Jiang He / 江河 (1949 -) : Contre-jour
Contre-jour
Création du monde
Lové
un arc antique
est bandé par le temps qui s’étire à loisir
des jours chaotiques, confinés
et pourtant sans limites.
l’énorme abeille noire haletante bande
la corde au mutisme visqueux lentement tirée elle se met à vibrer
sa poitrine peu à peu s’élargit bleuit de mélancolie
son âme le quitte
le regard lointain s’éveille au matin
plaisir lumineux vagues bleues à l’infini
pulvérisant l’écume, construire des essaims d’îlots
avec langueur chanter le soleil.
mais la terre est si rugueuse
il s’est penché sur le vaste bureau de la mer
face à la voile sans inscription, au langage incertain de l’ouragan
aux récifs de corail aux poissons qui se mangent entre eux,
silencieux féroces remuent dans ses entrailles
les algues roulent sur la rive, confusion des sentiments
mêlés à la boue, frottés dans les grains de sable
tels des oisillons recroquevillés incubés çà et là par les galets
il brûle de voir ces mouettes plein le ciel venues pour l’attaquer
le picorer sans rien laisser de lui
l’emporter innombrables errants dans l’azur
alors les vagues briseront tous ses rêves
les bras sous l’oreiller du soleil secouerons ses pensées
des nuages de feu afflueront comme des guêpes vers la terre
cendres comme de l’encre, épandues sur les fleuves, cascades et
murmures des pins
il secoue ses manches pour sur la campagne ensevelie sous la neige
imprimer des traces solitaires
s’endort paisiblement jusqu’à ce que la lune illumine le printemps
sacré
Nouer des liens
Une calebasse d’un bleu calme, l’eau des quatre saisons
l’errance les fait se rencontrer une fois encore
brune et bruine cachent le danger
ils comptent sur leurs caresses
oscillants, ignorants, ils grimpent sur les sommets
c’est une plate-forme ronde
la roche exsude un givre à blancheur de sel
les œufs éparpillés à la lisière déjà sont devenus pierres
les pins s’étagent, les nuages blancs montent
les monts lointains semblent des insectes étincelants qui
chuchotent
personne ne semble avoir habité la demeure de la terre
le soleil seul monte au zénith, une araignée rouge affamée
lance ses rets de lumière, cherche les âmes des survivants
Eux, langoureux restent debout
saisis doucement par le froid déboussolés
alentours sont disposés une myriade de tambours de bronze
les antennes des insectes tapis bruissent, des pans de brume se
frottent
les feux minuscules de la forêt déjà sont allumés
les heures capturées par la lumière arrivent
les heures transparentes arrivent
chacun amasse frimas et neige à ses côtés
la roche mise à nu se réchauffe, la neiged’un bleu profond brûle
fond le long des œufs luisants
les fleuves confluent dans la marée du printemps, les sons des
tambours lointains se font proches
les bourgeons pleins de vitalité s’offrent au soleil
ils dénouent le filet de l’univers vannent la lumière
le soleil avec la bienveillance du miroir retrouve sa plénitude
les éclaire en cette heure mystérieuse où ils nouent des liens purs
l’eau des quatre saisons en même temps afflue dans la calebasse
dorée suspendue dans la cour
A la poursuite du soleil
Le jour où il se mit en route, il avait déjà vieilli
sinon il ne serait pas lancé à la poursuite du soleil
le printemps de la vie étant en soi soleil
le jour où il se mit en route il accomplit un sacrifice
dans le sang il vit de nouveau la clarté, entendit
en terre, dans le sang, au ciel partout des sons de tambour
debout en silence il se balançait, seul
de gauche à droite dansa longtemps
rite où simple démonstration tout au long de l’année
il roule le serpent l’accroche à son oreille
l’étire entre ses mains
joue avec frénésie
le soleil n’aime pas la solitude
la langue du serpent flamme pointue évoque pour lui l’enfance
à la débandade gagne son cœur
pour étancher sa soif il aurait asséché la Wei, le fleuve Jaune
en vérité il s’emplit de leurs eaux pour en faire don au soleil
en vérité le soleil et lui sont complices dans l’ivresse
dans sa lumière il se lave puis se sèche
étale au sol ses infortunes
chemins, rides, lacs asséchés
quand le soleil est au repos en lui
il sent sa douceur, douce à faire mal
palpable, il vieillit
ses doigts tremblent comme fait la lumière
il peut partir, il lance à son gré sa canne vers l’horizon
quelqu’un sur l’herbe printanière ramasse une tige d’herbe
lève la tête par les monts et les champs roulent des pêches
Combler les mers
Alors qu’elle joue à son aise avec l’eau de la mer
la mer l’emporte
déploie les vagues claires de cet instant de joie
l’oiseau ensommeillé rêve d’elle
les plumes en désordre enserrent son corps nu
les nuages sur la mer projettent des ombres
les regrets du printemps ne sont pas éternels
de ses ailes elle bat la lumière
de ses cris délicats elle incurve les heures
l’oiseau en vain a rêvé d’elle
dès lors l’oiseau la porte en son cœur
tel un panier bercé dans la lumière
dormant dans la forêt transparente
s’éveillant de la brume
lui fait jeter entre monts et mer des pierres lumineuses
éclabousser l’aurore tirer des sons du crépuscule
à midi elle s’apaise absolument
rêve que son corps est devenu pierre blanche sans tache
être debout solennelle dans la lumière comme c’est bon
se mouvoir échevelée dans le vent comme c’est bon
les roches s’ouvrent les noyaux se fendent
en fin de compte elle est devenue autre, oiseau
plumage blanc dans son bec une pierre de pure lumière
elle vole haut
tel un point noir, un pictogramme flottant
la mer sereine attend qu’une île amerrisse.
