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Le bar à poèmes
20 juin 2017

Fernando Pessoa (1888 – 1935) : Le Gardeur de troupeaux / O Guardador de rebanhos (I -X)

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Le gardeur de troupeaux

 I 

Jamais je n’ai gardé de troupeaux,

Mais c’est tout comme si j’en  gardais.

Mon âme est semblable à un pasteur,

elle connait le vent et le soleil

et elle va la main dans la main avec les Saisons,

suivant sa route et l’œil ouvert.

Toute la paix d’une Nature dépeuplée

auprès de moi vient s’asseoir.

Mais je suis triste ainsi qu’un coucher de soleil

est triste selon notre imagination,

quand le temps fraîchit au fond de la plaine

et que l’on sent la nuit entrée

comme un  papillon par la fenêtre. 

Mais ma tristesse est apaisement

parce qu’elle est naturelle et juste

et c’est ce qu’il doit y avoir dans l’âme

lorsqu’elle pense qu’elle existe

et que des mains cueillent des fleurs à son  insu.

 

D’un simple bruit de sonnailles

par-delà le tournant du chemin

mes pensées tirent contentement.

Mon seul regret est de les savoir contentes,

car si je ne le savais pas,

au  lieu d’être contentes et tristes,

elles seraient joyeuses et contentes.

 

Penser dérange comme de marcher sous la pluie

Lorsque s’enfle le vent et qu’il semble pleuvoir plus fort.

 

Je n’ai ni ambitions ni désirs.

Etre poète n’est pa  une  ambition que j’aie

C’est ma manière à moi d’être seul.

 

Et s’il m’advient parfois de désirer

par imagination pure, être un petit agneau

(ou encore le  troupeau tout entier

pour m’éparpiller sur toute la pente

et me sentir mille choses heureuses à la fois),

c’est uniquement parce que j’éprouve ce que j’écris au coucher du  soleil,

ou lorsqu’un nuage passe la main par-dessus la lumière

et que l’herbe est parcourue des ondes du silence.

 

Lorsque je m’assieds pour écrire des vers,

ou bien, me promenant par les chemins et les sentiers,

lorsque j’écris des vers sur un papier immatériel,

je me sens une houlette à la main

et je vois ma propre silhouette

à la crête d’une colline

regardant mon troupeau et voyant mes idées,

en regardant mes idées et voyant mon troupeau

et souriant vaguement comme qui ne comprend ce qu’on dit

et veut faire mine de comprendre.

 

Je salue tous ceux qui d’aventure me liront,

leur tirant un grand coup de chapeau

lorsqu’il me voient au seuil de ma maison

dès que la diligence apparaît à la crête de la colline.

Je les salue et je leur souhaite du soleil,

et de la pluie, quand c’est la de la pluie qu’il leur faut,

et que leurs maisons possèdent 

auprès d’une fenêtre ouverte

un siège de prédilection

où ils puissent s’asseoir, lisant mes vers .

Et qu’en lisant mes vers, ils pensent

que je suis une  chose naturelle –

par exemple, le vieil arbre 

à l’ombre  duquel, encore enfants,

ils se laissaient choir, las de jouer,

en essuyant la sueur de leur front brûlant

avec la manche de leur tablier à rayures.

IX

Je suis un gardeur de troupeaux.

Le troupeau ce sont mes pensées

et mes pensées sont toutes des sensations.

Je pense avec les yeux et avec les oreilles

et avec les mains et avec les pieds

et avec le nez et avec la bouche.

 

Penser une fleur c’est la voir et la respirer

et manger un fruit c’est en savoir le sens.

 

C’est pourquoi lorsque par un jour de chaleur

je me sens triste d’en jouir à ce point,

et couche de tout mon long dans l’herbe,

et ferme mes yeux brûlants,

je sens tout mon corps couché dans la réalité,

je sais la vérité et je suis heureux.

 

X

« Holà, gardeur de troupeaux,

sur le bas-côté de la route,

que te dit le vent qui passe ? »

 

« Qu’il est le vent, et qu’il passe,

et qu’il est déjà passé

et qu’il passera encore.

Et à toi, que dit-il ? »

 

« Il me dit bien davantage.

De mainte autre chose il me parle,

de souvenirs et de regrets,

et de choses qui jamais ne furent. »

 

« Tu n’as jamais ouï passer le vent.

Le vent ne parle que du vent.

Ce que tu lui as entendu dire était mensonge,

Et le mensonge se trouve en toi. »

 

 

 

 

Traduit du portugais par Armand Guibert

In , «Fernando Pessoa : Le gardeur de troupeau et les autres poèmes

d’Alberto Caeiro »

Editions Gallimard, 1960

 

Le gardeur de troupeaux

IX

Je suis un gardeur de troupeaux.

Le troupeau, ce sont mes pensées

Et mes pensées sont toutes sensations.

Je pense avec les yeux et avec les oreilles

Et avec les mains et les pieds

Et avec le nez et la bouche.

 

Penser une fleur c’est la voir et la respirer

Et manger un fruit c’est en savoir le sens.

 

C’est pourquoi lorsque par un jour de chaleur

Je me sens triste d’en jouir à ce point,

Et que je m’étends de tout mon long dans l’herbe,

Et que je ferme mes yeux brûlants,

Je sens mon corps entier étendu dans la réalité,

Je connais la vérité et suis heureux.

