Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Le bar à poèmes
10 novembre 2015

Yannis Ritsos / Γιάννης Ρίτσος (1909- 1990) : Les vieilles femmes et la mer

281-200x200[1]

 

Les vieilles femmes et la mer

 

Toutes ensemble

(doucement, simplement, d’une voix lasse et lointaine)

 

Dès que tombe le crépuscule, nous sortons nous asseoir ici,

     sur la pierre du seuil, sur les rochers

pour que nous batte le vent du large et qu’il nous vide de

     notre vide.

Nous reposer de ne plus rien faire,

oublier, nous les oubliées, faites d’oubli,

 comme si tout s’en était allé, et que nous soyons restées seules

sur une aire haute et large où le vent souffle de tous côtés –

La première

Vent qui vanne le vent sur l’aire ouverte

sans grain ni paille, sans fourche ni chevaux.

La deuxième

Vent, profond vent –

qui ne souffle ni ne résonne ni ne lève de poussière

La troisième

nul mur, dedans ni dehors, où le vent cogne son genou,

     son front,

où il trébuche et se meurtrisse et crie

La quatrième

qu’il gémisse et que nous l’entendions, et que nous souffrions –

La cinquième

Comment le vent souffrirait-il ? – il n’est point chair ;

     il n’a pas d’os et pas de nerfs.

La sixième

Sur le silence : silence ;

La septième

silence – fumée de bateau, qui s’accroupit sur le soleil couchant

fumée qui change et qui demeure, qui tantôt brille et tantôt se ternit.

La sixième

Silence : le silence ; la fumée : fumée – elle change

devient dauphin céleste – sa queue, deux triangles d’or ;

devient cerf violet aux cornes roses ;

La quatrième

et le bleu vire au pêche, le rouge au violet ;

La troisième

Elle se raréfie, se dissipe, se perd ;

La septième

fumée raréfiée, abandonnée –

grand fleur sans racine, éclose un instant dans le vide,

     quand le navire

l’a laissée la toute seule er s’en est allé,

La quatrième

déjà dissipée, la muette fumée,

partie, par-dessus le sourcil de la mer, silencieusement

     disparue –

La sixième

sur le silence : silence ;

La première

nous voilà comme la fumée :

La sixième

Nous changeons, nous passons, nous nous effilochons.

La septième

Nous voilà devenue sac d’os, lié en haut par un cordage,

mais les os, comme nous, ne se dispersent pas,

seul le vent passe à travers la trame de la toile

et de ses mille aiguilles perce nos os – quels os ?

La première

Quels os ? – allégés, eux aussi ; vides,

sans chair ni moelle, comme de vieilles flûtes

La deuxième

Le vent y souffle et en tire un son grêle, parfois, comme

     un chant ;

La septième

et les articulations déboîtées ne retiennent plus les os, ne les font

     plus plier pour la marche

La quatrième

légères, si légères – nous n’entendons ni ne voyons –

La troisième

nous entendons avant d’écouter

et nous voyons avant de regarder –que voyons-nous ?

Toutes ensemble

Les navires sont partis, nos hommes sont partis, nos enfants

     sont partis –

Nous ne savons qui est parti, qui est resté, nous ne savons

pourquoi nous sommes venues, pourquoi nous restons, pourquoi

     nous partirons,

nous ne savons qui s’est noyé en mer, qui s’est tué dans la

     montagne,

ce que sont devenus les autres – des orties ont-elles poussé

     sur leur crânes ?

des crabes ont-ils pondu entre leur côtes ? – nous ne savons

     plus rien ; nous avons tout oublié

la piqûre du scorpion, le clou sur le front –

La première

Vauriens, fainéants, canailles,

ivrognes, insoumis, vantards,

ils ne voulaient rien écouter – têtes dures !

ils l’ont brisé sur les rochers, leur tête dure,

jamais ils ne voulaient céder – fiers gaillards !

ils sont partis – nous avons oublié.

La septième

Nous ne nous rappelons qu’une rangée de pieds dépassant

     de la couverture – et tu ne pouvais distinguer

ceux du père, du fils ou du petit-fils – tous forts et larges

     comme de grosses citrouilles rouges.

La cinquième

Leurs pantalons trempés par des vagues furieuses,

des coquillages et des oursins à leurs aisselles,

de petits cailloux roses et blancs entre leurs doigts,

des algues et des crevettes dans la toison de leurs poitrines,

un homard en colère entre leurs cuisses –

La deuxième

Nous n’osions pas les regarder – nous baissions les paupières,

mais quand ils nous tournaient le dos, large comme deux montagnes

et que leur ombre, sur la plage humide et brillante, dessinait comme

     un ours marin,

alors nos yeux, oiseaux effarouchés, se posaient sur eux – comment

     étaient-ils, nos hommes ?

La troisième

La moitié de leur bras cuite comme une tuile par les embruns,

     le soleil et le vent,

l’autre moitié cachée sous le rude tricot.

La quatrième

Comment savoir qu’elle moitié était à eux,

quel quart était à nous ? – mais nous, nous n’avions rien –

     la mer, elle, avait tout

et leurs tricots, faits de nos mains, tricotant la laine de bélier,

     l’après-midi près de la fenêtre,

semblaient faits d’algues et de sel, tricotés par la mer elle-même.

La sixième

La mer, grande intendante, régnait en maîtresse chez nous,

elle guidait leurs yeux, leurs gestes, leurs bourses,

elle commandait leurs verres, leurs voix, leurs chansons,

arrangeait à son goût leurs cheveux

et troussait leurs moustaches de son écume.

La cinquième

Océans, navires, nuages ne lui suffisaient pas,

La première

il lui fallait aussi pénétrer dans nos chambres,

La septième

s’asseoir sur nos tabourets, s’étendre sur nos lits

La troisième

au moment le plus tendre, elle se glissait encore entre nous

     et nos hommes

ou poussait un grand cri, comme si on tuait quelqu’un,

alors leurs mains tombaient, comme des rames brisées, et

     leurs yeux se perdaient,

La quatrième

leurs yeux comme les croix marines dans les algues des ténèbres

La deuxième

et parfois une vague, comme une clovisse ouverte,

se dressait devant le berceau du nouveau-né et lui éclairait le

     visage

comme pour l’ensorceler avant qu’il sache marcher, avant

     qu’il sorte.

Toutes ensemble

Ah ! elle nous a tout pris, la mer !

La quatrième

Les barreaux de nos balcons, elle les a arrachés et a mis des

     poissons à leur place,

dans le cœur de nos hommes, elle a planté un sargue rouge aux

     épines sauvages

et à leurs ceintures, des poissons-couteaux.

La septième

Ah ! tous ces mâles ! ils n’étaient que jurons et que poils –

     intouchables ;

La deuxième

c’étaient des enfants, doux et timides – ne jurant que pour cacher

     leur timidité,

La quatrième

des enfants sauvages et innocents – craignant d’être entraînés

     par leur force.

Toutes ensemble

Oui, oui, ils redoutaient la mer

et pourtant, ils ne cédaient pas, n’avouaient pas leur peur.

La sixième

Ils avaient peur, oui, peur – en eux se couchaient mille morts,

     l’une sur l’autre,

comme au fond de la mer, les navires se couchent sur le flanc

et parfois un grand poisson muet, à l’improviste, venait sonner

     la cloche rouillée du quart – et nous, nous l’entendions.

