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Le bar à poèmes
16 juillet 2020

Ludovic Janvier (1934 – 2016) : J'hésite

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J’hésite

 

                                                                                                                             Et ma mère qui me chantonne

                                                                                                                             - moi voyageur à cause d’elle -

                                                                                                                             juste avant chaque départ

                                                                                                                                           Gaston Gaston

                                                                                                                                    prends ta valise et partons

 

1.

Au nord d’Alès parmi toutes les combes

ayant balcon sur le noir la fraîcheur

je n’en vois qu’une avec ses bruits d’eau

le premier soir toutes les peurs d’enfance

étaient là mais quand il a fallu partir

de chagrin j’ai dû caresser quelques arbres

c’est là que nous pourrions finir

mon autre et moi notre vie superfétatoire

on tête au silence on se relit Kafka

sous la maison profonde en suivant

la pente on gagne l’eau qui dure

penchée vers elle il n’y a plus qu’à descendre

à descendre boire et manger

manger l’ombre par la racine

 

 

2.

Ah bien sûr si c’est une Albère

qu’on m’offre à respirer depuis la maison calme

elle et moi comme deux poumons

si c’est une Corbière à plus forte raison

une Corbière un peu rousse usée par le vent

dans ce mas couleur d’os à la façon de Périllos

aussi vieux que la pierre même

alors le traître qui me ressemble

aura tôt fait de crier non c’est là

c’est là que tu te rassembles

en attendant l’infinie débâcle

la débâcle avec ses jurons

je me fous de mourir vu que le ciel immense

aveuglera mes derniers sursauts

j’ai toujours su que les muntanyes

regalades sо́n les del Canigо́

 

3.

Attendez j’oubliais ma lande

une lande à peine salée

qui vient mourir contre l’océan

vers la pointe des Espagnols

ou pencher ses rocs ses pins ses abeilles

entre le cap de la Chèvre et Morgat

j’ai connu là et là quatre murs modestes

avec terrasse offerte à l’orage

quatre murs tournés vers aequor

qui scintille ou vers platus travaillé par le vent

sept fois par jour les crevés du ciel

changent le temps jusque dans la tête

excusez moi non c’est là

que je reste à finir sous les mouettes

ma vie privée presque toute en œil

 

4.

A moins qu’en tout dernier lieu je me renverse

- est-ce qu’il va s’arrêter choisir – me renverse

dans le lac en regardant les montagnes bleuir

disant Après tout non c’est plutôt là

calmement sur le dos que je vais attendre

le coup de grâce en faisant quoi la planche

l’œil au ciel et sinon l’œil au ciel

du moins l’oeil au plafond son ersatz

toi qui rêvais de pardon en écoutant Mozart

plus de Mozart rien que le bruit du sang

accompagnant le bruit du sang rien que le clapotis

du lac bleu qui vous vide en douceur

Annecy le monde et la vie à venir

disparus tout là-bas de la mémoire enfin légère.

 

5.

Dernier éclat me vient sous les paupières là

une terrasse blanche entre palmes et désert

c’est au M’zab dans la douceur des figues

hein le cliché moi penché vers le soir

mozabite quel cadeau pour qui habite

et tant pis pour l’oustaou à mouches dans le vignes

avec l’aigre odeur de marc toute l’année

cà je ne le retrouverais pas sans pleurer

j’en suis sûr mes larmes les plus jolies

et mourir là quel travail impossible

à l’enfant trompé que je revois

plein d’espérance entre les rangs de chasselas

 

6.

Ah monsieur voyageait pour fuir sa tombe

il aura voulu surseoir en faisant l’indécis

sans toit sans poids sans avoir sans suite

dites-lui à qui remettre les clés en partant

nulle part je ne resterai puisqu’au fond

du moindre feuillage on peut respirer tout un lac

et qu’après le plus modeste orage n’importe où

l’air neuf vous a sa fraîcheur de Cévenne

ma Corbière est mentale partout

c’est le même oiseau qui tranche dans la lumière

j’ai compris c’est jusqu’à la mort les vacances

je porte ma maison partout où je me porte

sans fenêtre sans porte et peut-être sans fond

 

 

La mer à boire

Editions Gallimard, 1987

Du même auteur :

Femmes qui passent (24/08/2021)

Dans le jardin de Brambilla (24/08/2022)

 On quittera toujours la mer... » (23/08/2023)

Vers l’intouchable (23/08/2024)

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