Ludovic Janvier (1934 – 2016) : J'hésite
J’hésite
Et ma mère qui me chantonne
- moi voyageur à cause d’elle -
juste avant chaque départ
Gaston Gaston
prends ta valise et partons
1.
Au nord d’Alès parmi toutes les combes
ayant balcon sur le noir la fraîcheur
je n’en vois qu’une avec ses bruits d’eau
le premier soir toutes les peurs d’enfance
étaient là mais quand il a fallu partir
de chagrin j’ai dû caresser quelques arbres
c’est là que nous pourrions finir
mon autre et moi notre vie superfétatoire
on tête au silence on se relit Kafka
sous la maison profonde en suivant
la pente on gagne l’eau qui dure
penchée vers elle il n’y a plus qu’à descendre
à descendre boire et manger
manger l’ombre par la racine
2.
Ah bien sûr si c’est une Albère
qu’on m’offre à respirer depuis la maison calme
elle et moi comme deux poumons
si c’est une Corbière à plus forte raison
une Corbière un peu rousse usée par le vent
dans ce mas couleur d’os à la façon de Périllos
aussi vieux que la pierre même
alors le traître qui me ressemble
aura tôt fait de crier non c’est là
c’est là que tu te rassembles
en attendant l’infinie débâcle
la débâcle avec ses jurons
je me fous de mourir vu que le ciel immense
aveuglera mes derniers sursauts
j’ai toujours su que les muntanyes
regalades sо́n les del Canigо́
3.
Attendez j’oubliais ma lande
une lande à peine salée
qui vient mourir contre l’océan
vers la pointe des Espagnols
ou pencher ses rocs ses pins ses abeilles
entre le cap de la Chèvre et Morgat
j’ai connu là et là quatre murs modestes
avec terrasse offerte à l’orage
quatre murs tournés vers aequor
qui scintille ou vers platus travaillé par le vent
sept fois par jour les crevés du ciel
changent le temps jusque dans la tête
excusez moi non c’est là
que je reste à finir sous les mouettes
ma vie privée presque toute en œil
4.
A moins qu’en tout dernier lieu je me renverse
- est-ce qu’il va s’arrêter choisir – me renverse
dans le lac en regardant les montagnes bleuir
disant Après tout non c’est plutôt là
calmement sur le dos que je vais attendre
le coup de grâce en faisant quoi la planche
l’œil au ciel et sinon l’œil au ciel
du moins l’oeil au plafond son ersatz
toi qui rêvais de pardon en écoutant Mozart
plus de Mozart rien que le bruit du sang
accompagnant le bruit du sang rien que le clapotis
du lac bleu qui vous vide en douceur
Annecy le monde et la vie à venir
disparus tout là-bas de la mémoire enfin légère.
5.
Dernier éclat me vient sous les paupières là
une terrasse blanche entre palmes et désert
c’est au M’zab dans la douceur des figues
hein le cliché moi penché vers le soir
mozabite quel cadeau pour qui habite
et tant pis pour l’oustaou à mouches dans le vignes
avec l’aigre odeur de marc toute l’année
cà je ne le retrouverais pas sans pleurer
j’en suis sûr mes larmes les plus jolies
et mourir là quel travail impossible
à l’enfant trompé que je revois
plein d’espérance entre les rangs de chasselas
6.
Ah monsieur voyageait pour fuir sa tombe
il aura voulu surseoir en faisant l’indécis
sans toit sans poids sans avoir sans suite
dites-lui à qui remettre les clés en partant
nulle part je ne resterai puisqu’au fond
du moindre feuillage on peut respirer tout un lac
et qu’après le plus modeste orage n’importe où
l’air neuf vous a sa fraîcheur de Cévenne
ma Corbière est mentale partout
c’est le même oiseau qui tranche dans la lumière
j’ai compris c’est jusqu’à la mort les vacances
je porte ma maison partout où je me porte
sans fenêtre sans porte et peut-être sans fond
La mer à boire
Editions Gallimard, 1987
Du même auteur :
Femmes qui passent (24/08/2021)
Dans le jardin de Brambilla (24/08/2022)
On quittera toujours la mer... » (23/08/2023)
Vers l’intouchable (23/08/2024)