Louis Brauquier (1900 – 1976) : « Soyez bonnes ce soir aux hommes d’équipage... »
Soyez bonnes ce soir aux hommes d’équipage
Qui descendent vers vous dans l’ombre de l’escale,
Avec des coeurs si lourds et de si doux langages
Etrangers, mots chantés dans les mâts de l’espace.
Soyez simples pour ceux que cette mer vous donne
Et que leur solitude épouse votre mal,
Pour les hommes du Pont, pour ceux de la Machine,
Pour le novice ému du Port méridional.
Ils dérivent au creux des ruelles impures,
Vers les bars internationaux de ce quartier
Vieux comme cet amour fleuri de meurtrissures
Sur lequel vient mourir le corps du monde entier,
Un désir plus profond que la nuit maritime,
Descend de leur échelle en face des grands docks,
Et les roule, perdus, sur les quais de la ville
Balancée au remous nocturne des vaisseaux.
La tendresse des Ports est noyée d’amertume ;
Des lumières dans l’eau et dans l’air bleu et noir
Accrochent des fanaux sur ces îlots d’espoir,
Où les pianos du soir dansent aux seuils de brume.
Doux marin violent de Hambourg rouge et triste,
Soutier du hollandais ancré au hangar 7,
Frais charbonnier anglais d’Anvers ou de Cardiff,
Comme vous êtes près de nos cœurs angoissés !
Ils débarquent l’inquiétude de la terre,
La pacotille clandestine de tourment,
Sans nom d’expéditeur et sans consignataire,
Pour la jeter au ciel au soir du Port vivant.
Ah ! mêlée au silence, une grande âme chante,
Sans paroles, un chant nostalgique d’adieu.
Ecoutez la douceur mortelle de l’amante
Qui fait désespérer les espoirs de retours.
Une blancheur nordique et marine auréole,
Des bassins endormis, aux maisons éclairées,
Cette nuit pitoyable et nue, et qui console
Dans ses lits sans repos les tristes passagers.
Puisque tout meurt ici, avant que tour renaisse
Dans le matin, que rien ne fait prévoir encor,
Que les hommes trahis, auprès de leur maîtresse,
Epuisent la torture et l’orgueil d’être forts.
Qu’ils cherchent leur faiblesse à l’âme puérile,
Dans les chambres vaincues par cette pureté,
Qu’ils attendent le jour qui va prendre les îles
Sur la mer rafraîchie et l’horizon lavé.
Et l’au-delà de Suez
Société de la revue « Le Feu », Aix-en-Provence, 1922
Du même auteur :
Attentes (24/06/2015)
« J’ai la nostalgie d’une plaine d’herbes... » (24/06/2016)
Pluie (30/10/2017)
La mer mauvaise (27/12/2018)
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