Adonis (1930 -) / أدونيس : Chronique des branches
Chronique des branches
MIROIR POUR ORPHEE
Ta lyre mélancolique, Orphée,
Ne peut changer notre levain.
Elle ne sait façonner pour la bien-aimée captive
Dans la cage des morts
Un lit d’amour alangui,
Ni bras ni tresses.
Orphée, il meurt, celui qui doit mourir,
Le temps qui court dans tes yeux
Trébuche, et entre tes mains
Se brise la lyre.
Je te vois maintenant, tête qui glisse
Entre les rives.
Toute fleur est chant
Et l’eau une voix.
Je t’entends maintenant, je t’aperçois,
Ombre libérée de son orbite
Inaugurant l’errance.
LA ROUTE
La route est une femme
Qui a mis la main du voyageur
Dans celle de l’amant,
A rempli la paume de l’amant
De nostalgie et de coquillages,
Une femme,
Un rêve qu’une femme
a transformé
En barque étroite comme l’aile,
Revêtue de la rose des vents,
Oublieuse de son port.
LA COLERE
L’Euphrate s’est mis en colère.
Sur ses rives, dans sa gorge –
Tours de séisme, tonnerre,
Et ses vagues sont des chevaux...
J’ai vu l’aurore aux mèches coupées
Et l’eau avec son rugissement aigu
Qui coule, enlaçant ses javelots.
L’Euphrate s’est mis en colère.
Ni feu ni prière n’éteindront
Cette colère blessée.
INVASION
L’oiseau flambe,
Les chevaux, les femmes, les chaussées
Se fractionnent comme du pain
Entre les mains de Teymour.
EUX
Ils sont arrivés.
Nus, ils sont entrés dans la maison.
Ils ont creusé,
Ils ont enterré les enfants,
Sont repartis.
MIROIR D’UN TYRAN
Epi par épi,
N’en laissez aucun...
Cette moisson est notre paradis retrouvé,
Notre pays à venir.
Déchirez les cœurs avec les poitrines,
Arrachez les racines,
Changez cette glèbe
Qui les a portés.
Effacez un temps qui a narré leur histoire,
Effacez un ciel qui s’est incliné sur eux,
Epi par épi,
Afin que la terre revienne
A son état premier...
Epi par épi...
MIROIR DU TEMOIN
Lorsque les lances se sont plantées
Dans les entrailles de Husseyn
Et qu’elles se sont parées
Du corps de Husseyn,
Lorsque les chevaux ont piétiné chaque parcelle
Du corps de Husseyn,
Et qu’ont été volés et partagés
Les vêtements de Husseyn,
J’ai vu les pierres s’attendrir sur Husseyn,
J’ai vu les fleurs s’endormir sur l’épaule de Husseyn,
J’ai vu les rivières avancer
Dans le cortège funéraire de Husseyn.
MIROIR POUR LA MOSQUEE DE HUSSEYN
Ne vois-tu pas les arbres marcher
bossus
Dans l’ivresse et la lenteur
Pour assister à la prière ?
Ne vois-tu pas une épée dégainée
pleurer
Et un bourreau sans mains
Rôder autour de la mosquée de Husseyn ?
MIROIR DE LA LUGE NOIRE
Tu as dit : Mon visage est un navire, mon corps une île,
et l’eau, organes désirants.
Tu as dit : Ta poitrine est une vague,
nuit qui déferle sous mes seins.
Le soleil est ma prison ancienne,
Le soleil est ma nouvelle prison,
La mort est fête et chant.
M’as-tu entendu ? Je suis autre que cette nuit, autre
Que son lit souple et lumineux.
Mon corps est ma couverture, tissu
Dont j’ai cousu les fils avec mon sang.
Je me suis égaré et dans mon corps était mon errance...
J’ai donné les vents aux feuilles,
J’ai laissé derrière moi mes cils,
De rage j’ai joué l’énigme avec la divinité
Et j’ai habité l’évangile de l’allaitement
Pour découvrir dans mes vêtements
la pierre itinérante.
M’as-tu reconnu ? Mon corps est ma couverture,
La mort est mon chant et palais de mes cahiers,
L’encre m’est tombe et antichambre,
Mappemonde clivée par la désolation
En laquelle le ciel a vieilli,
Luge noire que traînent les pleurs et la souffrance.
Me suivras-tu ? Mon corps est mon ciel,
J’ai ouvert grand les couloirs de l’espace
J’ai dessiné derrière moi mes cils,
Routes menant vers une idole antique.
Me suivras-tu ? Mon corps est mon chemin.
LES PIERRES
I
Une pierre est tombée,
Quelque chose dans les murs s’est ouvert,
Le lointain est devenu plus nostalgique,
Plus désirable...
Une pierre est tombée,
Quelque chose dans l’homme a changé.
II
Il y a longtemps que j’aime la pierre.
Nous avons été pétris ensemble
Et nous nous sommes séparés.
Depuis longtemps je vois dans la pierre
Un nombril.
Dans les miroirs une convergence.
Nous nous sommes rencontrés,
Nous nous sommes blessés, nous avons dormi,
Nous nous sommes levés, séparés,
Et nous sommes revenus.
Me voici aujourd’hui plus éloigné encore,
Plus perçant que ce disent les miroirs,
Fragment, esquille – le premier, le dernier.
III
Pierre qui protège le sein de la femme enceinte,
Pierre qui m’enivre,
Titube dans les cils du poète
Et devient tourterelle
Couchée dans les cils du poète.
Pierre qui veille et devient
Tenture suspendue autour du front du poète,
Devient nuage...
IV
Guide-le, ô nuage,
Il ignore comment marcher, ô nuage,
Dans la spirale des ténèbres,
Et quand il s’élancera vers la lumière
Sur le versant secret dans la patrie du verbe,
Plus innocent que l’innocence de l’oiseau,
Un coup de fusil viendra l’abattre.
Guide-le, ô nuage,
Prends-le et lave-le
De la nuit de ses tueurs.
Par Dieu, ô nuage...
LE PAIN
Le pain est revenu à son levain.
Comme moi il voyageait dans un poème.
Pieds-nus, nous avancions :
- As-tu mangé ?
- Non
- As-tu fait tes adieux ?
- Non
- As-tu contredit ta voix lorsqu’elle a ouvert sa blessure
et qu’elle a crié ?
- Non.
Nuitamment nous avons marché
Dans les bas-fonds d’un champ.
Nous avons vu les vaisseaux des lettres navigantes.
Mes lettres, je les ai calquées sur mon visage
Et pour mieux comprendre la tombe voyageuse
Je me suis coiffé du chapeau de l’automne.
Nous nous sommes inclinés.
Le triste peuplier a soupiré,
Il a dit, je l’ai entendu dire :
« Le pain et moi – deux signes.
Tout chant est messager et l’eau,
Un hennissement lointain.
Le pain et moi – un seul sang. »
Nuitamment nous avons marché...
Les rues ont pleuré,
Les genoux des minarets ont fléchi,
Et nous nous sommes inclinés...
Traduit de l’arabe par Anne Wade Minkowski
in, Adonis : « Chronique des branches »
Orphée / Editions de La Différence, 2012
Du même auteur :
Corps, 4 (23/05/2015)
Pays des bourgeons (23/05/2016)
Miroir du chemin, chronique des branches (23/05/2017)
Corps, 7 (23/05/2018)
Corps, 1 et 2 (23/05/2020)
Corps, 3 (23/05/2021)
Corps, 5 (23/05/2022)
Corps, 6 (23/05/2023)
Le charmeur de poussière (1) (23/05/2024)