Toutes ensemble

Ah ! tous ces mâles, petits et grands, ils avaient peur,

mais plus encore ils redoutaient de nous le laisser voir.

La troisième

Et nous, humblement, gardions les yeux baissés,

jamais nous ne levions les yeux plus haut que leurs genoux,

La première

Jamais nous ne les affrontions face à face

La quatrième

et plus ils se montraient intrépides pour nous impressionner,

plus nous nous montrions humbles, pour qu’ils ne nous devinent pas

La cinquième

Ah ! comme nous comptions pour eux, quand il semblait que

     nous ne comptions pas –

et si leurs deux sourcils étaient deux fières arcades,

entre eux, la peur, noir corbeau, se perchait ;

La sixième

Ah ! qu’ils se ressemblaient, tous, petits et grands,

car sur tous les visages, la peur a la même couleur,

La troisième

de même que l’espoir, et que la mer –

et tous les marins ont les yeux bleus du danger qu’ils

          regardent au loin.

La sixième

Qu’ils étaient beaux ! La fraternité de la mer sur leurs traits austères,

le front éclairé par la dure loyauté des guerriers.

La deuxième

Tu ne pouvais les approcher – revêtus qu’ils étaient de l’invisible

          obscurité des cales,

et les rides autour de leurs yeux comme l’ombre du gouvernail sur

          le pont humide au clair de lune.

La septième

Et leur corps ne sentait pas la sueur, mais la tempête,

La première

les vagues déchaînées, et les lumières vacillantes des ports étrangers

La septième

et leurs cheveux sentaient les glands et l’huile de machine ;

La troisième

et leurs yeux apparaissaient sous la broussaille des sourcils comme

          le clair de lune en mer, au loin, entre deux nuages.

Toutes ensemble

Jamais nous n’avons su qui ils étaient – jamais -

et quand ils entraient en nous, nous étions absentes, ailleurs,

          attendant

la chair de l‘enfant qui gonflerait en nous,

la chair qui comblerait notre chair,

la chair qui remplirait notre solitude.

La sixième

Et c’était comme si nous gardions notre homme en nous

La septième

nu et sans honte, sans jurons ni dauphins ni mâts,

tout nu, sans les durs poils qui lui cachent la poitrine

La cinquième

et que sans honte nous le bercions en nous

La première

et les nourrissions à la becquée ; - nous avons eu de bons

          moments ;

La quatrième

de beaux moments – et nous aussi nous étions belles alors,

        dépeignées, sans parure,

La septième

avec la salive de notre homme sous la langue,

La deuxième

et les griffes de sa barbe sur nos joues –

La troisième

Et ces griffes, nous les caressions d’une main tandis que l’autre

tournait la cuiller dans la soupe.

La deuxième

fines, invisibles griffes sur nos joues,

pénétrant au plus profond de nous et laissant dans notre âme

          de douces cicatrices

comme on en voit au sable sous l’eau claire, à l’aube, après,

          la tempête nocturne.

La quatrième

Nous avons eu de bons moments à leurs côtés, de durs moments

- nous ne leur en voulions pas,

et s’ils nous rabrouaient, nous ne répondions pas,

car eux commandaient le bateau, nous la maison,

et le bateau roule et tangue, mais la maison demeure inébranlable –

La sixième

Inébranlable, en apparence – toute agitée, sans qu’on le voie.

La troisième

Et nous ne soufflions pas un mot, pas même un soupir, non

          par crainte, mais par fierté et décence,

parce qu’il n’est pas convenable que les plus forts se mettent

          en colère.

La deuxième

Les plus forts ? Tais-toi donc ! qu’est-ce que tu racontes ?

Qui peut mesurer la force ? et quelle force ? quelle mesure ?

Nous sommes sans force, légères comme la brise qui entre

          le matin par la fenêtre

et fait voleter le feston de papier du dressoir

comme la brise (qu’est-ce que tu racontes ?)

qui, de ses deux doigts écartèle la fleur de bigaradier – légères

La première

Notre force, c’est notre légèreté – le vent –

La deuxième

Tais-toi, tais-toi – de quel vent parles-tu ?

La cinquième

Les plus forts, qui étaient-ce ? Eux ou nous ? Nous,

          puisque nous tenions les rênes du ménage.

La première

Nous qui savions combien il faut d’oignons pour préparer

          les poulpes qu’ils pêchaient,

La deuxième

combien d’indigo pour lessiver la chemise du dimanche,

La troisième

combien de lait et de sommeil pour l’enfant,

La sixième

combien de silence et de veille pour l’homme

La quatrième

combien de vinaigre pour les lentilles,

La cinquième

comment laver la laine des matelas pour qu’elle ne s’abîme pas,

La septième

combien de vent laisser entrer par la fenêtre

La sixième

quand on doit éteindre la lampe,

La troisième

comment multiplier la nourriture quand arrivent des visiteurs

          inattendus,

ou, comme aux noces de Cana, pour que la famille ne perde pas

          la face,

comment faire abonder le vin quand il n’en reste plus une goutte

          à la cave

et que les boutique sont closes, et les rues obscures,

La deuxième

comment faire sourire la bouche amère,

comment ignorer l’ombre évidente

qui vient heurter le plafond, le lit, les pieds de la chaise,

pour qu’ils ne tournent pas les yeux vers elle, et qu’ils ne la

          voient pas.

La première

Eux qui affrontaient les grands poissons et les harpons,

eux dont les reins avaient la force de la dynamite,

eux qui faisaient sauter des mines dans les rochers et dans

          les vagues,

La deuxième

ils n’arrivaient pas même à faire un trou dans le gigot pour

          y planter la gousse d’ail.

La septième

Farcis d’affaires et de projets, de chiffres et de rêves,

ils ne prenaient pas même le temps de respirer entre deux

          compte,

La deuxième

de boire une gorgée de ciel

pour l’additionner, elle aussi, comme un zéro d’azur

avant le nombre, après le nombre

La quatrième

et pour augmenter le total de ce cercle bleu.

La septième

Ils n’aimaient pas les zéros, eux,

La deuxième

les zéros légers qui allègent le fer,

légers comme les cercles que tracent les mouettes, au crépuscule,

          et qui allègent les nuages,

La quatrième

légers comme les cercles que trace la pierre sur l’eau paisible,

          en s’enfonçant.

La septième

Ils n’aimaient pas les cercles. Ils n’aimaient que ce qui est droit

          et solide (mais qu’est-ce qui est solide ?) –

gonflés d’ardents désirs, comme l’oignon dodu,

mais sans savoir que l’oignon n’est que pelure

- si tu en enlèves une, tu en trouves une autre,

La cinquième

rien que pelure jusqu’à la fin – ni chair ni noyau

La quatrième

et il ne fallait pas le leur dire – faire la savante,

étaler sur la place publique les doux secrets de la maison,

les calices de la cuisine, l’autel des repas familiers, l’évangile

          du vaisselier,

La sixième

les petits nœuds des étoiles, avec les trésors et les secrets de la nuit,

à l’heure où ils dormaient ou causaient,

pendant que nous lavions la vaisselle, sans nous presser, en jetant

          parfois un coup d’œil par la fenêtre –

La septième

Nous en savions des choses – nous les avons enseignées-

          nous les avons oubliées,

La troisième

tout ce que nous nous rappelons c’est que nous ne savons plus rien

La cinquième

comme si nous avions déménagé par delà le rivage, sur le chemin

          d’en haut, où commencent les vignes,

où nos narines ne reconnaissent plus le vent,

La première

pourtant sur les grains de raisin se dépose le sel

et la grappe a l’air d’un fruit de mer.

