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Le bar à poèmes
22 novembre 2015

Jiang He / 江河 (1949 -) : Contre-jour

hokysaj[1]

Contre-jour

 

Création du monde  

 

Lové

un arc antique

est bandé par le temps qui s’étire à loisir

des jours chaotiques, confinés

et pourtant sans limites.

 

l’énorme abeille noire haletante bande

la corde au mutisme visqueux lentement tirée elle se met à vibrer

sa poitrine peu à peu s’élargit bleuit de mélancolie

son âme le quitte

le regard lointain s’éveille au matin

plaisir lumineux vagues bleues à l’infini

pulvérisant l’écume, construire des essaims d’îlots

avec langueur chanter le soleil.

 

mais la terre est si rugueuse

il s’est penché sur le vaste bureau de la mer

face à la voile sans inscription, au langage incertain de l’ouragan

aux récifs de corail aux poissons qui se mangent entre eux,

silencieux féroces remuent dans ses entrailles

les algues roulent sur la rive, confusion des sentiments

mêlés à la boue, frottés dans les grains de sable

tels des oisillons recroquevillés incubés çà et là par les galets

il brûle de voir ces mouettes plein le ciel venues pour l’attaquer

le picorer sans rien laisser de lui

l’emporter innombrables errants dans l’azur

alors les vagues briseront tous ses rêves

les bras sous l’oreiller du soleil secouerons ses pensées

des nuages de feu afflueront comme des guêpes vers la terre

 

cendres comme de l’encre, épandues sur les fleuves, cascades et

     murmures des pins

il secoue ses manches pour sur la campagne ensevelie sous la neige

imprimer des traces solitaires

s’endort paisiblement jusqu’à ce que la lune illumine le printemps

     sacré

 

 

Nouer des liens

 

Une calebasse d’un bleu calme, l’eau des quatre saisons

l’errance les fait se rencontrer une fois encore

brune et bruine cachent le danger

ils comptent sur leurs caresses

oscillants, ignorants, ils grimpent sur les sommets

 

c’est une plate-forme ronde

la roche exsude un givre à blancheur de sel

les œufs éparpillés à la lisière déjà sont devenus pierres

les pins s’étagent, les nuages blancs montent

les monts lointains semblent des insectes étincelants qui

     chuchotent

personne ne semble avoir habité la demeure de la terre

le soleil seul monte au zénith, une araignée rouge affamée

lance ses rets de lumière, cherche les âmes des survivants      

 

Eux, langoureux restent debout

saisis doucement par le froid déboussolés

alentours sont disposés une myriade de tambours de bronze

les antennes des insectes tapis bruissent, des pans de brume se

     frottent

les feux minuscules de la forêt déjà sont allumés

les heures capturées par la lumière arrivent

les heures transparentes arrivent

chacun amasse frimas et neige à ses côtés

la roche mise à nu se réchauffe, la neiged’un bleu profond brûle

fond le long des œufs luisants

les fleuves confluent dans la marée du printemps, les sons des

     tambours lointains se font proches

les bourgeons pleins de vitalité s’offrent au soleil 

ils dénouent le filet de l’univers vannent la lumière                                                                                              

le soleil avec la bienveillance du miroir retrouve sa plénitude

les éclaire en cette heure mystérieuse où ils nouent des liens purs

l’eau des quatre saisons en même temps afflue dans la calebasse

dorée suspendue dans la cour

 

 

A la poursuite du soleil

 

Le jour où il se mit en route, il avait déjà vieilli

sinon il ne serait pas lancé à la poursuite du soleil

le printemps de la vie étant en soi soleil

le jour où il se mit en route il accomplit un sacrifice

dans le sang il vit de nouveau la clarté, entendit

en terre, dans le sang,  au ciel partout des sons de tambour

debout en silence il se balançait, seul

de gauche     à droite     dansa longtemps

rite où simple démonstration tout au long de l’année

il roule le serpent l’accroche à son oreille

l’étire entre ses mains 

joue avec frénésie 

le soleil n’aime pas la solitude       

 

la langue du serpent flamme pointue évoque pour lui l’enfance      

à la débandade gagne son cœur    

        

pour étancher sa soif il aurait asséché la Wei, le fleuve Jaune

en vérité il s’emplit de leurs eaux pour en faire don au soleil

en vérité le soleil et lui sont complices dans l’ivresse

dans sa lumière il se lave puis se sèche

étale au sol ses infortunes

chemins, rides, lacs asséchés

 

quand le soleil est au repos en lui

il sent sa douceur, douce à faire mal

palpable, il vieillit

ses doigts tremblent comme fait la lumière

il peut partir, il lance à son gré sa canne vers l’horizon

quelqu’un sur l’herbe printanière ramasse une tige d’herbe

lève la tête     par les monts et les champs roulent des pêches

 