 

Traduit du portugais par Patrick Quilliet

in, « La poésie du Portugal des origines au XXème siècle »

Editions Chandeigne, 2021

Du même auteur :

A la veille de ne jamais partir /Na véspera de não partir nunca  (20/06/2014)

 Ajournement / Adiamento (20/06/2015)

Passage des heures / Passagem das horas (20/06/2016)

« Parfois, en certains jours de lumière ... » / « Às vezes, em dias de luz... » (20/06/2018)

Le Gardeur de troupeaux /O Guardador de rebanhos (XI-XXX) (20/0/2019)

Le Gardeur de troupeaux /O Guardador de rebanhos (XXXI - XLIX) (20/06/2020) 

Le pasteur amoureux / O pastor amoroso (20/06/2021)

Poèmes désassemblés (I) / Poemas Inconjuntos (I) (20/06/2022)

Poèmes désassemblés (II) / Poemas Inconjuntos (II) (20/06/2023)

« Au volant de la Chevrolet... » / « Ao volante do Chevrolet... » (20/06/2024) 

 

O Guardador de rebanhos

I

 

Eu nunca guardei rebanhos, 

Mas é como se os guardasse. 

Minha alma é como um pastor, 

Conhece o vento e o sol 

E anda pela mão das Estações 

A seguir e a olhar. 

Toda a paz da Natureza sem gente 

Vem sentar-se a meu lado. 

Mas eu fico triste como um pôr de sol 

Para a nossa imaginação, 

Quando esfria no fundo da planície 

E se sente a noite entrada 

Como uma borboleta pela janela. 

Mas a minha tristeza é sossego 

Porque é natural e justa 

E é o que deve estar na alma 

Quando já pensa que existe 

E as mãos colhem flores sem ela dar por isso. 

Como um ruído de chocalhos 

Para além da curva da estrada, 

Os meus pensamentos são contentes. 

Só tenho pena de saber que eles são contentes, 

Porque, se o não soubesse, 

Em vez de serem contentes e tristes, 

Seriam alegres e contentes. 

Pensar incomoda como andar à chuva 

Quando o vento cresce e parece que chove mais. 

Não tenho ambições nem desejos 

Ser poeta não é uma ambição minha 

É a minha maneira de estar sozinho. 

E se desejo às vezes 

Por imaginar, ser cordeirinho 

(Ou ser o rebanho todo 

Para andar espalhado por toda a encosta 

A ser muita cousa feliz ao mesmo tempo), 

É só porque sinto o que escrevo ao pôr do sol, 

Ou quando uma nuvem passa a mão por cima da luz 

E corre um silêncio pela erva fora. 

Quando me sento a escrever versos 

Ou, passeando pelos caminhos ou pelos atalhos, 

Escrevo versos num papel que está no meu pensamento, 

Sinto um cajado nas mãos 

E vejo um recorte de mim 

No cimo dum outeiro, 

Olhando para o meu rebanho e vendo as minhas idéias, 

Ou olhando para as minhas idéias e vendo o meu rebanho, 

E sorrindo vagamente como quem não compreende o que se diz 

E quer fingir que compreende. 

Saúdo todos os que me lerem, 

Tirando-lhes o chapéu largo 

Quando me vêem à minha porta 

Mal a diligência levanta no cimo do outeiro. 

Saúdo-os e desejo-lhes sol, 

E chuva, quando a chuva é precisa, 

E que as suas casas tenham 

Ao pé duma janela aberta 

Uma cadeira predileta 

Onde se sentem, lendo os meus versos. 

E ao lerem os meus versos pensem 

Que sou qualquer cousa natural — 

Por exemplo, a árvore antiga 

À sombra da qual quando crianças 

Se sentavam com um baque, cansados de brincar, 

E limpavam o suor da testa quente 

Com a manga do bibe riscado. 

 

IX

Sou um guardador de rebanhos.

O rebanho é os meus pensamentos

E os meus pensamentos são todos sensações.

Penso com os olhos e com os ouvidos

E com as mãos e os pés E com o nariz e a boca.

 

Pensar uma flor é vê-la e cheirá-la

E comer um fruto é saber-lhe o sentido.

 

Por isso quando num dia de calor

Me sinto triste de gozá-lo tanto.

E me deito ao comprido na erva,

E fecho os olhos quentes,

 

Sinto todo o meu corpo deitado na realidade,

Sei a verdade e sou feliz.

X

"Olá, guardador de rebanhos,

Aí à beira da estrada,

Que te diz o vento que passa?"

 

 "Que é vento, e que passa,

E que já passou antes,

E que passará depois.

 E a ti o que te diz?"

 

"Muita cousa mais do que isso.

 Fala-me de muitas outras cousas.

De memórias e de saudades

E de cousas que nunca foram."

 

"Nunca ouviste passar o vento.

O vento só fala do vento.

O que lhe ouviste foi mentira,

E a mentira está em ti."

 

Poemas de Alberto Caiero

Ática, Lisboa, 1946

 

Poème précédent en portugais :

Antonio RamosRosa : Quand la lumière s’efface… / Quando a luz se apaga (02/09/2016)

Poème suivant en portugais :

Antonio RamosRosa :Un homme obscur dans une ville lumineuse /Um homem obscuro numa cidade luminosa (02/09/2017)

 

 

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