, ramper et caquer, on peut voler.

     L’amour est permis sous toutes ses formes.

Interdite, la caresse est si sensible et donne tant de plaisir.

Je te touche et je disparais vite.

Tu crois qu’une image poétique a effleuré ton front.

Il en reste un stigmate, comme la balafre d’un baiser.

 

Matériellement je ne suis pas parvenu près de toi...

A cause de cela je saute dans le cosmos, je cingle à travers les ères

     géologiques.

Je préfèrerais venir près de toi, ordinairement.

Je frapperais, je me souviendrais du code de la porte d’entrée, je prendrais

     l’ascenseur jusqu’au cinquième étage.

Je m’arrêterais pour découvrir le désordre dans la chambre, le lit défait,

la fenêtre aride, ouverte sur la Voie Lactée ;

Une guitare est couchée par terre à côté d’une housse ouverte. Les accords

     vibrent encore.

 

Il n’en sera rien, je suis si loin.

Force est de partir pour le voyage spatial,

d’abandonner avant de toucher au but,

force est d’avouer qu’on est loin, plus loin encore. Absent.

 

Humainement parlant je suis un vieillard,

économiquement un fardeau.

A vrai dire je sais être acariâtre et parfait casse-tête.

C’est une forme d’activité, et pas si méchante.

On peut s’en acquitter le sourire aux lèvres.

La retraite, c’est un autre sujet, ça coûte cher.

C’est une dette, en quelque sorte.

Je suis donc par ce biais fort cruel,

une sorte d’usurier, je l’admets.

 

Où que je me tourne je vois la beauté et la cruauté.

A la corbeille boursière de jeunes gens en chemises blanches détruisent le

     monde.

Les femmes égales de l’homme ont des ongles de sang.

Il y a des soldats des deux sexes, et c’est drôle.

Les musulmans et les juifs tranchent la gorge des bœufs vivants. Les chrétiens

     font ça en secret.

De jeunes gens plongent et chassent les animaux marins du sud.

On tue, on tue et on tue.

Que faire de la métaphysique ici-bas ? demandé-je.

On n’a pas besoin de moi, répondé-je.

 

Nul ne peut franchir un seuil étranger sans en avoir le droit de passage.

Il est vrai que la haine est préjudiciable, et qu’elle taille une plaie dans la

     main du haineux, mais l’amour aussi fait usage de la violence.

Les saints hommes ne font rien, ils sont, rien de plus,

assis à l’ombre d’un arbre, dans une canicule étouffante,

ils se contemplent en eux-mêmes. Moi aussi j’entrerais en contemplation,

je te verrais à travers des murailles de béton, à plus de mille kilomètres.

 

Il est inconvenant de proclamer ses sentiments intimes.

Un quart de l’humanité célèbre des fêtes collectives et complaisantes.

Telle est la convention. Aux sans-logis on fait l’aumône,

on oublie l’abattoir, on mange de la viande mûrie.

Qui donc voudrait changer l’ordre du monde !

Aucune foi n’y parviendrait.

Alors on donne un autre nom aux choses.

Jésus est un agneau, son sang est le vin de la communion.

Les enfants ne naissent pas dans le caniveau mais dans la paille dorée.

Les soldats d’Hérode n’aiguisent pas leurs poignards, mais ils tirent de loin.

 

L’horrible réalité n’est pas toute la vérité.

L’amour existe, même si on ne le vend pas.

L’amitié existe. Sans elle on étouffe.

L’amitié donne du souffle, c’est de l’oxygène,

La vie en produit – le plancton, les forêts de conifères et les tropiques.

L’homme est un loup, un fauve solitaire nostalgique du troupeau.

L’homme est pour l’homme la rosée matinale et les rougeurs d crépuscule,

même l’eau gelée fleurit sur le carreau de la fenêtre.

La beauté existe.

Pour les autres animaux l’homme est un homme.

La sympathie est une carapace fragile pour sans-abris.

Je pianote sur l’ordinateur et j’imagine que je suis un chien perdu loin de sa

     niche.

Je plonge dans les vagues, je suis une baleine qu’un harpon a blessée,

bébé phoque, et le coups de massue s’abat,

renard verrouillé dans une cage, raton laveur, vison.

On me nourrit, on m’écorchera.

La peau sera mise à sécher, tendue en croix.

Je précise, soyons clair, je suis un animal cloué en croix.

A chaque instant, je sais que j’existe.

En moi je sens remuer de petites espérances et une grande peur.

Dans nombre de langues, on appelle ça l’âme.

Elle est éternelle, si on y croit.

On peut l’offrir, on peut la voler.

C’est un objet d’imagination. Comme toi, et moi. La douleur aussi,

l’amour et la paix de l’âme. Penser à l’existence, c’est déjà l’existence,

aussi ferme et inébranlable, aussi transparente, chaque jour différente.

 

Le bonheur est éphémère, mais il renaît sans cesse.

On enterre les déceptions, et l’illusion repousse.

Elle fleurira demain.

Dans mon cœur je fais pousser pour toi

des tulipes, des jacinthes, des flammes de bougie

pour toi, qui est un million .

Le cœur est un symbole, la fleur ne l’est pas, elle est faite de chair vivante.

Tu la touches et tu es réel. Tant d’existences qui sont les tiennes.

Les draps purs pour un soir de fête je les ai ouverts pour toi.

Il pleut des étoiles dans notre lit, cependant que nous sommeillons.

 

 

Traduit du finnois par Gabriel Rebourcet

In, Pentti Holappa : « Les mots longs »

Editions Gallimard (Poésie), 2006

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