Combler les mers

 

Alors qu’elle joue à son aise avec l’eau de la mer

la mer l’emporte

déploie les vagues claires de cet instant de joie

l’oiseau ensommeillé rêve d’elle

les plumes en désordre enserrent son corps nu

les nuages sur la mer projettent des ombres

 

les regrets  du printemps ne sont pas éternels

de ses ailes elle bat la lumière

de ses cris délicats elle incurve les heures

l’oiseau en vain a rêvé d’elle

 

dès lors l’oiseau la porte en son cœur

tel un panier  bercé dans la lumière

dormant dans la forêt transparente

s’éveillant de la brume

lui fait jeter entre monts et mer des pierres lumineuses

éclabousser l’aurore tirer des sons du crépuscule

à midi elle s’apaise absolument

rêve que son corps est devenu pierre blanche sans tache

 

être debout solennelle dans la lumière comme c’est bon

se mouvoir échevelée dans le vent comme c’est bon

 

les roches s’ouvrent     les noyaux se fendent

en fin de compte elle est devenue autre, oiseau

plumage blanc     dans son bec une pierre de pure lumière

elle vole haut

tel un point noir, un pictogramme flottant

la mer sereine attend qu’une île amerrisse.

 

Déplacer les montagnes

 

Déjà il fait face au crépuscule, ses traces

aux formes de feuilles tombées, emplissent la sente de montagne

la vielle  forêt de sa vie telle une paroi prend

racines, les lianes robustes s’agrippent au rocher

les fleurs sauvages en pluie jaillissent des touffes d’herbe

mais la lumière est toujours si sereine

 

son corps laisse une odeur de résine, de peau de bête

des plis du vêtement les nids d’oiseaux s’envolent en gazouillant

assis face aux monts, voilà longtemps

qu’il joue aux échecs avec eux, c’est l’heure où le soleil 

va se coucher

il va jeter l’échiquier vers le ciel nocturne

polie toute une vie une pièce du jeu éclaire l’univers

l’autre bras à l’horizon de l’aube indique

l’embarras mal réveillé dans l’impasse scintillante

 

son discours comme la soie du vers est lueur qui s’étale

si calme que le cri des insectes se fait distinct, il dit :

déplacer les montagnes. Après un monologue face à ses proches,

aux dernières lueurs du couchant il projette une ombre pareille

à la vallée, fait monter sous ses pas l’écho des pierres à aiguiser

 

personne n’a remarqué qu’il prenait congé

à nouveau escaladait sa vie comme on fait d’une montagne

disposait des flammes du bosquet pour incendier le couchant

dit à ses descendants de frapper les pierres pour entendre sa

     voix de jeune homme

échappée de la tombe se faire indistincte dans l’influx transcendant

     de la terre

les pierres concassées versées dans la mer repolies se déploient sur

     la grève

ses désirs inassouvis un matin à venir

surplombant les humains comme le clapot des monts

laveront les nuages dévoileront l’énigme millénaire

 

Réparer la glèbe

 

La motte de terre jaune dans sa main

a la dureté d’un grain de blé

il la place dans une jarre

comme une cloche la ceint à ses reins

le son clair fuse en lumière d’or

les cloches sont nées de là

les montagnes suspendues entre les nuages sont nées de là

ses funérailles commencent par là

pas à pas hâlant le soleil

comme on tire son chien

il marche vers le soir au repos

 

jadis la terre grouillait de foules réclamant la pluie

la terre connut le déluge

la panse du déluge frottait les foules

il brisa la terre jaune qu’il avait dérobée

comme du blé mûr moulu

avec rage la dispersa dans l’eau

il se dit qu’avant sa naissance il était immergé

dans l’eau, cet été torride

avait soulevé l’ouragan des ivrognes

 

puis il subit la grossesse à son tour 

à son tour par la douleur du mâle 

une seconde fois il naquit au monde                       

les entrailles rudes de la terre le firent s’ouvrir lui-même      

le fendirent en deux rives

le courant impétueux s’y déversa, avança en dansant

     et en chantant

faisant surgir des flots terrifiants d’innombrables voiles jaunes

ballotées vers l’est 

 

dans la mer il ferma les yeux     

obtint la couronne verte du soleil       

le soleil n’est pas plus grand qu’un grain de blé        

empli de sève         

au milieu dans la fente coulait un fleuve      

il s’en souvient encore                                                                                                                                  

c’était le fleuve Jaune                   

 

Traduit du chinois par Chantal Chen - Andro

In « Le ciel en fuite. Anthologie de la nouvelle poésie chinoise ».

Editions Circé, 2004

Du même auteur : Poème inachevé (22/11/2014)

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