Roger Caillois (1913 – 1978) : Dédicace
Dédicace
Je parle de pierres qui ont toujours couché dehors ou qui dorment dans leur
gîte et la nuit des filons. Elles n’intéressent ni l’archéologue ni l’artiste ni le
diamantaire. Personne n’en fit des palais, des statues, des bijoux ; ou des
digues, des remparts, des tombeaux. Elles ne sont ni utiles ni renommées.
Leurs facettes ne brillent sur aucun anneau, sur aucun diadème. Elle ne
publient pas, gravées en caractères ineffables, des listes de victoires, des lois
d’Empire. Ni bornes ni stèles, pourtant exposées aux intempéries, mais sans
honneur ni révérence, elles n’attestent qu’elles.
L’architecture, la sculpture, la glyptique, la mosaïque, la joaillerie n’en ont
rien fait. Elles sont du début de la planète, parfois venues d’une autre étoile.
Elles portent alors sur elles la torsion de l’espace comme le stigmate de leur
terrible chute. Elles sont d’avant l’homme ; et l’homme, quand il est venu, ne
les a pas marquées de l’empreinte de son art ou de son industrie. Il ne les a pas
manufacturées, les destinant à quel usage trivial, luxueux ou historique. Elles
ne perpétuent que leur propre mémoire.
Elles ne sont taillées à l’effigie de personne, ni homme ni bête ni fable.
Elles n’ont connu d’outils que ceux qui servaient à les révéler ; le marteau à
cliver, pour manifester leur géométrie latente, la meule à polir pour montrer
leur grain ou pour réveiller leurs couleurs éteintes. Elles sont demeurées ce
qu’elles étaient, parfois plus fraîches et plus lisibles, mais toujours dans leur
vérité : elles-mêmes et rien d’autre.
Je parle des pierres que rien n’altéra jamais que la violence des sévices
tectoniques et la lente usure qui commença avec le temps, avec elles. Je parle
des gemmes avant la taille, des pépites avant la fonte, du gel profond des
cristaux avant l’intervention du lapidaire.
Je parle des pierres : algèbre, vertige et ordre ; des pierres, hymnes et
quinconces ; des pierres, dards et corolles, orée du songe, ferment et image ; de
telle pierre pan de chevelure opaque et raide comme mèche de noyée, mais qui
ne ruisselle sur aucune tempe là où dans un canal bleu devient plus visible et
plus vulnérable une sève ; de telles pierres papier défroissé, incombustible et
saupoudré d’étincelles incertaines ; ou vase le plus étanche où danse et prend
encore son niveau derrière les seules parois absolues un liquide devant l’eau et
qu’il fallut, pour préserver, un cumul de miracles.
Je parle de pierres plus âgées que la vie et qui demeurent après elle sur les
planètes refroidies, quand elle eut la fortune d’y éclore. Je parle des pierres qui
n’ont même pas à attendre la mort et qui n’ont rien à faire que laisser glisser
sur leur surface le sable, l’averse ou le ressac, la tempête, le temps.
L’homme leur envie la durée, la dureté, l’intransigeance et l’éclat, d’être
lisses et impénétrables, et entières même brisées. Elles sont le feu et l’eau dans
la même transparence immortelle, visitée parfois de l’iris et parfois d’une buée.
Elles lui apportent, qui tiennent dans sa paume, la pureté, le froid et la distance
des astres, plusieurs sérénités.
Comme qui, parlant des fleurs, laisserait de côté aussi bien la botanique que
l’art des jardins et celui des bouquets – et il lui resterait encore beaucoup à dire
– ainsi, à mon tour, négligeant la minéralogie, écartant les arts qui des pierres
font usage, je parle des pierres nues, fascination et gloire, où se dissimule et en
même temps se livre un mystère plus lent, plus vaste et plus grave que le destin
²d’une espèce passagère.
Janvier 1966
Pierres
Editions Gallimard, 1966