La sixième

Le vent ne nous touche plus avec ses malices, ses flatteries,

          ses contes –

La quatrième

Notre jupon s’est durci, comme fait de toile à voile, - le vent

          ne nous touche plus –

nos cheveux restent immobiles comme des brins d’osier,

La deuxième

pourtant sous nos jupes de grands navires jadis ont jeté l’ancre –

La troisième

Jadis, jadis, jadis

La première

Jadis quand nous mouchions la lampe et que la double tache noire

          maculait  nos deux doigts,

nous les essuyions sous la petite table ou sur nos tabliers et nous

          reconnaissions

la marque de suie qu’avaient laissé nos doigts, nous connaissions

le brasillement de la lampe à l’aube, quand l’huile est consumée,

          quand

le monde entier est sel, cordage, tempête,

La deuxième

avant que le soleil surgisse des gouttes de la mer, comme un

          poulpe rose

avec sa grosse tête humide et ses longs tentacules, enlaçant les

          nuages

La sixième

et le jour alors était gloire et douleur, avidité, désir et veille

          d’une rencontre –

Toutes ensemble

Et nous voici maintenant, mâchonnant notre salive de nos

     gencives nues,

sans plainte et sans rancune, - oubliées par la mort –

solitaires, abandonnées, et notre menton tremblotant

pend au-dessus de la vie comme une pierre descellée sur le

      rebord d’un puits.

La première

Et nous ne savons même plus notre nom – nous avions un nom

          autrefois,

La deuxième

puis nous l’avons changé pour celui de notre homme,

La troisième

puis pour celui de « mère »,

La quatrième

puis on nous appela « mémé »,

La cinquième

puis seulement « la vieille »,

La sixième

puis rien – personne ne nous appelle plus, que nous puissions

          entendre, pour que nous existions.

La septième

Et quand quelqu’un jurait ou lançait un éloge ce n’était plus pour

          nous

mais pour une autre, inconnue, oubliée,

dans une autre rue, derrière les montagnes, dans une autre maison.

La deuxième

Il y avait aussi un miroir encadré de coquillages dorés où

          s’agitaient les algues du soir et les silences de la mer

La troisième

et le poisson d’argent de la veilleuse, en dessous des icônes,

          se dressait dans l’ombre du miroir,

La quatrième

de grands crabes traversaient silencieusement le plafond,

La sixième

des oursins indécis se faufilaient dans les souliers des enfants,

          sous le lit.

Toutes ensemble

Et nous devions penser au feu, au repas, à la lampe,

chasser le scintillement des poissons aux coins de la maison

et les mille doigt violets des oursins qui faisaient des signes

        secrets à nos petits-enfants.

La première

Tu essaies parfois de te rappeler tes journées –

elles s’échappent comme le sable entre les doigts,

La sixième

elles ne sont plus ; - passées l’heure et la lumière d’où elles

          sont nées,

passé ton désir qui les prenait, les nourrissait, leur donnait vie –

La troisième

Elles ont changé, ce ne sont plus les tiennes – ne restent ici ou là

qu’un lambeau d’espace, un fragment de couleur,

pour montrer ce qui a été et qui n’est plus – comme la vieille veste

          élimée

qui ne tient que par les coutures, où se devinent encore la couleur

          et la texture du drap

sous le pâle duvet,  sous la douce poussière – la couture

La quatrième

comme la mince frange d’une vague qui vient mourir sur le

          rivage désert

La deuxième

Tu contemples parfois, à côté des icônes, les deux couronnes de

          fleurs d’orangers de cire

dans leur boîte en fer blanc, au couvercle vitré,

petits orangers enroulés, oubliés par un vieux printemps, noyés

          dans l’eau d’une mer minuscule.

La cinquième

Et Saint Georges, superbe, caracolant,

sur son cheval rouge, semble languir

La sixième

depuis le temps qu’il pourfend son dragon sans que la bête se

          décide à fermer les yeux ;

La septième

Et Dieu, renfrogné et brumeux – « défendu », « défendu », c’est

          tout ce qu’il sait dire,

et rien ne lui plaît, ni l’huile, ni l’encens, ni l’ombre ;

La première

et le coffre noir, avec ses cyprès peints en bleu, dans le coin de

          la chambre,

comme un cercueil d’enfant qu’on n’aurait pas emporté au

          cimetière, qu’on aurait oublié là.

Toutes ensemble

Ah ! tout est enfui, oublié – même la douleur est oubliée –

une grande solitude, un grand vide – comment les combler ?

          - tu ne te soucies plus de les combler,

La première

tu essaies parfois de te rappeler le large lit et son rideau

         d’indienne

- grand navire aux voiles carrées : il s’est englouti.

La quatrième

Tu essaies de te rappeler tes couches – sombre, sombre,

          tout sombre –

comme si ce n’était pas nous qui avions accouché et coupé

          de nos propres mains le cordon ;

La sixième

parfois, nous sentons bouger le cordon de notre tablier

sur notre nombril  desséché, comme le cordon rouge coupé

          du monde,

comme si on nous avait détachées du monde

vieux nourrissons dont les dents n’ont pas encore percé.

Toutes ensemble

Nos veines sont des filets cassés, qui ne peuvent plus rien retenir,

seules les rides tissent autour de nous des noeuds solides, nous

          enveloppent tout entières,

ne nous relâchent plus, comme si nous-mêmes étions devenues

          poissons,

maigres poissons, étroit, dont l’épine dorsale affleure à nos doigts,

          pique sans nous blesser,

comme si nous n’étions plus qu’os, peau desséchée et dures écailles.

La troisième

Quelquefois, deux coups brusques frappent dans notre cœur comme

          les dés jetés sur le jacquet, à la taverne du port

et nous savons alors que deux êtres s’affrontent et font leurs comptes,

deux êtres muets, silencieux – on n’entend que leurs dés –

deux êtres sombres, penchés, jouant chacun pour lui seul,

et qu’importe qui perd car c’est nous qui payons

et qu’importe qui gagne car c’est nous qui gagnons –

La quatrième

Quelle perte et quel gain ? – nous l’ignorons.

Toutes ensemble

Tantôt c’était l’un qui manquait, tantôt l’autre, nous ignorions

          lequel –

habituées à l’absence – habituées.

La sixième

Et l’absence devenait tangible – amenait près de nous l’absent

La troisième

comme s’il ne manquait rien, alors que tout manquait – comme

          quand

se vide la jarre d’huile : elle retrouve alors d’un coup sa plénitude,

          révèle sa profondeur dévoilée ;

La deuxième

ah oui, l’huile, tant qu’il y en avait, cachait la forme intérieure de

          la jarre, et le fond – tu ne le voyais pas

et si tu penchais tu ne voyais, sombre et couleur d’huile, que ton

          propre visage ;

et plus baissait l’huile, plus se révélait la jarre, disques par disques –

          et maintenant

La quatrième

l’intérieur apparaît, tout entier, scintillant, sonore,

apparaît tout entier le vide, rond et libre.

La sixième

Une quiétude ronde et palpable, qui ne risque plus de se vider –

La deuxième

Ah ! quiétude, quiétude – quel bonheur – le vent s’est tu.

