Marcabru (1110 -1150) : « A la fontaine du verger... » / « A la fontana del vergier... »
A la fontaine du verger
Où l'herbe est verte près du gravier
A l'ombre d'un arbre fruitier,
Agrémenté des blanches fleurs
Et de chants d’oiseaux printaniers
Trouvai seul sans compagnon
Celle qui ne voulait mon bonheur
Etait damoiselle au corps bel,
Fille d'un seigneur de castel ;
Et quand je pensais que l'oiseau
Lui faisait joie et la verdure,
Ainsi que le doux temps nouveau,
Et qu'elle entendrait mon appel
Tôt ferai ses pensers changer
Des yeux pleurait près la fontaine
Et du coeur soupirait profond.
« Jésus » disait-elle « Roi du Monde,
Pour vous me croît ma grand douleur,
Car votre outrage me confond,
Car les meilleurs de tous au monde
Vont vous servir, mais ce vous plaît.
Avec vous s'en va mon ami
Le bel, le gent, le preux et riche,
Me reste la grande détresse
Le désir souvent et les pleurs
Ah ! maudit soit le roi Louis
Qui ordonna cette croisade
Par qui deuil m'est au coeur entré. »
Quand je l'ouïs déconforter,
Vers ell’ vins près du ruisseau clair,
« Belle », dis-je, « de trop pleurer
Abîme visage et couleurs ;
Il ne vous faut désespérer
Celui qui fait les bois feuiller
Vous peut donner de joie assez. »
« Seigneur », dit-elle, « bien je crois
Que Dieu aura merci de moi
Dans l’autre vie pour toujours,
Comme il a des autres pêcheurs ;
Mais, ici, il m’ôte celui
Dont joie me croit mais peu me touche
Car trop de moi éloigné. »
Adaptée de l’occitan par France Igly
In, « Troubadours et trouvères »
Pierre Seghers éditeur, 1960
A la fontaine du verger
où l'herbe est verte près du gravier
à l'ombre d'un arbre fruitier
dans l’harmonie des fleurs blanches
et du nouveau chant coutumier
je trouvai seule sans compagnie
celle qui ne veut pas me consoler
C’était une demoiselle au beau corps
fille d’un seigneur du château
et quand je croyais que les oiseaux
lui faisaient joie et la verdure
et aussi la douce saison nouvelle
et qu’elle entendrait mes discours
tout d’un coup son attitude changea
Des yeux elle pleurait près de la fontaine
et du cœur soupirant profond
Jésus dit-elle roi du monde
par vous croît ma grande douleur
que votre honte m’afflige
car les meilleurs de ce monde
vont vous servir puisque vous le voulez
Avec vous s’en va le mien ami
le beau le courtois le preux le noble
je reste ici avec la grande détresse
le désir incessant et les pleurs
Ah maudit soit le roi Louis
qui fait faire les appels et les prêches
qui la douleur au cœur m’ont entrée
Quand je l’entendis se plaindre
j’allai vers elle jusqu’au ruisseau clair
belle fis-je par trop pleurer
on gâte le visage les couleurs
il ne faut pas désespérer
celui qui fit les bois pleins de feuilles
peut encore vous donner la joie
Seigneur dit-elle je crois
que Dieu aura de moi pitié
en l’autre monde pour toujours
de celle qu’ont les autres pêcheurs
mais ici il prend cette chose
qui grandissait ma joie il tient à moi bien peu
il s’est trop éloigné de moi
Adapté de l’occitan par jacques Roubaud
in, « Les Troubadours. Anthologie bilingue »
Seghers éditeur, 1980
Du même auteur : « Je vous dirai sans hésitation... » / « Dirai vos senes duptansa... » (29/09/2023)
A la fontana del vergier,
On l'erb' es vertz josta·l gravier,
A l'ombra d'un fust domesgier,
En aiziment de blancas flors
E de novelh chant costumier,
Trobey sola, ses companhier,
Selha que no vol mon solatz.
So fon donzelh'ab son cors belh
Filha d'un senhor de castelh!
E quant ieu cugey que l'auzelh
Li fesson joy e la verdors,
E pel dous termini novelh,
E quez entendes mon favelh,
Tost li fon sos afars camjatz.
Dels huelhs ploret josta la fon
E del cor sospiret preon.
Ihesus, dis elha, reys del mon,
Per vos mi creys ma grans dolors,
Quar vostra anta mi cofon,
Quar li mellor de tot est mon
Vos van servir, mas a vos platz.
Ab vos s'en vai lo meus amicx,
Lo belhs e·l gens e·l pros e·l ricx!
Sai m'en reman lo grans destricx,
Lo deziriers soven e·l plors.
Ay mala fos reys Lozoicx
Que fay los mans e los prezicx
Per que·l dols m'es en cor intratz
Quant ieu l'auzi desconortar,
Ves lieys vengui josta·l riu clar :
Belha, fi·m ieu, per trop plorar
Afolha cara e colors!
E no vos cal dezesperar,
Que selh qui fai lo bosc fulhar,
Vos pot donar de joy assatz.
Senher, dis elha, ben o crey
Que Deus aya de mi mercey
En l'autre segle per jassey,
Quon assatz d'autres peccadors!
Mas say mi tolh aquelha rey
Don joys mi crec! mas pauc mi tey
Que trop s'es de mi alonhatz.
Poème précédent en occitan :
Bernat de Ventadorn : « Quand l'herbe fraîche... / « Can l'erba fresch'... » (13/02/2019)
Poème suivant en occitan :
Raimbaut de Vaqueyras: « Hautes vagues qui venez sur la mer... » / « Altas undas que venez suz la mar... » (24/10/2019)