Adonis (1930 -) / أدونيس : Corps, 1 et 2
1. Distancié de soi-même
La Terre n’était plus une blessure
mais un corps
comment va être possible le voyage
entre la blessure et le corps
et comment s’y établir ?
Ô médecins, droguistes, enchanteurs, astrologues
vous qui le mystère déchiffrez
me voici professionnel de vos secrets.
Je me transmue en autruche :
engloutir les braises du tragique
digérer le granit du meurtre.
Professionnel de vos secrets :
contempler le mystère de mes phases
haletant comme qui veut s’installer dans son exil.
D’amour je divague
« mon espérance se disperse, je n’en maîtrise plus rien
tandis que mon intérieur brûle sans laisser d’ombre ».
En un instant
desséché / ruisselant
je m’éloigne / me rapproche
je romps en assaillant
je m’humilie / me trouble
et tout cela me distancie de moi.
Comment donner vue à mon corps sur moi-même ?
BILLET DE SOLEIL – LE – BOUFFON
L’assaut de deux lèvres entre ses deux cuisses répète
une histoire à répétition
dès à présent le toujours illumine
dès à présent oreille l’inaugural
A / B / D = B / D / A
Engloutis-le, pulsation maîtresse du mystère
deviens son rythme à lui
accorde à sa tête
de s’abîmez entre tes bras
lui l’éprouvé, le purifié
le flux jaillissant, l’autel ruisselant
de sperme et de lumière
2. Soleil que me veux-tu ?
Le séjour entre les arbres et les céréales
lui valut l’ivresse des ailes et la langueur des roseaux
il lia parentèle avec les vagues
il propagea des pierres la sérénité
il convainquit le langage
de fonder l’encre du pavot.
Cette échelle
qu’on appelle le temps s’était posée sur son nom
et montait en prophétie
prophétie :
que des ailes sortît l’éther
et du hasard la nécessité
mais
soleil, ô soleil, que veux-tu de moi ?
Un visage se rassemble en lac /... s’éparpille en cygnes
une poitrine tremble en alouettes /... s’apaise en lotus
une vasque s’épanouit en roses /... s’enclôt en perles
ainsi les brousses de l’exil
ainsi les oriflammes du désert
bien que le jour tende deux mains d’amusette
que la planète se donne un accent de bouffonnerie...
Mais
soleil, ô soleil que veux-tu de moi ?
La mort emprunte l’avatar d’une violette
le narcisse habite le vase de la neige
à rêver que l’amour soit un visage
dont lui-même fut le miroir.
Les pierres bourgeonnent, les nuages papillonnent
un corps gît sur le seuil :
étincelle pour déchiffrer la nuit.
La mort ne consiste pas à quitter le corps
mais à quitter ce qu’il n’est pas.
Mais
soleil, ô soleil que veux-tu de moi ?
Les barrières se multiplient
les voiles me font scintiller
je hume les algues des abîmes
mais n’ai toujours que les pieds en cage.
Si la cage prenait feu, que l’instant devint une brousse
si la brousse était femme
si le ciel se dégrafait
je m’affranchirais des si et des conditionnels
et je dirais au ciel :
en avant, ô ciel, pour la recherche
d’une seconde maternité ?
Libère des larmes tes cils
rends-toi à une eau seconde
tu n’es ni le rêve ni la source
sagesse pour moi tu n’es pas.
Ma sagesse, c’est que le vent porte fruit
pour nourrir mes jours
et que mes jours trouvent des navires
porteurs de nouveaux rivages...
Mais
quels ports tranquilles pourraient garder
les vagues
et toi
soleil, ô soleil, que veux-tu de moi ?
Je cherche ce qui point ne me rejoigne,
au nom de quoi je m’érige en rose des vents
marquant le nord, le sud, l’est et l’ouest
ajoutons même le haut et le bas...
mais au fait, comment m’orienter ?
Mes yeux ont la couleur d’une galette de pain
mon corps dévale
vers un mal aussi doux que duvet :
Ni l’amour n’est à mon aune
ni ne me touche l’aversion
mais
comment moi-même m’orienter
que veux-tu de moi
soleil, ô soleil ?...
Traduit de l’arabe par Jacques Berque
In, Adonis « Singuliers »,
Editions Sindbad / Actes Sud, 1994
Du même auteur :
Corps, 4 (23/05/2015)
Pays des bourgeons (23/05/2016)
Miroir du chemin, chronique des branches (23/05/2017)
Corps, 7 (23/05/2018)
Chronique des branches (23/05/2019)
Corps, 3 (23/05/2021)
Corps, 5 (23/05/2022)
Corps, 6 (23/05/2023)
Le charmeur de poussière (1) (23/05/2024)