Toutes ensemble

Voilà cent ou deux cent ans (nous n’en savons plus rien)

          nous avons livré

les lourdes clefs du ménage et de l’ordre,

La première

les clés du buffet, où sont le café et le sucre,

La troisième

les clés de la cave, où sont le vin et l’huile

et la grande quiétude humide, comme un carré de mer transporté

          sur la terre

La deuxième

Nous ne voyons plus les jarres se vider comme un enfant qui

          descend l’escalier

- et tu trembles qu’il tombe, et se casse une jambe ;

La sixième

nous ne voyons même plus les jarres vides, avec leur creux

          brillant et achevé.

Toutes ensemble

Nous avons livré toutes les clés – nous voici allégées ;

La septième

les clés grandes et lourdes, comme celles du paradis

La deuxième

et d’autres, petites come un clou de girofle, ou pointues comme

          une aiguille – nous les avons livrées ;

La cinquième

nous avons perdu le secret de la farine et du sel,

La première

le secret du levain et de la soupe de poisson,

La sixième

celui de mélanger les choses différentes et d’en faire naître

          autre chose,

le secret de refuser, de céder, de lutter, de conquérir ;

La cinquième

le bruit particulier du poisson enfariné dans la poêle

          annonçant la grande heure, l’heure d’agir –

Toutes ensemble

Nous avons tout laissé ainsi, nous avons accepté

les chose dispersées, irréconciliables, adverses, réconciliées en nous

La quatrième

Et le trou de l’âtre, comme une narine enfumée et poilue,

humait parfois la familière odeur de la maison

parfois l’instable odeur du temps, du vent, des étoiles, des années,

La sixième

comme s’il avait résolu le problème du dedans et du dehors,

La quatrième

joignant de son trou vertical le dedans et le dehors, le bas et le haut,

tantôt aspirant l’air et tantôt l’expirant,

le changeant, unissant l’air du dedans et du dehors de son souffle

profond et régulier, dans une immense paix.

Toutes ensemble

Ah ! nous n’en voulons plus, de cette paix si longtemps recherchée

- qu’en ferions-nous ?

La première

Je veux sentir la peau ridée de mon cou trembler comme le cordage

      détendu d’un vieux bateau blessé,

La deuxième

entendre le vent dans le cordage flasque,

La troisième

entendre le cordage trembler d’une dernière résistance,

La sixième

entendre la silencieuse reddition, entière résistance.

La troisième

Résistance à quoi ? – comme ta question

la pointe du mât s’enfonce la dernière

(le beau navire sombre debout) et ne surnage

qu’une lanterne sur une planche – voguant seule, inutile,

          éclairant seulement

l’endroit du naufrage, les gouffres du large,

Toutes ensemble

Que faire de cette lanterne abandonnée ? que voir ?

gouffre après gouffre, les vagues, engloutissant les âmes ?

éclairs-pentacles, fragments de fil de fer incandescents entre

          les nuages

guerres, massacres et privations,

La septième

tempêtes et cris et yeux écarquillés –

les cavaliers du vent, barbes d’algues,

cheveux de cordages, yeux dépareillés,

l‘un de sel, l’autre de fer – et à l’aube,

La deuxième

une lune qui roule sur les vagues noircissantes

comme le pain détrempé qu’un noyé n’a pas eu le temps de manger.

La quatrième

Je ne sais ce qui s’est passé, je n’ai rien vu –une ombre énorme

comme le fort de Monemvassia, comme celui de Palamidi et

          ses deux mille marches de pierre,

a sauté au milieu des vagues – que voir ? Je n’ai pas eu le temps ;

filets, bourriches et poissons-éclairs bougent sur les rochers. 

La cinquième

Certains arrivaient la nuit, d’autres partaient à l’aube.

La première

Les fanaux des navires éclairaient les visages étrangers.

La septième

Où les avions-nous vus ? Où les avions-nous rencontrés ?

La deuxième

Des bras de métal luisaient dans l’explosion des éclairs

La troisième

L’odeur du danger sur leurs vareuses.

La quatrième

Le rugissement de l’océan à leurs ongles.

Toutes ensemble

Les enfants sont devenus des hommes, ils ont mené chez nous

          des femmes étrangères,

elles ont fait des enfants à leur tour, et c’était

comme si les nôtres, redevenus petits, nous revenaient.

La cinquième

Comme si c’était de nous qu’eux aussi étaient nés, comme si

          de nous était né l’univers.

La septième

Eux aussi ont grandi, ils sont partis – partis – où sont-ils allés ?

La première

Parfois pourtant nous les apercevions sous le fanal du port –

Toutes ensemble

Voix inconnus, vêtements inconnus –

La deuxième

Mais sur leur pipe scintillait une étoile familière

La septième

et familière aussi l’odeur du tabac

La quatrième

et l’odeur du bateau sur leurs vêtements nous souriait.

Toutes ensemble

Plus rien ; le serpent domestique ne hante plus le plafond ;

          il est mort

La deuxième

Et le grillon du foyer a enfoui son luth dans les cendres

La troisième

Sur les carreaux de la fenêtre, les échelles de corde ni les mâts

          ne se dessinent plus.

La quatrième

Seul, le phare cligne en vain de l’œil, au soleil couchant,

Toutes ensemble

Ah ! tout s’est fondu dans le crépuscule ; angles, traits distinctifs,

          tout a disparu.

La première

Sur le mur, tu ne sais plus si c’est le harpon ou la lance de Saint Georges ;

car les navires entraient si souvent dans nos chambres

que nous ne distinguions plus la chambre du navire,

La quatrième

nous ne distinguons plus le berceau, l’auge, le cercueil,

taillés du même bois, comme de petits ou de grands bateaux.

La septième

Le blé, d’abord, nous n’avions qu’à le moudre pour la farine,

         la semoule, le gruau,

puis nous l’avons bouilli pour la messe du troisième jour, du

          neuvième, du quarantième,

La cinquième

puis nous avons orné le blé bouilli de grains de grenades et de

          dragées d’argent,

et au milieu du plat, tracé  la croix de sucre.

La deuxième

Ah ! qu’elle était amère, la croix de sucre !

La cinquième

de sucre qu’on gardait pour les confitures et les kourabiés de

          Pâques,

La septième

grains de blé, grains de grenade, grain de sanglot, le blé bouilli,

Toutes ensemble

avec nos larmes et notre morve, nous l’avalions,

La première

ensuite, avec le temps, s’adoucissait le blé bouilli,

La cinquième

nous le mangions aussi ; il était bon – nourrissant.

Nous nous sommes rassasiées de mort.

Toutes ensemble

Nous ne savions pas chaque fois qui nourrir. Le blé, nous le mangions,

et le sucre qui poissait nos paumes – nous le léchions

et puis nous descendions vers le rivage, pour nous laver les mains,

La septième

et nous demeurions là, perdues, à regarder le large, et nos paumes

          poisseuses, nous ne les lavions pas.

La première

Nous ne distinguions plus le blé des morts de celui des vivants.

La cinquième

Nous ne distinguions plus le poulpe sec pendu au mur du crucifix.

La septième

Nous ne distinguions plus les tresses d’ail des flots du Jourdain.

Toutes ensemble

Et parfois survenait un matin doux comme le premier jour de la

          création

ou la vie, dans la lumière, révélait le fond de ses entrailles.