Déplacer les montagnes
Déjà il fait face au crépuscule, ses traces
aux formes de feuilles tombées, emplissent la sente de montagne
la vielle forêt de sa vie telle une paroi prend
racines, les lianes robustes s’agrippent au rocher
les fleurs sauvages en pluie jaillissent des touffes d’herbe
mais la lumière est toujours si sereine
son corps laisse une odeur de résine, de peau de bête
des plis du vêtement les nids d’oiseaux s’envolent en gazouillant
assis face aux monts, voilà longtemps
qu’il joue aux échecs avec eux, c’est l’heure où le soleil
va se coucher
il va jeter l’échiquier vers le ciel nocturne
polie toute une vie une pièce du jeu éclaire l’univers
l’autre bras à l’horizon de l’aube indique
l’embarras mal réveillé dans l’impasse scintillante
son discours comme la soie du vers est lueur qui s’étale
si calme que le cri des insectes se fait distinct, il dit :
déplacer les montagnes. Après un monologue face à ses proches,
aux dernières lueurs du couchant il projette une ombre pareille
à la vallée, fait monter sous ses pas l’écho des pierres à aiguiser
personne n’a remarqué qu’il prenait congé
à nouveau escaladait sa vie comme on fait d’une montagne
disposait des flammes du bosquet pour incendier le couchant
dit à ses descendants de frapper les pierres pour entendre sa
voix de jeune homme
échappée de la tombe se faire indistincte dans l’influx transcendant
de la terre
les pierres concassées versées dans la mer repolies se déploient sur
la grève
ses désirs inassouvis un matin à venir
surplombant les humains comme le clapot des monts
laveront les nuages dévoileront l’énigme millénaire
Réparer la glèbe
La motte de terre jaune dans sa main
a la dureté d’un grain de blé
il la place dans une jarre
comme une cloche la ceint à ses reins
le son clair fuse en lumière d’or
les cloches sont nées de là
les montagnes suspendues entre les nuages sont nées de là
ses funérailles commencent par là
pas à pas hâlant le soleil
comme on tire son chien
il marche vers le soir au repos
jadis la terre grouillait de foules réclamant la pluie
la terre connut le déluge
la panse du déluge frottait les foules
il brisa la terre jaune qu’il avait dérobée
comme du blé mûr moulu
avec rage la dispersa dans l’eau
il se dit qu’avant sa naissance il était immergé
dans l’eau, cet été torride
avait soulevé l’ouragan des ivrognes
puis il subit la grossesse à son tour
à son tour par la douleur du mâle
une seconde fois il naquit au monde
les entrailles rudes de la terre le firent s’ouvrir lui-même
le fendirent en deux rives
le courant impétueux s’y déversa, avança en dansant
et en chantant
faisant surgir des flots terrifiants d’innombrables voiles jaunes
ballotées vers l’est
dans la mer il ferma les yeux
obtint la couronne verte du soleil
le soleil n’est pas plus grand qu’un grain de blé
empli de sève
au milieu dans la fente coulait un fleuve
il s’en souvient encore
c’était le fleuve Jaune
Traduit du chinois par Chantal Chen - Andro
In « Le ciel en fuite. Anthologie de la nouvelle poésie chinoise ».
Editions Circé, 2004
Du même auteur : Poème inachevé (22/11/2014)