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Le bar à poèmes
5 avril 2024

Yvon Le Men (1953 -) : « Pourtant le rêve de Maurepas... »

Photo : Ouest-France

.............................

Pourtant

le rêve de Maurepas (1)

était grand

 

le rêve de nos parents

de nos grands parents

 

sortis de la guerre

de ses effondrements

 

sortis de la terre

une terre de vignes

dont le vin était le plus vert

du royaume de France

 

de mauvaises pâtures

de mauvaises récoltes

de mauvais repas

 

à Maurepas

 

il n’y avait rien

il fallait tout

 

faire

et refaire

en béton caverneux

 

le nom suffit

pour dire le bruit

qu’il ferait

 

pour que les paysans

deviennent des ouvriers

en un rien de temps

 

en mille cinq cent logements

dont trois cents en quatre mois

d’hiver

 

poussèrent

hors des cimetières

de la guerre

 

somme une échelle de corde

à l’assaut du soleil

 

jusqu’en haut des tours

où la lumière

 

venait des quatre coins

du ciel

 

il fallait faire

vite

au moins cher

 

d’où les cris

plus tard

beaucoup plus tard

 

dans les escaliers

sur les planchers

 

l’immeuble ne fait pas de bruit

ce sont les gens qui en font

 

du sol

au plafond

 

dit l’architecte qui aime Cyrano

comme son jumeau

 

des gens qui ne vivent plus

comme ceux d’autrefois

quand furent construites

 

les tours de Maurepas

 

je me lève

tu te couches

je viens de l’Est

tu es de l’Ouest

 

et même

à l’ouest

 

comment faire

pour faire

taire

 

les fureurs de Babel

 

dont les sons

ne sont pas toujours

sur le même ton

 

s’ils viennent

du Nord

du Sud

 

du soleil

de la pluie

 

comme avant

avant

avant hier

les paysans

 

avant

avant hier

les Pieds-Noirs

 

parmi les blancs

de blancs

 

avant hier

les Maghrébins

 

parmi les Noirs

de noirs

aujourd’hui

 

plus

comme je l’ai écrit

plus haut

quarante autres nationalités

tombées de haut

 

venues de toutes les guerres

civiles

ou étrangères

 

mon seul regret

dit l’architecte

qu’on ait mis les Pieds-Noirs

au même endroit

 

tout en haut

en ghetto

 

mon seul souci

qu’on sente

une présence

pas trop de silence

entre les gens

 

trop de silence

comme il y en a

dans la Cité Radieuse du Corbusier

 

à Rezé

où j’ai été hébergé

 

la vie était belle

quand je suis arrivée

à Maurepas

me souffle cette dame

la première dame de Maurepas

qui se pose essoufflée

au milieu de ses pas

se repose un instant

dans ce coin de printemps

de Maurepas

 

en 1959

tout était neuf

comme mon enfant

qui allait naître

dans le bien-être

aux grandes fenêtres

pas comme la pièce

où nous dormions

auparavant

derrière un paravent

mon mari et moi

à l’ombre

de cent trois marches

à pratiquer

matin

midi

et soir

parfois dans le noir

quand les plombs avaient sauté

quand on avait oublié

les courses de la nichée

et le petit

à porter

dans mon ventre

et dans l’escalier

plusieurs fois dans la journée

finies

les marches forcées

à l’infini

bienvenue soir et matin

aux noirs patins

à glisser sur les planchers

du chauffage à charbon

qui chauffait pour de bon

mon mari à l’Arsenal

du travail et le moral

des enfants à élever

dont les petits-enfants

aujourd’hui

m’appellent mémé

 

ça me fait du bien

de vous raconter

que vous m’écoutiez

 

aujourd’hui

personne n’écoute plus

personne

personne ne sonne plus

à votre porte

fermée à clef

 

c’est dommage

surtout dans le grand âge

où l’on a tant de temps

à partager

 

et pour le bruit

hein ?

 

le bruit

vous l’entendez ?               

hein ?

le bruit

hein ?

et ainsi de suite

avant de me rapprocher

d’elle

de sa belle coiffure

dorée

 

elle n’entendait pas bien

c’est bieb

c’est bon

c’est une solution

contre le bruit

qui nuit

surtout la nuit

me dis-je

en voyant s’éloigner

en rouge et noir

dans le soir

la première dame du quartier

avec qui je viens de parler

du bon temps

passé

passé

passé pour de bon

 

Maurepas

ce fut le temps

hier

des Trente Glorieuses

 

c’est un temps

aujourd’hui

perdu entre deux temps

 

deux époques

mal cousues

 

qui craquent

entre elles

 

 

 

Pourtant

je ne suis pas encore allé

au centre-ville

comme si j’étais

d’ici

 

comme si

je m’étais habitué

à me passer

 

de ce

qui brille

dans les vitrines

 

du centre-ville

là-bas

 

à l’autre bout du monde

 

(1) Nom d’un quartier de Rennes

 

Les rumeurs de Babel

Editions Dialogue, 29 217 Le Conquet, 2016

Du même auteur :

 « Seule la mer éclaire ton visage… » (16/05/2014)

« Ma mère… » (16/05/2015) 

Enez Aval (16/05/2016)

Saint-Michel de Brasparts (16/05/2017)

Vue sur le Mont (07/05/2018)

Inconnus mais pas étrangers (07/05/2019)

Naître (07/05/2020)

Désirer (06/05/2021)

Le mal du pays (05/04/2023)

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