La deuxième

Les meubles, les enfants, et le laurier séché pendu au mur par

          une ficelle

tout était calme,  nivelé – l’escabeau et le cerceau de la moustiquaire ;

La troisième

comme lorsque tu regardes le creux du rivage et que tu aperçois

sous l’eau limpide, les galets ronds, bruns, citron, roses,

paisibles, bien rangés, comme si jamais ne les avait battus la

          colère de l’eau et du vent.

La sixième

Et tu te dis : ce qui est au fond est en haut – et tu ne te noies pas.

La quatrième

Seul un léger soupir s’accroche à ta bouche

comme le petit bouquet de cannelle, au clou, dans la cuisine,

La deuxième

comme une branche de jasmin à la fenêtre,

La quatrième

comme un nid d’hirondelle sous la gouttière du toit

La troisième

et dans le nid reposent, tièdes, azurés, les œufs, prêts à devenir

          ailes et chansons.

Toutes ensemble

Alors il nous semblait que rien n’était perdu,

que la mort ne pouvait rien nous prendre,

La première

parce que nous avions tout donné, tout livré ; plus rien ne reste

La quatrième

et nous ne sommes pas seulement ce que nous sommes devenues,

          mais ce que nous avons donné

La sixième

et nous devenons ce que devient notre don

La septième

et pas un cheveu de nos tresses n’a été emporté par le vent.

Toutes ensemble

Et quand un nouveau cheveu blanchissait, nous écoutions

le pigment noir s’écouler des canaux de nos cheveux

comme le seau qui remonte hors du puits

La deuxième

Et si nous puisions trop peu d’eau, si elle ne suffisait pas

pour abreuver les grands arbres du jardin

nous arrosions les pots de basilic, les géraniums

et les rosiers, rouges coquillages terriens,

La quatrième

ou bien nous tirions l’eau à d’autres puits

car tous les puits de Dieu sont faits pour nous abreuver tous,

les enfants et le bétail, les citronniers et les rosiers,

pour arroser même les étoiles – parfois il nous est arrivé,

au soir tombant, quand nous restions sur le balcon avec notre seau,

de voir au-dessus de nous, entre les feuilles pointues des

          bigaradiers,

ou entre les minces branches des jasmins, les étoiles fleurir

et embaumer plus encore que les bigaradiers et les jasmins ;

La troisième

et c’était comme si nous-mêmes arrosions les étoiles ; et même,

          un soir

nous avons cueilli quelques étoiles, et nous les avons mises dans

          un verre,

sur le sable, pour voir quelle tête ferait notre homme en débarquant.

La deuxième

Mais lui, le pauvre, rentra si épuisé

que le sommeil le prit tout habillé, à la renverse, et la branche

          d’étoiles

éclaira sa moustache qui palpitait

comme un petit accordéon d’enfant, au coin d’une légende, à côté

          de chez nous.

Toutes ensemble

Le lendemain, à l’aube, nous sortions sur la grève

ramasser des algues pour les paillasses,

les planches des épaves pour le feu,

La sixième

et le feu était bon – il ne pensait pas aux noyés –

La cinquième

il réchauffait, il éclairait, le feu – il cuisait le repas – bon feu,

La sixième

sainte simplicité, sainte action pour nous et pour les autres

          – le feu

La deuxième

projetait au plafond l’ombre de la marmite, comme une lune

          large et noire,

La quatrième

projetait de biais sur le mur l’ombre du rouet comme une palissade

          de verger. Tout change, passe, s’éloigne.

La première

Les  légumes, les tomates, le poisson séché se changent en lait

La septième

et le lait en enfant, et l’enfant en bateau, et le bateau en voyage,

La quatrième

et tous naviguent sur la mer, s’en vont,

d’abord pour emporter des choses, puis pour s’en rapporter,

puis rien que pour naviguer – le voyage, toujours –

La sixième

enfin pour le seul souvenir du voyage – le souvenir, toujours –

comme si la vague seule les attirait, inconsciemment,

comme pour projeter le voyage entier dans le souvenir

et le souvenir dans le vent, involontairement,

comme s’écoulent notre souffle et notre sang.

Toutes ensemble

Tout s’éloigne, passe, change – le bois en feu qui brûle,

le feu en lumière et chaleur – que devient-il, le feu ? Où

          s’en va-t-il ?

Et de nous, qu’adviendra-t-il ? – marmite, lait, feu ? enfants,

          navires ? – nous le sommes devenues.

La cinquième

Ah ! Elle n’en finit pas cette chienne de vie – elle finit ;

          elle est finie ;

La septième

la lampe crépite – plus une goutte d’huile – notre cœur est fini.

La première

Ah ! notre cœur était fiché dans notre sein

comme l’œuf rouge dans le poing de la brioche pascale

et la brioche moisissait, mais pas l’œuf :

coupole rouge d’une petite église contant la Passion et la

          Résurrection –

La quatrième

C’était une grande coupole, notre cœur, décoré du Pantocrator

qui commande tout : meurtres, repentirs, grands cierges et

          ex-voto d’argent.

La troisième

Ah ! notre cœur ! c’était le grand eucalyptus de la cour :

les moineaux s’y juchent par milliers au crépuscule

et c’est comme un lustre pendu au milieu de la création,

flamboyant des mille cierges de leurs chants –

La deuxième

rivière verticale de ramages, l’eucalyptus –

La quatrième

mince église verdoyante, bâtie d’oiseaux et de feuilles

- à sa cime la croix d’or de l’étoile du soir

La sixième

Ah ! notre cœur ! c’était le clocher de la cathédrale

avec sa grande horloge égrenant solennellement les heures

avec ses cloches sonnant les deuils et les fêtes.

La première

L’horloge s’est arrêtée

La cinquième

les cloches sont tombées

La première

les heures ont perdu leur voix,

La septième

les fêtes et les deuils sont muets.

Toutes ensemble

Perdus, muets, - perdues, nous aussi,

tarie la source de notre œil – pétrifié l’œil

- deux pierres acérées, nos yeux, plantées dans le crâne

pour combler deux trous béants.

La septième

Et quand parfois tu essaies de battre la paupière,

tu entends battre la pierre dans son trou de pierre,

tu sens une autre douleur sèche

et l’humeur n’adoucit plus la plaie pétrifiée.

Toutes ensemble

Nous avons tout perdu, tout oublié, nous ne savons plus rien

          et ce que nous savons est inutile.

La troisième

A quoi bon ? Pour qui ? Comment ?

La cinquième

Nos filles, nos petites-filles et leurs filles ont tout appris et

          tout laissé,

La septième

elles ont appris d’autres choses, que nous ne savions pas, nous autres,

La cinquième

nouveaux plats, nouvelles habitudes, nouvelles robes, et broderies

La deuxième

Pourtant, n’est-ce pas la suite de ce qu’elles ont appris de nous ?

          Mais elles,

La première

ignorantes et dédaigneuses, les malheureuses, elles croient commencer

          le monde – oui, elles ne voient pas la continuation du monde,

La cinquième

et quand tu ne sais pas ce que tu dois aux autres, tu ne sais pas ce que tu

          as, ce que tu donnes,

la septième

et quand tu ne comptes pas avec les autres, tu ne sais pas ce que tu fais,

          ce que tu es,

La troisième

et quand tu ne sais pas ce que tu es, même si tu as tout, tu ne sers à rien,

          tu es seule,

La sixième

et quand tu es seule, tu n’es rien.

