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Le bar à poèmes
5 mars 2024

Gil Jouanard (1937- 2021) : Chronique du bois d’eucalyptus (1)

 

Chronique du bois d’eucalyptus

 

Très bas, entre les tiges,

bleu, léger, le ciel,

épais comme l’aile d’un papillon

- rien n’a le temps, la place,

de s’y passer

qu’un peu d’air qui respire.

 

Pourtant il vient au ras du sol

racler le loess en friche

de la mémoire.

 

De lui, rien ne regarde,

rien n’entend

ce côté-ci, fermé,

des choses.

 

 

Il filtre la clarté

- ne l’émet pas,

ne loge aucun désir,

aucune volonté,

parfaitement absent

à soi,

et en cela divin

au-delà de toute

croyance –

 

Rien d’autre

que cette tige

qui tend

vers le soleil

crispé

de l’épi

- et ce grillon

qui ne se lasse pas

d’attendre.

 

La patience

au souffle limpide,

le murmure du sol qui se rêve,

le jour étale,

l’insignifiance

absolue.

 

Les mots

en perte de vitesse

qui sont jetés au sol

par le peu de vent,

et qui se laissent

voluptueusement

clouer le bec.

 

 

L’ombre vide

au pied de l’arbre

gorgé de sens.

 

Sous l’herbe jaune,

la musique des pas inversés,

la fusion parfaite

des contradictions.

 

Et la chair à vif

d’anciennes images

affleurant le présent.

 

A l’horizon proche,

une femme vêtue de noir

glisse en silence

à travers son destin

grand ouvert,

 

Le rectangle d’un mur

dit : »blanc »,

et rien de plus.

 

A la longue,

on ne s’entendrait plus

parler,

on se sentirait

doucement respirer,

on croirait rêver.

 

La beauté guérit de la cécité.

 

 

L’arbre plus le soleil égale l’ombre.

Qu’il pleuve, que le temps passe, ce sont aussi des fleurs.

Des fruits.

Insectes et oiseaux, inévitablement.

 

La sieste d’été sur le sol craquelé, où quelques touffes aiguës favorisent le chant

     des grillons.

 

Autre chant, mais rare : celui de la caille.

 

Un silence qui est tout à fait le contraire du vide.

Sève discrète, racines taciturnes.

 

Traces de pas tôt effacées par le vent, par les feuilles, par l’émouvante indifférence

     du plus près.

 

On ne peut que sans cesse ramasser les mêmes mots, fagot dérisoire, feu de peu

     de chaleur, de maigre clarté.

 

La beauté, le silence, la vie au ras de l’Etre, l’œil élargi aux dimensions du ciel :

     monde clos, phrases saignées à blanc par l’habitude.

 

L’infrayé, l’inouï... Que de pas sur les mêmes traces, qui parfois croient un instant

     - coup au coeur ! – avoir découvert l’Amérique, trouvé une nouvelle langue,

     une issue de secours. On recommence, dans le peu de présence, toujours avec

     un pas devant l’autre.

 

**

Le bois s’ouvre sur une prairie brûlante : thym, lavande, chardons, mélilot,

     sisal, alfa, figuiers de Barbarie, , fourmis, pince-oreilles, insectes à carapaces

     noires, sauterelles, lézards, pierres de toutes sortes, épines de toutes tailles.

 

Un sentier murmure sa litanie, s’insinue, inutile, jusqu’aux premières maisons

     blanches.

 

L’antique vie. A cause du vent, les hommes ne pêchent pas aujourd’hui. Les femmes

     se vouent à l’essentiel. A l’école, les enfants oublient des yeux ce qui entre par

     leurs oreilles.

 

Ici, les mots n’ont que la peau sur les os. Ils n’ont pas la parole facile.

 

Peut-être y a-t-on, dans un temps reculé, appris définitivement qu’il n’y avait

     rien à dire qu’un geste ne soit capable d’effacer ou de supplanter.

