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Le bar à poèmes
5 décembre 2023

Artur Lundkvist (1906 – 1991) : Une rose des vents pour l’Islande

330px-Artur_Lundkvist_40-talet[1]Artur Lundkvist, années 1940.

 

Une rose des vents pour l’Islande

 

1.

          Buanderie des vents et des pluies

Nuages défaits, vapeur

que transpercent des averses de mouettes

sous un pâle ciel

de nénuphar.

          Les vents nouent des nids sombres,

des nids volants pour les aigles,

tissés d’algues, renforcés avec de longues

aiguilles de lumière.

          Lancement du drakkar dans l’espace,

noirci au feu, chargé de neige.

          Au bord du tonnerre.

 

2.

          Voici l’époque du soleil vagabond

qui erre autour du ciel

sans nulle part trouver de paix.

          Il brille toute la nuit,

par la fenêtre (fenêtre nue,

surprise comme dans la mort).

Les enfants dorment inquiets

sous leurs paupières de neige pâle.

          Ou peut-être se sont-ils attardés dehors,

dans l’herbe haute,

à jouer en criant comme dans un rêve.

 

3.

          L’eau blanche comme la salive,

pétrie par la lumière du jour

se plisse lentement.

Une fumée se tient debout dans le verre du vent

comme un buisson de suie.

          Petites églises, couvertes d’herbe,

au pignon de toit goudronné,

gibets pour des cloches de fer :

églises comme de vielles femmes

à genoux

devant les immenses vallées.

          Sources, clairs abîmes

emplis jusqu’au bord

de jours enfouis.

Et des femmes noyées montent à la surface

malgré leur ceinture d’or,

fendues comme toutes les femmes,

mais aucune n’est chauve.

          Blancs fleuves des montagnes

qui noircissent en allant à la mer :

finalement même les corbeaux

peuvent y boire sans être vus.

          Et la blanche petite fleur

tremble sans bruit

dans le vent.

 

4.

          Pays nu. Sans lèvres.

Pays qui montre les dents.

          Le feu et la glace sont voisins,

ils ont un mur mitoyen.

          Un feu dompté rougeoie dans la tourbe,

écoute attentif l’eau qui tombe du toit ;

les souvenirs dans la bourrasque le tourmentent ;

          Et l’herbe est un feu vert,

vagabond, très bas, un feu vert

que la pluie n’éteindra jamais.

          L’homme monte un cheval à poils longs

dans un nuage de moutons.

          Il passe à gué la rivière,

un couteau craquant dans la bouche.

          Le taureau écorché traîne encore

sa peau ensanglantée par la campagne.

          Les fermes ouvrent leurs yeux avec confiance

sous leurs sourcils de neige.

          La peau d’agneau blanc flotte

comme un drapeau sur le mât de glace.

          Et le dernier des prêtres-scaldes

chevauche au loin avec des sacs.

 

5.

          L’aile de la pluie planant sur le jour,

le fluide plumage de la pluie,

ses doigts blancs et froids, qui rampent

sa main plein d’un sombre déluge.

          Des gorges qui se gargarisent dans le sol

(les vers écoutent au fond de leur trou),

les pierres qui tournoient dans une odeur

de peau roussie, de paille carbonisée...

          Seule, l’herbe que lèche l’eau

ne se laisse pas dominer : elle ressuscite

comme la faim, agitant toutes ses langues.

          Les chevaux sucent le froid de leurs dents

et fument d’humidité, comme près d’un feu :

chevaux qu’une main effarouche

autant que le tonnerre, et qui se cabrent

droits comme une chute d’eau ; chevaux

qui galopent par les pentes escarpées

pareils à des oiseaux ;

chevaux qui boivent dans le courant

sans craindre le bruit de l’eau :

chevaux inutiles, ensauvagés comme l’herbe,

l'herbe qu’ils paissent, hors de l’atteinte

de la faux, de la main, colorant les versants

de la montagne à larges tracés vert-clair,

sillons pâles de l’eau tarie.

 

6.

          Et le vent

comme une longue peau qui passe,

sans fin, pressant, accablant,

secousses inquiètes, clignement des gifles,

coups de fouets des ailes invisibles, roides comme des voiles,

le vent,

qui dresse ses blanches crinières au-dessus des montagnes,

le vent et ses plumes de neige,

ses blanches taies d’oreiller, ses secrets tambours

ses pipeaux en roseau, brisés,

le vent

qui dérobe son miel à la bruyère

(non pas abeille ou guêpe striée de feu),

le vent sans saveur, sans une goutte de

vinaigre,

le vent qui crève sur pied

la verte peau de la source sulfureuse,

et qui écrit avec une plume de corbeau

le même mot, le même mot.

 

                                                                              (Rose des vents, Contre-feu, 1955)

 

 

Traduit du suédois par Jean-Clarence Lambert

In, Artur Lundkvist : « Feu contre feu »

Falaize (Georges Fall éditeur), 1958

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