La quatrième

Seul l’échange est un pont où la vie passe en agitant au vent sa robe

          bariolée

comme un drapeau aux cinq vents qui gonflent les voiles des navires,

et voguent les voiliers – cà et là – comme au quinze août, au

          pèlerinage de Tinos.

La troisième

 

Où sont les fêtes maintenant ? – un grand silence marqué de petites

          croix

comme les traces laissées par les oiseaux de mer sur une immense

          grève.

La sixième

Ah !le silence est une solitude involontaire – une solitude surpeuplée,

La quatrième

une solitude amère comme la colline avec les oliviers au clair de lune,

La sixième

une solitude qui songe à parler, qui connaît la continuité du monde

La deuxième

et tout ce que font les autres, même quand c’est différent, c’est bien

          la suite de ce qu’ils ont appris de nous, - n’est-ce pas ?

La quatrième

Ah ! oui ! c’est la suite ! une bonne suite - bien à nous et pourtant

                    comme étrangère

quelque chose  qui t’enracine dans la terre et te déracine dans le temps

- je ne sais pas – la suite,

La sixième

comme lorsque tu prononces un mot et que d’autres viennent s’aligner

          d’eux – mêmes ; étrangers

ceux-là aussi étaient en toi – des mots à toi ? Prononcés par toi ? –tu

          admires

que tant de choses aient été en toi, sages, sérieuses, jolies,  sans que

          tu l’aies su.

La troisième

Oui, oui, comme lorsque s’allume une lueur, le soir, et qu’à sa suite,

          les autres fenêtres s’éclairent,

et la grève brille jusqu’au loin, chaîne dorée au clair de lune ;

La quatrième

comme lorsqu’un souvenir apparaît, et que d’autres, surgis derrière

          lui d’un pas léger,

te prennent par la main, t’entraînent hors de la maison, hors du temps,

La troisième

et te conduisent – où ne te conduiraient-ils  pas ! – vers ce que tu

          connais, vers l’inconnu,

et ce que tu connais, tu crois le voir pour la première fois ;

La sixième

comme un silence en suit un autre –

tu te tais une fois, deux fois, tu avales ta langue,

les mots se perdent – inutiles – la quiétude grandit,

La troisième

le geste de la main se perd – immobilité totale –

et le silence s’étale sur ta main comme l’ex-voto d’argent sur la

          main de la Vierge

et l’on ne sait plus ce qu’il y a sous l’argent –

La quatrième

Tu écoutes ta colère – tu la rumines doucement – tu la trouves

          savoureuse,

tu remâches ta peine, ta joie ou ton désir

et si enfin tu veux soudain dire un mot

ta langue est collée au silence, il est trop tard pour parler –

La troisième

L’heure est passée de la colère,

La sixième

l’heure de la confession,

La quatrième

l’heure de l’explication,

La deuxième

l’heure du désir.

La sixième

La langue est collée au silence comme la chair à l’os ;

c’est bien fini, avant la mort et au-delà,

c’est la parole tout entière qui n’a plus besoin d’être prononcée

          et s’arrête.

La deuxième

Mais parfois tu ne peux plus supporter le silence, avec son poids

          et sa légèreté

alors tu te mets à faire quelque chose – rien d’important –

La première

par exemple broder une toute petite fleur sur du satin jauni,

sur la couronne pendue au crucifix -  alors

nos filles et nos petites-filles, nos brus même, se penchent sur

          notre fleurette

La cinquième

et vantent notre habileté, nous appellent mains de fées,

La septième

elles trouvent même que notre fleurette embaume – et c’est vrai

          qu’elle embaume –

La sixième

Mais elles ne peuvent comprendre, les pauvres, d’où vient ce

          parfum – elles ne savent pas

combien de silence, de gémissements et de peine sont amassés

          sous chaque pétale,

La troisième

sous chaque courbe de pétale,

La deuxième

dans le pollen si finement brodé,

La sixième

dans cette ombre mauvaise qui coupe en deux la fleur,

comme si l’une des moitiés était dans l’ombre d’une feuille

          invisible,

La quatrième

et la feuille absente, elle est dessous, derrière,

elle sous-entend la broderie – mais cela, elles ne le comprennent pas,

La troisième

c’est pour cela que nous sourions d’un sourire doux comme

          le pardon,

La septième

pour cela que nous leur pardonnons et les conseillons encore,

La sixième

que nous trouvons une voix douce, à leur mesure, pour qu’elles

          ne s’effraient pas

et n’abandonnent pas avant la fin le travail qui, seul, peut les guider

jusqu’au profond silence dont nous  parlons sans connaître les mots

          qu’il faudrait,

La troisième

jusqu’à cette échelle – pas celle de la maison, ni celle de la terrasse,

La quatrième

l’autre, la grande échelle du jardin – grande comme l’échelle de Jacob,

La première

celle qui sert à monter aux grands arbres pour cueillir les fruits,

La deuxième

cette grande échelle où tu peux monter parfois,

non à l’heure de la récolte, lorsque brillent les fruits,

comme de pâles ou roses visages, entre les longues feuilles luisantes,

La cinquième

ni à l’heure de l’émondage ou de l’échenillage,

La sixième

mais à une heure nue, aveugle et vide,

La première

quand manquent les fruits et les feuilles,

La septième

quand les branches semblent des épées

La quatrième

et les arbres des filets de bois tendus vers l’immensité

La deuxième

comme les veines nues d’un vieil été, pendues au vent –

          alors tu montes jusqu’en haut de l’échelle

La troisième

sans savoir pourquoi, comme pour cueillir du vent et des nuages,

La sixième

et la feuille de ton corps tremble, là-haut, unique feuille du monde.

La quatrième

Et tu crains qu’on ne te voie là-haut, juchée comme un oiseau étrange,

La deuxième

qu’on ne voit tes ailes sous ton jupon (car tu as deux grandes ailes),

La troisième

qu’on ne te demande ce que tu fais là-haut (car tu ne saurais répondre)

La sixième

qu’on ne te prenne pour un saint ou un fou (car tu n’aurais pas de place

          parmi eux),

et pourtant tu grimpes.

La quatrième

Et les branches nues sont les fenêtres de la voute céleste –

La deuxième

tu colles ton front aux vitres et tu regardes à l’intérieur

          - tu ne vois rien,

La sixième

tu vois le ciel rond, profond et vert,

La quatrième

tu vois tout - tu ne vois rien,

La sixième

rien qu’un azur muet, bourdonnant de silence.

La deuxième

Alors comme un coupable tu redescends, prudemment,

La quatrième

coupable –  ta faute est grande, haute comme l’échelle où tu

          as grimpé

La sixième

coupable - comme si tu avais volé ta famille et que tu t’attendes

          à ce qu’on le découvre d’une minute à l’autre,

La troisième

coupable - comme si tu avais dit un grand mensonge et qu’on

          s’en rende  compte.

La deuxième

Tu regardes en arrière, si quelque trace d’azur ne te trahirait pas,

La quatrième

tu regardes par terre, si quelque plume tombée de tes ailes ne te

          démasquerait pas.

La troisième

Assez souvent, une plume tombe,

La quatrième

légère comme l’écume de la mer,

La troisième

légère comme la neige tiède,

La deuxième

légère comme la fleur du citronnier un soir de printemps,

La septième

légère comme l’oubli dans l’amertume,

La cinquième

quand le sommeil te prend au milieu des soucis – et t’emmène

          hors du temps

La première

et que la perte et l’absence et la mort paraissent des mensonges,

La septième

comme si jamais personne n’était venu, n’était parti – un éternel

          instant d’oubli et de sérénité.