 

Des peuples sages, n’entendant rien à la politique, se sont succédé, sur cette

     terre oubliée de l’histoire. La mémoire n’y fleurit d’aucun haut fait. Les

     antiques maisons, nées d’hier, ne portent témoignage de personne, de rien,

     d’aucun art, d’aucun évènement.

 

Sagesse donc, inutile sagesse, incapable de guider vers la vérité celui que les

     mots ont contaminé et qui attend du monde la Réponse ou quelque lueur

     d’espoir.

 

Hors de tout drame, cette vie paisible, c’est la tragédie : les feuilles d’eucalyptus

     s’entassent sur le sol, préservées année après année par la sécheresse. Tout dure

     imperturbable, et rien jamais n’advient.

 

 

Face à la mer ;

sa permanence, mon histoire.

 

J’écoute s’accomplir dans la vague

le vide,

l’absence illimitée

- notre chaude demeure oubliée –

la nuit remplit le jour

de son silence.

 

Nul temps ; l’espace

démultiplié à l’infini,

étourdissant toute mémoire.

 

Plus rien ne s’interpose.

 

**

Libre cours,

ou peut-être sauver les mots de leur histoire,

les réconcilier avec l’objet répudié,

avec leur intention première

- les sauver du tragique destin

de se retrouver entre eux

isolés du monde qu’ils ont habillé

à leur façon –

 

Tout me ramène à la terre.

Le ciel, la mer, le vent, la pluie,

tout me désigne mon pays ;

y naître sera s’y reconnaître,

à nouveau naître avec lui

dans l’instant.

 

**

Et le poème n’est rien d’autre

que cet avènement subit de l’instant

que cet éclair, non pas figé,

mais suivi au vol

- et qui emporte avec nos mots

plus que nos mots et que leur sens,

plus que tout le lexique

et plus que la mémoire

de nous-mêmes, et que la mémoire

de tous ceux dont nous sommes

aujourd’hui devenus la provisoire forme,

le nom d’emprunt.

 

**

Lamer, pur mouvement,

vide de sens,

me restitue au pur instant,

me dispense du sens des mots

et me libère de mon nom ;

pourtant je mens :

l’instant s’étire

et les mots fuient de tous côtés,

mon nom lui-même

fait cause commune

avec cette parole

qui se voudrait vide,

qui porte pourtant la marque

de tout ce qu’il s’agit de fuir

 

**

Encore un effort,

mer, ô pur mouvement,

et ne laisse percer qu’une musique

où je reconnaîtrai ma nudité.

 

**

Mais à la mer que demander ?

Son rythme creuse le rivage

où intentions et souvenirs

pèsent de peu de poids.

 

**

La mer, pure abstraction,

site mental er absence palpable,

la mer, la mer toujours finie,

nulle part commencée.

 

**

Je contemple cette image de la mort,

et tout s’interpose

entre l’appel

et l’accord parfait du silence

 

Mensonge du premier regard :

La mer est un miroir

et non le vide.

Ses vagues portent l’écho déformé

de l’histoire de mots,

soit : de ma propre histoire.

 

**

Tout s’interpose en garde-fou :

il n’y a pas d’accord possible

entre la certitude et le mutisme.

Partout tu te retrouves face aux mots,

loin de la seule musique

qui ouvrirait à une nouvelle actualité.

...................................................................

 

Chronique du bois d’eucalyptus

Guy Chambelland éditeur, 1974

Du même auteur :

« Au bout de chaque jour… » (05/03/2015)

Hautes chaumes (I) (05/03/2016)

Sonnailles (05/03/2017)

Al-Kimiya, (05/03/2018)

« Fibres... » (04/03/2019)

Hautes chaumes (II) (05/03/2020)

Le chaudron de cuivre de Chardin (I) (05/03/2021)

Le chaudron de cuivre de Chardin (II) (05/03/2022)

La maison de demain (05/03/2023)

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