Gu Cheng / 顾城 ou 顧城 (1957 – 1993) : Je suis un enfant capricieux et fantasque
Je suis un enfant capricieux et fantasque
Je voudrais peindre des fenêtres sur toute la terre pour que les yeux habitués à l’obscurité
s'habituent à la lumière
Peut-être
suis-je un enfant gâté par sa mère
capricieux et fantasque
Je voudrais
que chaque instant
soit aussi beau qu’un crayon de couleur
je voudrais
pouvoir peindre sur la feuille blanche adorée
peindre gauchement la liberté
peindre des yeux
qui jamais ne connaîtraient les larmes,
un pan de ciel
une plume, une feuille, aériennes
une nuit, une pomme, bleuissantes
Je voudrais peindre l’aurore
peindre la rosée
les sourires visibles
peindre le plus juvénile
le moins douloureux des amours
peindre mon amour
imaginaire
son front lisse sans nuage
ses yeux d’azur
qui me regarderaient toujours,
toujours me regarderaient
sans se détourner brusquement.
J’aimerais peindre un paysage lointain
peindre l’horizon clair, les vagues
peindre d’innombrables ruisseaux allègres
peindre une colline
couverte d’un duvet clair
je ferai se rapprocher les pousses
je les ferai s’aimer
afin que chaque accord secret
chaque émoi silencieux du printemps
donne naissance à une fleur.
Je voudrais peindre aussi le futur
je ne le connais pas, et comment le pourrais-je ?
mais je sais qu’il est beau
je peindrai son manteau d’automne
les cierges, les feuilles d’érables enflammés
les cœurs qui se consument
par amour pour lui
je peindrai des épousailles
un jour de fête matinal puis un autre
je collerai dessus du papier cristal
des illustrations pour contes nordiques.
Je suis un enfant capricieux et fantasque
je voudrais oblitérer le malheur
je voudrais peindre des fenêtres
sur toute la terre
pour que des yeux habitués à l’obscurité
s’habituent à la lumière
je voudrais peindre le vent
peindre les cimes toujours plus hautes
peindre l’espérance des nations d’Orient
peindre l’Océan
sons d’allégresse portant à l’infini.
Puis, au coin de la feuille
je voudrais me peindre aussi
je peindrais un koala
assis dans la sombre jungle Victoria
assis au calme d’une branche
hébété
sans famille
sans attaches lointaines
riche seulement d’innombrables
rêve comme des baies
et de grands yeux immenses.
J’espère
je pense
mais je ne sais pourquoi
je n’ai pas obtenu de crayon
je n’ai pas obtenu d’instant coloré
je n’ai que moi
mes dix doigts, les affres de la création
que des feuilles blanches adorées
lacérées
laissons-les poursuivre des papillons
laissons-les s’évanouir à jamais.
Je suis un enfant
un enfant gâté par l’imaginaire
capricieux et fantasque.
1981
Traduit du chinois par Chantal Chen - Andro
In, « le ciel en fuite, anthologie de la nouvelle poésie chinoise »
Editions Circé, 2004
Du même auteur :
Le proche et le lointain (28/10/2014)
Fantaisie de la vie (28/10/2015)
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