La deuxième

Plume légère comme le jasmin – tu te penches, tu la ramasses

La sixième

et si quelqu’un te voit, tu l’examines d’un air indifférent et tu

          dis : « la poule blanche perd ses plumes – qu’est-ce qui lui

          arrive ? »

La troisième

ou bien : « une mouette a dû se poser sur le toit »,

La deuxième

ou : « ce sont les pigeons du père Anthime », et tu te tais.

Toutes ensemble

Se taire, se taire – que peut-on dire ? – miracle après miracle,

          le monde –

La première

se taire, se taire – le silence, tu l’entends mieux,

La cinquième

tu contemples mieux le bébé endormi,

La sixième

le mort, tu le vois tout entier,

La deuxième

Tais-toi, tais-toi, taisez-vous –

La cinquième

Qu’est-ce qu’elle y gagne la mer, à gémir et à hurler, à maudire

          et à débattre ? – qui l’entend ?

La deuxième

tu l’entends mieux quand elle se calme, quand elle se tait – alors,

          tu te souviens –

La quatrième

tu te rappelles qu’elle existe, comment elles est, comment elle

          hurle - tu te rappelles

les poissons qu’elle te donne, et le sel, et la souffrance, et les voyages,

La troisième

l’absence et le retour,

La sixième

la séparation et la soif de retrouvailles.

Toutes ensemble

Nous nous taisons, comme des coupables – coupables de quoi ? Nous

          n’avons rien volé, nous n’avons pas menti, 

nous avons seulement élevé un instant notre cœur au-dessus des

          quatre murs,

soustrait  aux soucis familiers, aux tentacules de la résignation,

levé un peu plus haut que notre nez,

un peu plus haut que notre front, afin qu’il nous éclaire  comme

          une étoile,

comme le phare et les deux fanaux sur la jetée, qui clignotent,

doré, rouge, vert, pour guider les navires, les nôtres

et ceux des étrangers,

La sixième

tous sont à nous, même les étrangers,

la deuxième

tout est bien à nous – quand nous élevons notre cœur plus haut

          que notre front,

La troisième

car jamais nous n’avons trahi notre famille,

La première

jamais nous n’avons oublié la marmite – toujours rentrées à temps,

avant que l’oignon brûle, que l’eau s’évapore,

La cinquième

avant que ne s’éteigne la lueur de confiance dans les yeux de nos

          enfants - nous rentrions

La septième

et le balai était notre ami, nous serrions sa main desséchée

et la flamme de l’âtre était notre fille chérie,

nous lui relevions sur la nuque ses lourdes nattes dorées.

Toutes ensemble

Et les plumes qui nous avaient poussé quand nous étions sur

          l’échelle

 - la grande échelle nue, inutile –

nous les avons cachés derrière le miroir,

avec les trois plumes de paon que notre fils aîné rapporta de

          son premier voyage.

La cinquième

Nous les avons abandonnées à la poussière, aux mouches

La quatrième

bruissant doucement au vent, comme le faire-part de noces d’un

          couple déjà mort,

La sixième

sans même songer à les oublier ou à s’en souvenir,

Toutes ensemble

Parfois pourtant, au crépuscule, quand personne n’était là,

l’un parti à la pêche, l’autre en voyage ou en soirée ou à se promener,

à ce moment, trop tôt pour allumer la lampe et trop tard pour

          raccommoder les chaussettes,

La quatrième

quand la moitié du jour est bleu foncé, l’autre violette et dorée,

- l’ombre se joint à la lumière, les rochers même deviennent

          transparents 

et la lune imprévue pend à la fenêtre,

La deuxième

Petite lune tranquille comme un feu éteint, comme un cri qui s’est tu,

La troisième

coquillage nacré, collé à la fenêtre,

qui auréole notre chambre, rend océane la maison,

La sixième

mystérieuse lune, pendue comme un anneau d’argent à une grande

          porte :

si tu tirais l’anneau, une sonnerie inconnue retentirait derrière la porte,

La quatrième

les verres tinteraient dans le vieux buffet, touchés par le doigt de la

          morte, 

La deuxième

les petites cuillères d’argent tressauteraient, comme les franges de la

          chasuble du pope,

La troisième

le grand pot de confiture de bigarade, comme un puits, pousserait

          un profond soupir,

La deuxième

dans les trous des vertes bigarades, le sucre cristallisé craquerait

comme craque parfois tout seul le plâtre des vieilles arcades.

La troisième

Ah ! ah ! la petite lune humide et cristalline

- comme une méduse, la lune nage vers la fenêtre avec ses tentacules

          de verre

et la maison comme engloutie, et nous comme noyées,

La quatrième

tranquilles, tranquilles, légères,

La sixième

noyées sans noyade, tranquilles,

La première

immobiles comme les vielles ancres tombées au fond de la mer

qui ne se soucient plus de retenir le navire, ne font plus d’efforts,

La troisième

les algues et les coquillages ont poussé dessus,

La deuxième

et les yeux ouverts des poissons les éclairent de milliers de lucioles

 émeraude, citron, rose, bleu cobalt

- alors un gros poisson violet, rayé d’or,

prend la place de la lampe, pendue au-dessus de la table,

et l’ombre se couche sous la table, luisante et noire

comme un grand phoque secouant de temps en temps ses moustaches.

Toutes ensemble

Alors soudain, tu entends s’assembler

les plumes poussiéreuses oubliées derrière le miroir,

bruissement d’ailes dans l’air immobile de la chambre,

comme si l’archange en sortant de l’icône redonnait vie à

          ses ailes d’azur engourdies,

La quatrième

comme si la Sainte Colombe, tenant dans son bec un petit

          plumeau de rayons,

balayait toute l’amertume de nos années – alors

La sixième

la ronde table basse de la maison, estompée dans le crépuscule,

devenait un large sceau de paix sur le pain béni du monde

Toutes ensemble

Bénie soit la vie, et bénie aussi la mort

qui nous ont conduites vers un tel moment – bénissons-les ;

sans plainte nous sommes venues, sans plainte nous partirons

          - sans plainte,

non pour ce que nous avons appris – qu’avons-nous appris ?

          mais pour ce que nous avons fait, combattu, changé.

La septième

Santé et joie à vous, nos enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants.

Toutes ensemble

La lune s’est levée. Nous allons rentrer. Salut à vous.

La cinquième

Vous, nos enfants, restez dehors. Le repas est prêt. A toute heure

          il est prêt. Le couvert toujours été mis.

Restez dehors. Cherchez, apprenez, agissez.

Toutes ensemble

Nous, venues ignorantes, repartons ignorantes. Heureuses.

Tout ce que nous avons appris – bien appris – c’est cela :

la mer ne se coupe pas en tranches, comme le pain, ne se

          partage pas,

entière elle est, entière elle te veut, entière elle te prend,

entier tu luttes avec elle, et tu la gagnes ou la perds tout

         entière.

La première

Tu ne la clôture pas de palissades, tu ne l’empales pas sur

          un pieu,

tu ne passes pas la bride entre ses dents fortes et blanches.

La sixième

La mer, elle est à tous – elle ne se divise pas, comme la terre,

elle abat les frontières, saute par-dessus

sans borne, elle circule librement par-dessous les limites –

Toutes ensemble

Salut à vous, nos enfants, recevez notre bénédiction, la mer, il

          faut la respecter,

ne laisser rien à moitié.

La septième

La mer ne se peut verrouiller, de clés ni d’os ;

les fleuves secrets la pénètrent, se saluent, échangent leurs eaux ;

dans les sombres canaux des profondeurs, vont et viennent les

          poissons,

La deuxième

de leurs yeux ronds, ils éclairent les forêts marines,

- passent et disparaissent au loin – qui sait où ? -

comme les pensées des hommes et leurs sentiments – tu ne sais

          d’où ils viennent ni où ils vont,

tu ne peux ni les retenir, ni les commander.

La cinquième

Entière est la mer, et de même la vie, elle ne se partage pas ;

entière tu la reçois et tu la donnes, entière elle reste

- et la mort même n’y peut rien – sa faux ne peut la morceler,

La quatrième

la vie lui prend sa lame pour se curer les dents,

La troisième

elle enlève une arête plantée entre deux molaires,

La deuxième

elle enlève les pépins de raisin et le brin de céleri collé contre

          la canine,

La quatrième

elle taille un petit bateau, jouet et apprentissage pour l’enfant.

La sixième

Elle taille un grand gouvernail pour une large main habile –

Toutes ensemble

Nos enfants nous ne les avons pas donnés à la mort,

nous les tenons en nous, à nouveau nous souffrons l’accouchement

et si c’est nous que la mort cherche à prendre, nous nous

          cramponnerons à la poignée

et notre main restera là, dehors, attaché à la porte,

La sixième

notre main avide, notre main généreuse,

La première

qu’elle au moins reste, même détachée du corps,

La septième

qu’elle au moins reste en vie, notre pauvre main, pour bouger,

          montrer, gesticuler,

La cinquième

attachée  à la porte, comme un battant de cloche, pour sonner

          un jour de fête éteint,

La quatrième

comme le long balancier de la vieille horloge qui retarde et sonne

          lentement, amèrement,

La troisième

ou qui, déréglée, avance et indique la nuit pendant le jour ;

La sixième

non ! non ! pour sonner juste- sans avance ni retard car la plus

          belle heure du monde

est l’heure juste, précise – sans avance ni retard,

celle qui marque le moment juste, la pensée juste, l’acte juste,

pour l’un comme pour l’autre et pour nous tous – l’heure commune

accordée, scellée par le sourire de tous,

par un sourire-pont qui permet à tous de passer

au-dessus de l’amertume et de la peur, au-dessus du mauvais ravin.

La deuxième

Notre main, sourire et pont, battant de cloche, balancier de l’horloge

          exacte

La première

pour sonner fort les demies et les heures,

La cinquième

pour sonner fort la vie, notre main pétrifiée dans la nuit

La septième

pour sonner une heure dans le temps infini,

La deuxième

une minute dans l’espace infini.

La première

Et nous, nous serons là, au milieu du pot à sel,

La cinquième

avec le sel blanc ramassé par nos vieilles mains dans les flaques

          des rochers, sous le grand soleil de l’été. Nous serons là

La première

dans les repas, mêlées au sel,

La septième

dans le ventre de nos enfants, mêlées au repas,

La sixième

dans le large ventre du monde avec toutes nos actions, avec tous

          nos enfants.

Toutes ensemble

Ah ! toi ! ma belle ! dame vie, dame mer,

Ah ! c’est bien, c’est bien : être mangées et demeurer entières

La sixième

et une fois mangées, avoir faim de leur faim

et grandir pour les rassasier, nous rassasier.

Toutes ensemble

Salut, nos enfants, recevez notre bénédiction !

Salut, nos enfants, bon jour et bon voyage !

La deuxième

Voyez, elle vient de ce côté, la capitaine, la Grise

Toutes ensemble

Salut à toi, capitaine !

La Grise

Salut à vous, les vieilles – que faites-vous là ?

Comptez-vous les étoiles et les navires qui passent ?

Bavardez-vous avec la lune, visionnaires ?

Toutes ensemble

Ni les étoiles, ni les navires – ils ont sombré ;

ni la lune –elle s’est obscurcie ;

nous disons seulement adieu au monde, capitaine.

La Grise

Allons ! notre heure n’est pas encore venue,

          nous avons bien des choses à faire encore,

nos mille enfants donnés,

mille navires partis,

mille mers apportées sur terre,

mille églises bâties,

mille milliers de cloches suspendues,

mille milliers de pains distribués,

l’huile de la baleine donnée à moitié prix,

la lame gardée toute entière

et la figure de proue du navire – c’est nous qui l’avons sculptée

et quand le navire a vieilli, nous l’avons portée, comme la sainte

          croix,

nous l’avons mise dans le jardin entre les arbres,

 

les arbres sont des navires qui nous font voguer

et la figure est une icône, elle fend le vent,

nous lui récitons nos prières, elle nous entend,

 

au beau milieu du chemin, étourdies, nous ne nous arrêtons pas,

nous ne faisons obstacle à personne,

sauf à celui qui nous barre la route,

 

de notre vieillesse, nous faisons bon voyage,

il reste du lait dans nos seins,

des pièces d’or nouées dans notre grand mouchoir noir

et nous avons beaucoup à dire encore, beaucoup à conseiller,

nous autres, les vieilles capitaines,

et nous exigeons le respect des jeunes capitaines –

avec les deux dernières dents d’or qui nous restent

nous pouvons tout mâcher encore

et parler jusqu’à ce qu’elle fondent dans notre bouche.

 

Toutes ensemble

Nous avons bien des choses à dire encore, et de pain  à manger,

avant de mordre notre dernière balle

pour le cœur de la mort. Salut à vous, enfants, et bon voyage !

 

 

Les dernières lueurs du couchant s’éteignent soudain. La lune

s’est cachée entre les nuages. Obscurité. Un bateau approche.

Comme si l’on déchirait une lourde soierie. On descend la

passerelle. Lumières, bourriches, filets, sacs, air salé, larges

pas, voix profondes. Les marins sautent à terre. Ils saluent

respectueusement les vieilles. Ce ne sont ni leurs maris, ni

leurs fils, ni leurs petits-fils . Un vieux boiteux pose une lampe-

tempête sur la grève. Les vieilles disparaissent comme un

cortège d’ombres dans la nuit faiblement éclairée par les

lumières des navires. Un moment, la capitaine Grise a

retenu son pas. On entend le sifflement d’un bateau. Soudain,

la capitaine disparaît comme si le sifflement l’avait escamotée…

Calme profond comme celui des profondeurs. Aux réverbères

du quai, au lieu de flammes tremblent de longs poissons

lumineux et dorés, rayés de bleu. Quelqu’un dit « bonsoir ».

Puis de nouveau, humide, profonde, une immense paix.

 

Samos, septembre, 1958                   

 

Traduit du grec par Bruno Roy

Editions Fata morgana, 1978

Du même auteur :

Le désespoir de Pénélope (10/11/2014)

Crépuscule (17/02/2021)

« Maisons blanches... » (17/02/2022)

« Les hommes continuent d’avancer ainsi... » (17/02/2023)

Hélène (1) 17/02/2024)

 

Commentaires
Le bar à poèmes
Archives
Newsletter
108 abonnés